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DIAL 2982

NICARAGUA - Lettre sur la situation du pays à un an de l’élection de Daniel Ortega

Jean Loison

vendredi 1er février 2008, mis en ligne par Dial

Dial a publié régulièrement [1]. les lettres envoyées par Jean Loison, enseignant dans une école d’infirmières et prêtre à Estelí – au Nord du pays – depuis plus de trente ans. C’est l’occasion d’avoir des nouvelles du Nicaragua par un témoin impliqué.


Du 15 au 19 janvier 2008.

Bien chers amis,

le temps passe vite. Déjà un an les dernières nouvelles ! Pas très fier.

[…]

Il y a un an, Daniel Ortega était élu avec 38 % des voix, après entente avec l’ex-président Alemán, son rival (?) libéral, afin d’abaisser le pourcentage nécessaire pour pouvoir être élu au premier tour. Les promesses de la campagne électorale, appuyées en bonne partie sur celles d’Hugo Chávez et du président iranien, la conjoncture internationale favorable à un gouvernement de gauche, et les engagements des États-Unis, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) pour donner une chance au Nicaragua, tout cela avait fait qu’au moment de la prise de pouvoir en janvier dernier, il y avait beaucoup d’espoir. Les enquêtes, en effet, donnaient seulement 17 % d’opinions défavorables. Par contre, une enquête récente donne 63 %, à égalité avec Bush.

Pourtant il y a du positif, qu’il faut nuancer, mais qui ne se voyait pas dans les trois derniers gouvernements libéraux. Autrement dit, on est enfin sorti de l’immobilisme scandaleux, voire même du je-m’en-foutisme et du manque d’intérêt pour la marche du pays ou pour les problèmes des petites gens des années 1990-2006. On sent donc un intérêt pour le pays, une prise de conscience des problèmes (énergie, éducation, santé, chômage, infrastructure) et le souci d’y répondre.

Mais le gouvernement ne se donne pas les moyens financiers d’une politique sociale plus étendue. En réalité, il continue le modèle économico-politique des années antérieures, avec cependant un volet social plus appuyé (un peu la politique des socialistes en France). Alors où est « le Nicaragua qui a basculé à gauche » – disait-on il y a un an au moment de la victoire électorale de Daniel Ortega –, « un de plus en Amérique latine » ? Le socialisme est plus proclamé que réel, pratiquement comme les socialismes européens : réduits à une « sensibilité sociale ».

Oui, il y a du positif :

1.- Les écoles primaire et secondaire sont devenues gratuites. De plus, dans les secteurs ruraux, les enfants, qui ont une heure ou deux de marche à effectuer pour se rendre à l’école, reçoivent un repas. Hier je voyais une bénévole à qui le comité de quartier (sandiniste) avait donné de l’étoffe pour confectionner 70 uniformes pour enfants du primaire de son secteur. Il n’est pas rare non plus de trouver des écoles qui bénéficient de programmes, d’informatique par exemple.

Mais il y a encore beaucoup de travail à faire :

 en quantité : le pourcentage des enfants qui ne vont pas à l’école primaire est élevé, ainsi que celui des enfants qui abandonnent après deux ans de primaire.

 et en qualité : les examens d’entrée à l’une des universités d’État, celle dont nous dépendons, ont eu lieu ces jours-ci. Plus de 9 000 élèves s’y sont présentés. Seulement 2,6% ont été reçus. Alors, pour que les universités puissent « tourner », on acceptera à partir de 40 sur 100 au lieu de 60 (la moyenne habituelle). C’est ainsi que dans mon école d’infirmières, en 2007, seulement 2 sur 35 avaient eu plus de 60 à l’examen d’entrée. Et avec des salaires très bas pour les instits et les profs on ne peut que récolter des gens qui ne peuvent pas trouver d’autres moyens de survivre. En tout cas, il y a un problème de fond, qui ne date pas d’aujourd’hui, et que le ministre de l’Éducation est « en train d’analyser », dit-on officiellement.

2.- Santé. Les soins sont gratuits dans les hôpitaux. C’est un pas géant. Il y a dix-huit mois à peine, il fallait acheter les seringues, les gazes, les anesthésiques, etc., sans parler des examens de labo et les médicaments. Les médecins se sentaient frustrés : ils prescrivaient des médicaments, mais les gens ne les achetaient pas. Maintenant les gens qui sont hospitalisés ont droit aux médicaments de base, même s’ils sont très chers comme certains antibiotiques, aux examens de sang et radios, tout cela gratuit. Certes il manque certains médicaments, mais ce ne sont pas les essentiels (vitamines, laxatifs,...), ainsi que certains réactifs pour les analyses de sang. Il y a maintenant trois scanners pour l’ensemble des hôpitaux publics dont un à Estelí, et le premier appareil à résonance magnétique [2] dans le pays sera bientôt installé.

