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DIAL 2744

HAITI - Pourquoi Aristide est-il parti à ce moment-là ?

Marc-Arthur Fils-Aimé

mercredi 1er septembre 2004, mis en ligne par Dial, Marc-Arthur Fils-Aimé

Marc-Arthur Fils-Aimé, directeur général de l’Institut culturel Karl Lévêque (Haïti), analyse la conjoncture particulière ayant donné lieu au départ d’Aristide et à l’arrivée d’une force multinationale en Haïti. Il prolonge son analyse par la prise en compte des « pratiques lavalassiennes » actuelles (du nom du parti d’Aristide : lavalas), le développement de l’insécurité, la politique du premier ministre actuel et la perspective des prochaines élections. Texte envoyé par l’auteur, daté du 5 juillet 2004.


Le 29 février 2004, tôt dans la matinée, la rumeur courait que le président Aristide avait démissionné de ses fonctions constitutionnelles et avait repris le chemin de l’exil, une nouvelle qui s’est finalement confirmée au cours de la journée. La façon dont l’ancien dictateur a quitté le pouvoir a interpellé plus d’un. Certains auraient aimé accorder à la forme une prédominance sur le fond, c’est-à-dire s’acharner à dénoncer la méthode appliquée par les forces françaises et américaines pour contraindre un président de la République, dit légitime, à renoncer à ses privilèges légaux. D’autres, au contraire, ont applaudi des deux mains à cette intrusion puisque, pour eux, le départ d’Aristide prévalait sur toute autre considération.

Ni la forme, ni le fond ne sauraient nous laisser indifférents. Car nous savons bien que c’est le caractère et la nature du pouvoir lavalas et du système socio-politique et économique qu’il représentait qui a facilité la tâche à l’Elysée et à la Maison Blanche. C’est la soumission traditionnelle de la plupart de nos chefs d’Etat vis-à-vis de ces gouvernements qui leur a permis de s’introduire avec une telle arrogance dans les affaires d’un pays, nonobstant sa dimension géographique. Cette précision, à valeur de précaution, s’avère nécessaire pour mieux apprécier notre point de vue sur cette conjoncture qui cache tant d’incertitudes.

La bipolarité qui opposait le régime lavalas aux forces politiques traditionnelles et à l’auto-proclamée société civile encadrée par « le groupe des 184 » [1], demeure aujourd’hui présente avec un renversement des rôles. L’ancienne opposition appuie le pouvoir des occupants, même si elle lui applique quelques coups de griffes ponctuels, et cède sa place à Aristide et à ses partisans qui refusent de désarmer, malgré toutes les preuves de malversation et de crimes reconnues à l’endroit d’Aristide lui-même et d’un nombre important de ses plus proches collaborateurs. Plusieurs d’entre eux se trouvent dans le collimateur de la justice américaine pour trafic de drogue. Les classes dominantes persistent à ignorer l’existence d’un camp alternatif qui accompagne les masses populaires et qui malheureusement n’est pas encore arrivé à se relever de ses faiblesses structurelle et idéologique.

Le moment du départ d’Aristide

La mobilisation anti-Aristide déclenchée par certaines Facultés de l’Université d’Etat pour des raisons d’abord académiques, et de plus en plus politiques ensuite, avait gagné du terrain. Elle avait atteint une proportion vraiment inquiétante pour le régime quand la bourgeoisie pro-néolibérale sous le leadership de la direction du groupe des 184 a soutiré aux étudiants l’initiative de la lutte ouverte pour se l’approprier. La classe politique traditionnelle qui languissait dans des tractations sans fin avec le pouvoir et ladite communauté internationale y a trouvé une bouffée d’air pour se remettre de sa léthargie et embrasser, quoique toujours à la remorque, le slogan réclamant le départ inconditionnel du président Aristide.

Pourtant, celui-ci, malgré certains écarts relatifs aux vertus de la démocratie libérale, n’avait jamais démérité aux yeux des puissances financières et politiques. Il avait reçu leur appui jusqu’au coup fatal. La montée de l’anti-Aristide qui, même au sein de ses bases sociales traditionnelles, avait touché un niveau inquiétant, a dû les forcer à se débarrasser de celui qu’elles avaient bel et bien dompté avec le coup d’Etat de septembre 1991. Face aux « chimères » qui semaient la terreur surtout dans les grandes villes en n’épargnant même pas l’enceinte des hôpitaux privés et publics, se dressaient deux camps parallèles.

