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DIAL 2988

PÉROU - Situation des employées de maison dans la ville de Cuzco

Rocío Silva Santisteban

samedi 1er mars 2008, mis en ligne par Dial

Dial avait déjà publié en 2002 un article sur ce thème (cf. DIAL 2525 - « PÉROU - La situation des employées de maison : de la soumission à la résistance »). Ce nouveau texte prolonge et complète l’article précédent en centrant le propos sur la situation dans une ville, Cuzco. Ce texte de Rocío Silva Santisteban est le premier d’une série de deux reportages – le deuxième portait sur les villes de Piura et Lima – publiés en mars 2007 dans Ideele, la revue de l’Institut de défense légale, basé à Lima.


Quand ma mère a inspecté pour la première fois devant moi le baluchon d’une domestique sur le départ, cela ne m’a pas perturbé. « Baluchon », c’est beaucoup dire pour décrire ce paquet de nippes qu’elle tenait dans sa main. Derrière le fauteuil, du haut de mes huit ans, j’observais la scène. Elle a déposé timidement ses affaires une à une devant nous : chemises, pyjama, sous-vêtements. Ma mère me regardait et m’a dit : « Elle pourrait emporter quelque chose. » Trois femmes dans une petite pièce et un acte d’humiliation qui pèse encore sur ma conscience : ma mère en train de s’en prendre à la personne la plus faible qui soit, une domestique qui, enceinte, partait pour ne jamais revenir.

Dans une société aussi terriblement injuste que la société péruvienne, la discrimination et la ségrégation s’apprennent au berceau. Le racisme et l’exclusion se transmettent de père en fils et, pour cette raison même, deviennent « naturels » avec une spontanéité qui devrait nous interpeller. Le cas des plages d’Asia [1] a permis que cette situation cachée sorte à la lumière, et que ministres et enquêteurs s’en saisissent. Plus précisément, selon la dernière enquête de l’Université de Lima (février 2007), 87,9% des Liméniens considèrent que les employées de maison font l’objet de discrimination (discrimination grave pour 41,8% et assez grave pour 46,1%). Les secteurs C et D en sont les plus conscients mais disons que, dans l’ensemble, le phénomène est connu chez les personnes des deux sexes et indépendamment de leur statut social. Voilà un constat encourageant vu que, pendant de nombreuses années – peut-être jusqu’à l’incident des discothèques [2] –, le racisme et la ségrégation passaient « naturellement » pour des éléments incontournables de la situation sociale.

Mais la société a franchi un pas important face à ce problème : elle reconnaît désormais qu’il existe. Jusqu’à récemment, les employées de maison en uniforme qui promenaient le chien de leurs patrons étaient pour ainsi dire invisibles. Garabombo revient (« Garabombo l’homme invisible » est un Indien qui fait partie des personnages des romans de Manuel Scorza) transformé en femme de la campagne toujours tenue à l’écart. Et, comme l’explique Marisol de la Cadena, l’importance prise par la discrimination raciale s’explique précisément, entre autres, par sa négation. Nier l’évidence et rétablir des relations féodales de servitude, telle a été la réaction des employeurs ; « courber l’échine » en signe d’asservissement a été, il faut le dire aussi, la manière de survivre des employées, même si aujourd’hui beaucoup assument leur identité en mettant de côté les stigmates de leur condition de bonnes ou de servantes.

Cuzco, ville impériale

« Je ne suis pas une domestique ; les chiens et les chats sont domestiques. Nous, nous sommes des employées de maison », déclare Natalia Quispe Valeriano, secrétaire chargée de la défense au Syndicat des employées de maison de Cuzco, fondé en 1972. Bien que leurs conditions de travail se soient relativement améliorées depuis lors, les femmes, mais surtout les filles employées à ces tâches, sont toujours exploitées et maltraitées. L’« éducation de nos protégées », euphémisme qui dissimule une vraie exploitation des enfants, sert aujourd’hui d’excuse à l’esclavage. « J’ai commencé à travailler à 5 ans, toute petite ; j’aidais à faire la cuisine pour dix personnes. La journée débutait à 4 heures 30 du matin », se souvient Natalia. Elle a une fille de 11 ans qui vit avec elle, dans la maison où elle travaille. Je gagne 150 soles par mois mais le plus important, ce n’est pas l’argent, c’est la façon dont on me traite, dont on me considère. »