Il y a aussi une volonté de décentraliser pour faciliter l’accessibilité. En effet des gens de la Côte atlantique, par exemple, avaient 500 km à faire pour pouvoir consulter un ophtalmo. Il y a maintenant une clinique ophtalmo dans cette région. Et dans le secteur rural, les médecins ont l’obligation de se déplacer et non plus d’attendre les clients dans le Centre de santé. Dans le même esprit, un dimanche par mois, les médecins, les techniciens de radio, de labo, les infirmiers sandinisants sont invités à donner leur journée dans un secteur de la campagne. Dimanche prochain, il y a 150 volontaires inscrits, presque trop. Ça rappelle, à petite échelle, le volontariat des années 80 (sandinistes).

De gros progrès donc au niveau de la santé, mais une loi pour officialiser les dispensaires (comme le nôtre) et autres « ventes sociales de médicaments » n’est pas encore passée à l’Assemblée nationale.

3.- « Faim zéro » : il y a un programme dans de nombreux départements. Les familles rurales qui ont été sélectionnées (13 000 en 2007, puis 15 000 en 2008...) par l’équivalent d’un comité de quartier reçoivent une vache et une truie pleines, ainsi que quelques poules et un coq, avec du ciment pour faire un enclos. C’est souvent bien, mais pas toujours : la sélection peut privilégier les petits copains. Autrement dit, les bénéficiaires ne sont pas forcément les plus nécessiteux. Et puis les plus pauvres qui ont moins d’un hectare n’y ont pas droit (car impossible d’élever une vache...) ou renoncent à entrer dans le projet par peur de ne pas pouvoir en respecter les exigences.

4.- Une banque pour petits exploitants se met en place.

5.- La jeunesse sandiniste organise des cours d’alphabétisation pour adultes.

6.- À entendre les rapports sur Guatemala et El Salvador, et même aussi sur le Honduras, on tire vite la conclusion qu’il y a beaucoup moins de violence au Nicaragua. C’est une des rares choses qui restent de l’époque sandiniste des années 80. C’est dû à l’action de l’armée et de la police qui avaient été totalement renouvelées. Une survivante de cette époque, l’actuelle responsable de la police nationale, est remarquable pour le nettoyage qu’elle a fait et continue de faire : beaucoup d’officiers ont été remerciés et beaucoup de chargements de drogue saisis. Il y a aussi dans la police une volonté de faire de la prévention au niveau des bandes de délinquants. Alors que dans les pays voisins, les meurtres à l’intérieur de ces bandes et le nettoyage social sont des faits courants, au Nicaragua il n’y a aucun « nettoyage », et les meurtres entre bandes tout à fait exceptionnels.

Tous les points précédents mériteraient d’être mis en valeur, mais ils sont à peine connus. Dommage ! Beaucoup de gens par exemple croient que le programme « faim zéro » fait partie des promesses électorales non tenues, alors qu’en fait il existe déjà pour 13 000 familles.

De même il faudrait dénoncer les hausses du cours international du pétrole comme les responsables de nombreux maux. Bush y a plus de responsabilité qu’Ortega. Autrement dit, ces hausses sont dues à des facteurs extérieurs et non à une mauvaise politique, comme beaucoup de gens l’interprètent pourtant. Il faudrait aussi démontrer que le budget 2007 avait été voté par le gouvernement précédent et que l’actuel hérite donc de beaucoup de boulets aux pieds. Un exemple : les coupures de courant de 5 à 7 heures par jour jusqu’en novembre dernier, très impopulaires, sont dues à l’insouciance crasse des trois derniers gouvernements qui ne se sont jamais souciés de l’entretien des générateurs d’électricité. De son côté, Chávez ne peut pas envoyer beaucoup de pétrole pour compenser, car le pays n’a pas encore (mais ça vient) de citernes. Et la raffinerie promise par Chávez est seulement en construction et ne peut donc pas fournir le pays en combustibles et en dérivés du pétrole. Tout ceci n’est évidemment pas un secret d’État, mais mériterait d’être beaucoup plus expliqué.

Cependant les appréciations et les préjugés négatifs viennent du fait que, même quand ces faits sont connus, ils n’arrivent pas à compenser tous les reproches (qu’ils soient justifiés ou non) :

 La vie chère : l’augmentation du prix des aliments et produits de base paraît incontrôlable.

 Le carburant n’a jamais été aussi cher ces jours-ci et, avec cela : vie chère et problèmes dans les transports et… la construction (le prix du fer, du ciment et même du bois augmente sans arrêt). Ce qui fait qu’une maison neuve (comme les nôtres) coûte le double (3100$) de ce qu’elle coûtait (1500$) il y a seulement trois ou quatre ans.