 D‘un côté, des groupes d’étudiants minoritaires qui, tout en radicalisant progressivement leurs revendications, recueillaient des vagues successives de sympathie populaire grâce à la cohérence de leurs discours et de leurs positions.

 De l’autre, ladite société civile et les partis politiques traditionnels qui vacillaient entre le départ immédiat du président et la négociation. Ils attendaient tout du Département d’Etat américain qui, en réalité, ne s’attache en première instance qu’à la protection de ses intérêts stratégiques et à la réélection du président Bush.

C’est dans cette perspective que les penseurs du gouvernement américain ont inventé le spectre des anciens militaires qu’ils ont tout de suite abandonnés à leur triste sort, pour maintenir un contrôle exclusif sur la situation et la redresser selon leurs propres scénarios. Une fois de plus, la lutte du peuple a été contenue comme en 1986 quand les classes dominantes haïtiennes et étrangères, de concert avec la hiérarchie de l’Eglise catholique, s’entendirent pour exiger de Jean-Claude Duvalier l’acceptation du chemin de l’exil.

Ainsi Haïti est-elle parvenue à vivre sa troisième occupation officielle. En général, la plupart de nos dirigeants se sont toujours soumis aux dictats des puissances occidentales notamment, depuis 1915, des Etats-Unis d’Amérique. Cependant, l’occupation devient plus flagrante, comme c’en est le cas aujourd’hui, quand les forces étrangères, montées sur des chars de guerre, patrouillent les rues de nos villes et les sentiers de nos mornes, étalent leur mainmise sur toutes les institutions étatiques, et s’octroient le rôle et la durée de leur mission. La force multinationale commandée par les Américains s’attribuait la tâche de protéger ses ressortissants et leurs biens. La sécurité des Haïtiens qui passe en grande partie par le désarmement, comme en 1994, ne les intéressait pas. Le transfert de responsabilité de l’occupation, ce 24 juin, aux troupes de l’ONU, appelée « Mission des Nations unies de stabilisation en Haïti (MINUSTHA) » sous le commandement du général brésilien Augusto Heleno, ne garantit pas non plus la protection des fils et filles du pays. Cette mission de six mois renouvelable coûterait la rondelette somme de deux-cent cinquante millions de dollars. On peut s’imaginer les bienfaits que cet argent aurait rapportés en effectifs et en matériels à la police locale restructurée. Ce désarmement indispensable pour une bonne gouvernance nationale est même tourné en dérision par le président social-démocrate Lula Da Silva. En effet, celui-ci offre à la population haïtienne une superbe partie de football [2] avec ses meilleures vedettes pour recueillir au stade les quelque 30 000 armes illégales, d’après certaines estimations, qui circulent dans les villes comme à la campagne.

Une nouvelle conjoncture dans la mouture lavalassienne

Cette conjoncture, qui néanmoins, présente certaines caractéristiques spécifiques dont profitent les politiciens avides de pouvoir pour ignorer cette occupation, se déroule dans une mouture lavalasienne. Il faut se rappeler que l’équipe d’Aristide et l’opposition officielle la demandaient, chacune de son côté avec son agenda propre, et pour des raisons tactiques différentes qui correspondaient à ses intérêts politiques à court terme. Le pouvoir qui réclamait la stabilité des rues la souhaitait dans l’immédiat pour assurer sa maintenance au timon des affaires de la nation. L’autre qui craignait que le pouvoir n’en profitât exclusivement, l’espérait après le départ du président pour garantir ainsi sa sécurité post-aristidienne.

La conséquence de cette distinction qui a l’air d’une simple préoccupation temporelle, se traduit sur le terrain par l’appréciation que chaque camp fait de la présence des militaires étrangers sur le sol national.

L’ex-président Aristide, ses supporteurs et même un certain courant anti-impérialiste au niveau international dénoncent les acteurs étrangers comme ceux qui ont kidnappé le premier dirigeant d’un pouvoir constitutionnel d’un Etat souverain et l’ont obligé à abandonner ce pouvoir et son pays. Aristide avec toute cette fortune qu’il détient, nourrit cette idée qui continue de fourvoyer à travers le monde, notamment aux Etats-Unis d’Amérique, au Québec et dans tout le Canada, des partis politiques, des institutions et des personnalités anti-impérialistes notoires comme Chomsky. Le soutien inébranlable jusqu’à présent du CARICOM, n’entre pas dans cette logique et mérite d’autres explications plutôt d’ordre para-idéologique.