À Cuzco, les employées de maison commencent très jeunes, à cinq ou six ans. « Mais que peut faire une gamine de six ans ? », ai-je demandé ingénument à Vittoria Savio, directrice de Yanapanakusun, établissement qui abrite un collège, un centre d’accueil et plusieurs ateliers pour les filles domestiques qui échappent, par hasard, à leur destin. Après avoir exhalé la fumée de sa troisième cigarette, elle m’explique posément : « Une fille peut faire plusieurs choses : éplucher les pommes de terre, balayer plus ou moins la cuisine, donner à manger aux petits animaux domestiques, décrotter les chiens, jouer avec les enfants et faire leur lessive. Elle vit dans l’esclavage sans pouvoir se plaindre à quiconque. » Carmen Escalante, anthropologue, coauteur du témoignage sur Gregorio Condori Mamani, se souvient : « Un observateur de l’Organisation internationale du travail (OIT), d’origine cubaine, n’en croyait pas non plus ses yeux… Nous nous sommes rendus au foyer de jeunes filles Vicenta María. L’une d’entre elles travaillait dans un restaurant de poisson de Pomacanchi. A la suite de la mort de sa mère, son père l’avait abandonnée pour refaire sa vie. Elle devait éplucher une quantité énorme de pommes de terre chaque jour et elle avait des cicatrices plein la main. La gérante du restaurant se souciait peu de ses coupures. Elle était livrée à elle-même et elle devait s’estimer heureuse qu’on lui donne à manger. »

C’est exactement ce que pensent les patronnes des filles employées : elles font une bonne œuvre. Briseida est née il y a six ans et ne parle pas espagnol. Elle a une cicatrice au front ; mais, à la différence d’Harry Potter, c’est la marque d’une histoire qu’elle n’aura pas envie de se rappeler plus tard. Ici, il n’y a pas de magie, seulement une patronne qui, vêtue d’un tablier, lui a coupé les tresses et donné un pantalon neuf pour qu’elle puisse transporter l’eau sans problème. Briseida – c’est ainsi que s’appelait l’esclave d’Agamemnon ! – aura au fond du cœur l’espérance d’être sortie de Paucartambo, quartier d’une pauvreté extrême, et l’illusion que sa patronne l’enverra au collège pour qu’elle apprenne à lire. « C’est généralement impossible », fait remarquer Carmen Escalante, « parce que, pour cela, il faudrait emmener et aller chercher ces enfants à l’école, ou avoir quelqu’un qui s’en charge. Mais aussi parce que l’enseignement se donne en espagnol, et comme ces filles parlent quechua, les employeurs disent “Quelles commencent par apprendre l’espagnol” sans leur donner aucune éducation. » C’est un cercle vicieux.

C’est parce qu’ils sont pauvres que les parents de Briseida et d’autres gamines dans le même cas les emmènent à Cuzco ou à d’autres villes de province, ou bien qu’ils les « recommandent » à des policiers, des enseignantes rurales, des ingénieurs ou d’autres personnes qui font le déplacement entre ville et campagne. « Un collègue de l’ethnie q’ero nous a amené sa fille et on lui a dit “tu ne dois pas la laisser, garde-la avec toi, ici les filles sont traitées comme des esclaves”, mais il était au bord du désespoir », se souvient Carmen Escalante. À Cuzco, les familles de maigres ressources économiques dont le budget ne leur permet pas de payer un salaire, même de 50 nouveaux soles, sont celles chez qui l’on trouve des filles de cinq à 12 ans travaillant dans les maisons. […]

Les touristes qui viennent le dimanche au marché de Pisac n’ont pas la moindre idée des moyens qu’utilisent ces jeunes marchandes d’artisanat pour se sortir de la pauvreté. Raimunda Colloqui ne peut retenir ses larmes quand elle nous raconte son parcours : quand elle avait sept ans, une cousine de son père l’a emmenée à Lima travailler « dans une maison ». À 11 ans, elle s’échappe de son travail à San Juan de Miraflores et rentre chez elle à Pisac ; mais sa mère la confie à sa tante et elle se retrouve à Lima, où elle travaillera jusqu’à l’âge de 15 ans pouvoir étudier. Elle s’échappe de nouveau et retourne à Cuzco, où elle termine ses études secondaires. Aujourd’hui, elle dirige une émission de radio pour les employées de maison : « Notre auditoire se compose majoritairement de travailleuses », explique-t-elle. « Dans notre émission, nous abordons tous les sujets, et nous ne parlons pas seulement des employées de maison, même si c’est le sujet principal. » Raimunda insiste : il faut témoigner des souffrances subies parce que « oui, j’ai souffert, j’ai pleuré, mais j’ai appris beaucoup de choses. Et ça, il faut le dire, pour que nos compagnes de sort, mais aussi les garçons, le sachent. »