 L’attitude conflictuelle, agressive, du couple présidentiel contredit tout le langage mystico-religieux d’amour et de réconciliation de la campagne électorale :

  • agressivité maladive envers la presse (« au service du capital et de l’empire » dit D. Ortega), ou envers les hommes politiques ou secteurs de la société civile qui ne partagent pas ses prises de position ou sa vision, et le critiquent sur sa soif de pouvoir et ses manœuvres compulsives pour s’y éterniser. L’Assemblée nationale a refusé d’aller dans ce sens. Le pacte Daniel-Alemán n’a donc pas marché. Alors punition : Daniel a remis Alemán en prison (chez lui). Mais la semaine dernière, il en est sorti parce que Daniel, une fois de plus, veut l’utiliser ! Ces manipulations et ce pacte Ortega-Alemán sont évidemment écœurants, mais d’un autre côté Daniel doit nécessairement trouver des alliés politiques, car aux élections il avait gagné avec seulement 38% des suffrages.
  • même agressivité verbale envers de nombreux pays, par exemple l’Espagne, les États-Unis, d’autant plus maladroite que le pays dépend en grande mesure de la coopération, et que les États-Unis et le FMI ne prêtent aucune oreille à ce langage éculé, obsolète, lassant (l’impérialisme, le capitalisme international…) car Daniel et le Nica dans la pratique obéissent fidèlement, par nécessité. En somme : des mots entièrement vides de lutte contre le dit impérialisme ou le capitalisme !
  • l’imposition par décret, sans aucune consultation, de comités de quartiers sandinistes au service de l’exécutif (confusion parti/État très mal acceptée). De même, Daniel O. définit les grands axes du développement non avec tous les secteurs sociaux, mais seulement avec les grands entrepreneurs et riches du pays.
  • le manque de communication. Tout un culte du secret d’État. D’où la hargne contre la presse, ou même l’absence de mise en valeur du positif.

D’autres commentaires :

 Chaque jour semble augmenter l’exode vers l’étranger : El Salvador (pour remplacer les Salvadoriens qui sont partis aux États-Unis), le Costa Rica (le pays qui était le plus prisé, mais qui se montre depuis peu très réticent : 9000 Nicas expulsés entre le 21 décembre et le 6 janvier), les États-Unis et l’Espagne, qui met récemment beaucoup d’obstacles. On ne compte plus les allers-retours immédiats. D’où la grosse déception chez beaucoup qui se préparaient à partir en Europe.

C’est triste toutes ces migrations, d’autant plus que, d’une manière ou d’une autre, ce sont les forces les plus vives qui s’en vont.

Et ces jours-ci, les propriétaires de plantations de café se plaignent du manque de main d’œuvre pour la récolte du café (première source de revenus pour le pays après les dollars envoyés par les exilés) parce que les saisonniers préfèrent aller au Costa-Rica ou à El Salvador où ça paye mieux.

 Le maire de Managua, un sandiniste fidèle entre les plus fidèles, a osé émettre des réserves sur plusieurs décisions du couple présidentiel. Il a critiqué par exemple le fait que le secrétariat de Daniel soit dans le local du parti sandiniste et celui-ci dans sa maison particulière ou bien le fait de ne pas avoir été consulté pour la destruction d’un monument de la ville. Rosario Murillo (l’épouse de Daniel) l’a étiqueté « traître ». Et son mari n’accepte pas davantage les critiques de ses fonctionnaires et les renvoie pour le simple fait de penser différemment. Pas étonnant qu’on l’affuble de : « dictateur », « autiste », « autoritarisme », « verticalité », « au-dessus de la loi ».

Et lors de l’élection du vice-maire de Managua, la même Rosario a voulu imposer son candidat, en menaçant de mort pratiquement celui du maire et sa famille. Le maire a déclaré après l’élection (de son candidat) : « dans tout cela, la fraternité sandiniste ne s’est pas montrée, mais des méthodes perverses. Si c’est cela le sandinisme que nous voulons, je le dénonce et le refuse publiquement ».

 Ce qui s’entend souvent sur la Justice nica : incompétente, corrompue, prostituée. Une preuve juste avant Noël : sur le territoire nicaraguayen, un juge états-unien (désigné par ses pairs nicas) a déclaré non coupable, avec « déportation » dans son pays, un sujet états-unien qui a violé et assassiné atrocement une muchacha nica sur territoire nica. La justice n’a pas bronché un seul instant, ni le président. Mais quel était l’enjeu pour arriver jusqu’à cet extrême, effectué en un temps record ?

 2008, année délicate, car en novembre auront lieu les municipales. Ce sera un grand test pour les sandinistes, qui, en 2004, avaient doublé leur score précédent et avaient obtenu 14 préfectures sur 17.

 Sensibilité sociale, oui, il y en a davantage, mais on ne voit pas le gouvernement réagir face aux hausses dans tous les domaines. Il n’a jamais réagi non plus face au problème des victimes de pesticides employés par des compagnies états-uniennes il y a 20 ou 30 ans. Certaines de ces victimes meurent (100 en 2007) et les survivants campent dans les terrains qui bordent l’Assemblée nationale (depuis deux ans, donc déjà avant le gouvernement actuel), attendant compréhension, attentions diverses, négociations, mais c’est le silence. Ils sont ignorés.

Non ! Dernière minute ! Le procureur de la République vient de les visiter dans leur campement protestataire en leur disant : « nous sommes venus vous appuyer dans votre lutte revendicative et procès que vous menez face aux transnationales responsables. Comptez également sur l’appui du gouvernement en matière de santé et de sécurité sociale ». Enfin ! Depuis deux ans !

Bonne année 2008. Un gran abrazo à chacune et chacun.

Jean Loison.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2982.

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