Cette propagande qui a un arrière-fond de vérité se répercute sur le terrain et encourage des partisans du gouvernement déchu qui s’expriment par des pratiques lavalassiennes courantes telles que des assassinats, des incendies, des viols, des kidnappings et par toutes sortes de manœuvres déloyales. Ces activités malhonnêtes, à côté de manifestations de rues musclées qu’ils organisent, sont susceptibles de déstabiliser le pouvoir en place.

La nouvelle équipe dirigeante que le gouvernement américain a léguée au pays a aussi prêté le flanc à toute la démagogie aristidienne. Sa lenteur à prendre des mesures administratives urgentes et l’opacité de ses engagements envers la nation constituent des points faibles et invitent à croire qu’elle navigue à vue. La mise à l’index du Conseil des Sages - cette structure de surveillance du pouvoir acceptée dans un protocole d’accord pour compenser le Parlement caduc d’Aristide – et une très grande amélioration du courant électrique grâce à un contrat signé avec une compagnie étrangère sans offre d’emploi connue, à la manière d’Aristide, peuvent être retenues parmi les preuves de cette opacité. L’arrestation parfois impromptue de quelques personnages lavalassiens de marque, comme Yvon Nepturne, l’ancien premier ministre et lieutenant fidèle d’Aristide, ne signifie nullement ni un progrès au sein de l’appareil judiciaire, ni le procès de l’ancien régime dont toute la structure demeure presque intacte. La cherté de la vie paralyse davantage les petites et moyennes bourses malgré une stabilité de la monnaie locale.

Déjà, la responsable du ministère du commerce a déclaré que sa politique portera davantage à combattre le chômage plutôt qu’à réagir sur les prix très souvent artificiels affichés sur les produits de première nécessité pour lesquels nous devenons de plus en plus dépendants de l’étranger. Pour madame la ministre, c’est la seule façon de contribuer à améliorer le sort des gens. Pourtant, Haïti, pour la première fois de son Histoire, est devenue aussi tributaire du commerce externe. Elle achète de l’étranger 49% et produit 44% de ses biens destinés à sa consommation alimentaire. Contrai-rement à l’offensive menée par les néolibéraux qui veulent démontrer que le nouveau destin d’Haïti réside dans les zones franches et la sous-traitance, cette donnée tirée des statistiques officielles nous apprend que nos terres recèlent encore beaucoup de potentialité. Les autres 7% concernent l’aide étrangère.
Les barrières douanières libres qui nous sont imposées par le FMI et que nos dirigeants ont acceptées, participent davantage à la destruction de la production nationale. Aucune politique n’y est consacrée. L’Etat haïtien alloue 2% de son budget national, et le secteur bancaire privé à peine 1% de son système de crédit, à l’agriculture. Comment arriverait-on à l’objectif de redresser l’assiette fiscale et économique du pays avec le taux de plus de 75% de chômage ? La classe politique et la bourgeoisie qui ont toujours leurs yeux fixés sur l’aide et l’investissement internationaux se sont toujours montrées dépourvues d’esprit d’initiative positif et incapables de créer un nombre suffisant d’emplois pour lancer le pays sur la voie du développement.

L’insécurité

Quant à l’insécurité qui s’exprime sous des formes diverses avec un accent prononcé porté ces derniers jours sur le kidnapping, et qui immobilise presque toutes les couches sociales, il s’avère nécessaire d’y apporter un certain éclaircissement.

Le phénomène de l’insécurité repose sur deux piliers distincts intimement liés. Il revêt un aspect structurel et participe, dans ses formes et méthodes actuelles, de la violence au niveau mondial ; une violence que le système capitaliste par ses mesures anti-sociales néolibérales favorise. Montréal, par exemple, qui naguère était considéré comme un havre de paix, abrite aujourd’hui des quartiers à risque. Par exemple le quartier Hochelaga-Maisonneuve dont le tissu social est défavorisé, est caractérisé par des vols de voitures ou dans les domiciles. Bien sûr, c’est loin des difficultés que vit New-York. Le phénomène est aussi alimenté, dans son aspect conjoncturel, par Aristide qui, quelque 48 heures avant son exil, avait demandé à ses partisans de « faire du jour et de la nuit une seule et même chose » et par les anciens militaires lourdement armés. Leur présence perturbe les autorités qui hésitent à s’en débarrasser ou à les utiliser sous d’autres formes.