Des chiffres qui font froid dans le dos

Marleni Palomino s’occupe d’un programme de l’OIT et du Centre Bartolomé de las Casas qui a pour objet de mettre un terme au travail des enfants. Une enquête a été réalisée en 2006 à Cuzco auprès d’un échantillon de 289 employés de maison des deux sexes âgés de 6 à 17 ans, enquête dont les résultats confirment nos observations. Les relations de travail se tissent entre personnes d’une même famille : les enfants des campagnes sont tirés de chez eux par leurs parents (20%), et commencent à travailler parce qu’ils croient qu’il leur sera plus facile de faire des études (39%) ou parce qu’ils doivent gagner leur vie (13%). Mais aussi, pour beaucoup (11%), c’est un moyen de fuir la violence familiale.

Selon le dernier recensement (2005) de l’Institut national de la statistique et de l’informatique (INEI), les « employés ou employées de maison » sont considérés comme des proches parents vivant dans le cadre familial. A Cuzco, on dénombre 10 149 employés de maison âgés de 6 à 80 ans. La majorité sont du sexe féminin (7 299), mais on compte une forte proportion d’hommes (28%) par comparaison avec Lima (6%). Dans le département de Cuzco, 215 enfants de 6 à 8 ans ont été recensés (218 à Lima), et la majorité (2 380) ont entre 13 et 17 ans. À Lima, la majorité ont une vingtaine d’années (5 329). La plupart des employés de maison de Cuzco n’ont pas terminé leurs études secondaires (2 577) et une proportion importante d’entre eux (16%) n’ont pas fait d’études du tout. De même, 63% n’ont jamais fréquenté l’école.

Histoire d’un syndicat

Cristina Goutet nous explique que le Syndicat des employées de maison a présenté à la Municipalité de Cuzco une proposition pour être associé à la discussion du budget participatif, et qu’il espère avoir plus d’impact à l’avenir, surtout concernant la réglementation de lois qui ne bénéficient pas aux travailleuses. « Selon la législation actuelle, elles ont droit à 15 jours de vacances, alors que les autres travailleurs ont droit à un mois. Pourquoi ? La loi ne prévoit pas de salaire minimum, ce qui permet à la patronne de dire : “Je ne peux pas te payer parce que tu es comme ma fille et que, chez moi, tu ne manques de rien”, en lui donnant ses vieux vêtements », précise Cristina Goutet. Cette dernière, conseillère du syndicat, est aussi l’auteur du livre intitulé Se necesita muchacha (Basta, dans la première version), qu’elle a publié il y a 20 ans chez Fondo de Cultura Económica au Mexique sous le pseudonyme « Ana Gutiérrez ».

Le syndicat de Cuzco, créé à l’initiative d’Egidia Laime – décédée peu de temps après –, a compté beaucoup d’adhérentes. Il a ensuite connu un déclin, comme le reste du système syndical péruvien : actuellement, il compte 120 sections locales. « Le syndicat est sacré, parce qu’il est né des larmes des travailleuses, des coups subis », affirme Egidia dans l’ouvrage de Cristina Goutet. Aujourd’hui, la présence de Casimira Rodríguez, originaire de Cochabamba, comme ministre de la Justice dans le premier cabinet d’Evo Morales montre que les employées de maison ont autre chose à apporter : « Je sais que beaucoup ne pourront supporter de voir assis à leurs côtés une ministre indienne en vêtements traditionnels. Mais c’est contre cela que nous devons lutter : contre la discrimination », a déclaré la ministre.