Le duo formé du président Boniface Alexandre et du premier ministre François Latortue prolonge sans fard les tentacules du néolibéralisme, non seulement en appliquant les mesures déjà existantes, mais surtout en préparant le Cadre de coopération intérimaire (le CCI), un plan antipopulaire qui vise à hypothéquer pour plusieurs décennies l’avenir de la nation haïtienne. Une brochette de près de deux cent-cinquante experts haïtiens et étrangers ont émargé au budget du PNUD d’environ deux millions de dollars US pour produire cette énième étude sur Haïti. La mission principale de ce gouvernement est d’approfondir les mesures anti-populaires d’Aristide et de tracer la voie au prochain pouvoir qui sera issu des élections, apparaît claire.

Et l’opposition ?

Les autres courants du secteur politique traditionnel croient en la mansuétude des forces multinationales et dénient dans leur présence tout caractère d’occupation. Ils considèrent cette intervention comme un geste caritatif de la communauté internationale visant à sauver le pays de son état délétère. L’insécurité qui pourra affecter leur prochaine campagne électorale demeure leur principale inquiétude.

Cette nébuleuse de partis, avec un recentrage de ces principaux partis vers la social-démocratie (OPL, PANPRA, KONAKROM) véhiculent un seul et même discours qui, malgré certaines dissensions secondaires internes pour des postes de visibilité, présentent le gouvernement actuel comme une équipe technique sans attachement idéologique identifié. Celui-ci aurait pour tâches essentielles d’épurer le pays des bévues lavalasiennes et d’organiser des élections libres, honnêtes et démocratiques dans un délai ne dépassant pas la fin de l’année 2005. Pourtant, l’affinité avec le néolibéralisme de la plupart de ses membres qui assument une transition hautement politique et idéologique, n’est un secret pour personne.

Les élections et les luttes intestines

Les élections qui auront lieu bientôt doivent déjà retenir notre attention. Les luttes intestines, que la fièvre électorale, en plus de l’entre-déchirement des lavalassiens pro et anti-élection, réintroduira dans les différents milieux du pays, vont s’intensifier. Les partis politiques en course ne sont pas vraiment ancrés dans la population et les organisations populaires leur serviront de terrain privilégié pour atteindre leurs objectifs. La misère grandissante qui touche de plus en plus de couches sociales, même celles qui s’en trouvaient naguère à l’abri, pavera la route aux candidats traditionnels pour tromper les plus émotifs et gagner leur vote.

Ce résumé succinct de l’atmosphère politique générale nous invite à comprendre que la situation de misère presque absolue dans laquelle croupit la grande majorité de la population haïtienne en général et les organisations populaires en particulier, ne va pas changer. Quand on analyse l’impunité qui règne dans toute l’Amérique latine après des années de répression sauvage des militaires, quand on assiste à une intensification de la pauvreté même dans des pays où celle-ci semblait éradiquée malgré des taux de croissance positifs de leur PIB, nous sommes persuadés que ces paramètres sont inhérents à la politique mondiale des multinationales. Cela explique pourquoi l’appareil politique, administratif et répressif d’Aristide qui d’ailleurs n’était autre que le prolongement de celui de Duvalier ou en un mot du système dominant, demeure actif. Si Aristide et ses fidèles alliés comme nous, dénoncent l’occupation, nous ne partageons nullement les mêmes objectifs et rejetons toute tentative d’amalgame et d’alliance. Si pour eux, ils visent à un retour au pouvoir pour prolonger leurs méfaits, nous, nous luttons pour accompagner les masses populaires à construire une Haïti meilleure.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2744.
 Texte (français) envoyé par l’auteur et daté du 5 juillet 2004.

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[1Regroupement d’organisations non étatiques.

[2Allusion aux centaines de ballons de football envoyés par le Brésil en Haïti en symbole de paix.

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