« Non seulement faut-il faire connaître leurs droits aux travailleuses, mais aussi sensibiliser les employeuses sur la question », affirme Carmen Escalante, qui souligne la nécessité d’une action sur ces deux fronts. « Comme les travailleuses sont des enfants, parfois elles ignorent même qu’elles ne doivent pas accepter qu’on leur donne les restes du repas », ajoute-t-elle. Marleni Palomino, du Centre Bartolomé de las Casas, est claire : « Si l’État n’assume pas les responsabilités et les fonctions qui sont les siennes (pouvoirs de justice et de police), ce ne sera jamais possible. A Cuzco, les services de défense des enfants et des adolescents font du bon travail mais, ailleurs, les gens ne se déplacent même pas au domicile quand on leur signale des mauvais traitements », dénonce-t-elle.

L’OIT a engagé à Cuzco une action d’élimination du travail des enfants dont la deuxième phase se terminera dans quelques mois, et pour l’instant il est indispensable de ne pas laisser ces enfants sans soutien. « Souvent, nous servons de faire-valoir aux ONG. Elles mènent des actions mais, en réalité, dans la pratique, elles ont tendance à nous marginaliser », rapporte Natalia Quispe Victoriano, assise dans la cour de la Maison de l’agriculteur. Le ressentiment à l’encontre des employeuses, même de celles qui sont engagées, joue aussi un rôle là où exclusion et soumission se mêlent.

De plus en plus de victimes

Selon une de nos sources, il existe un réseau de trafiquants d’enfants employés de maison qui agit au su de la police et des services de défense des mineurs, réseau composé d’enseignants des campagnes et de policiers. « Ils les font venir de différents endroits en les trompant, en leur disant qu’ils vont gagner de l’argent et étudier. Je ne sais pas s’il y a des intermédiaires, des versements occultes, ou si tout cela est dû à l’indifférence des autorités », explique notre informateur. Et d’ajouter : « Le problème est que nous n’avons pas de preuves et, pour cette raison, nous ne pouvons accuser personne. »

Les garçons qui habitent sur place sont aussi fréquemment victimes d’abus sexuels – héritage du machisme caractérisant les relations féodales instaurées par le patron de l’hacienda qui s’estimait propriétaire du corps de ses sujets, y compris de celui de ses servantes. Dans le célèbre conte de José Maria Arguedas Warma Kuyay, le jeune Ernesto éclate en sanglots quand il apprend que Justina a été « abusée par don Froylan ». Or, comme toujours, la réalité dépasse la fiction : Vittoria Savio se rappelle le jour où on a vu arriver à Yanapanakusun une adolescente qui travaillait dans une maison depuis l’âge de six ans ; lorsqu’elle avait 12 ans, son patron l’avait violée, elle était tombée enceinte et elle avait eu un enfant. Sa patronne l’avait obligée à « se défaire du bébé », et cette adolescente, aux abois, avait dû noyer son enfant dans la cuve même où elle faisait la lessive. Comment se remettre d’une telle douleur et d’une telle humiliation ?

L’OIT a une définition du travail domestique des enfants qui implique aussi la reconnaissance de conditions qui nuisent « au développement physique, mental, spirituel, moral ou social » de l’enfant. Pour cette raison, ce programme d’élimination du travail des enfants prévoit que, en plus d’apprendre leurs droits, les enfants devront faire l’expérience d’une autre forme d’existence. Vittoria Savio abonde en ce sens : « Sans affection, sans tranquillité, quelles comparaisons pourront-ils faire ? » Propos que confirme Raimunda Colloqui : « Je ne me sens plus seule, parce qu’il y a quelqu’un pour m’épauler ; si je quitte ce travail, je saurai où aller, où dormir. Non seulement j’ai à manger, mais je reçois des marques d’affection ; parfois, je me confie, on discute. J’ai bien changé. »


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2988.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Ideele, n° 180, mars 2007.

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[1Stations balnéaires huppées à 100 kms au sud de Lima. Le 28 janvier 2007, 700 personnes vêtues comme des employé-e-s de maison ont envahi une station balnéaire huppée d’Asia pour protester contre les discriminations racistes dont font l’objet les employé-e-s de maison qui se voient interdire l’accès aux plages et la baignade (sauf après 19h…).

[2Certaines discothèques interdisaient l’accès aux Indiens et métisses. En novembre 2004, ainsi que dans des occasions antérieures, des groupes de personnes ont pénétré en masse dans les discothèques incriminées pour dénoncer les faits. Leurs T-shirts portaient l’inscription « Halte au racisme ».

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