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DIAL 3003

COLOMBIE - Un pays de déracinés

Jenny Manrique

dimanche 1er juin 2008, mis en ligne par Dial

Cet article de Jenny Manrique, publié dans le numéro de Noticias Aliadas du 19 mars 2008 met l’accent sur les conséquences humaines du conflit qui agite le pays depuis plus de 40 ans. Durant ces 20 dernières années, 3 millions de personnes ont dû quitter leur lieu de vie pour se réfugier dans les banlieues des villes principales du pays.


Le pays est peu à peu en train de se reformer dans les quartiers pauvres de la périphérie de Bogotá. Des milliers de familles, qui vivaient auparavant sur les terres les plus riches de Colombie, là où la culture de produits alimentaires locaux (manioc, bananes, riz…) permettait de nourrir plusieurs bouches et où la chaleur matinale entrait dans les fermes comme un souffle de vie, ont dû se reloger dans de minuscules bicoques improvisées, construites sur des terrains instables qui forment un labyrinthe immense parcouru par le vent froid des collines.

Les déplacés venus de tout le pays n’évoquent plus seulement une guerre qui s’est étendue à toutes les régions de la Colombie mais aussi une tristesse collective, résultant d’un crime qui est déjà reconnu par la législation nationale et internationale comme un crime contre l’humanité : le déplacement forcé. Ils sont près de 25 000 déracinés à vivre à Altos de Cazucá, localité de la commune de Soacha. La municipalité, située dans la banlieue sud-est de Bogotá, accueille le plus grand nombre de déplacés avec la banlieue voisine de Ciudad Bolívar.

Outre des morts et des enlèvements, ce conflit a causé le déplacement interne de plus de 3 millions de personnes au cours des vingt dernières années, soit une moyenne annuelle d’environ 200 000 personnes, selon le programme gouvernemental Red de Solidaridad Social [1]. La plupart d’entre elles ont fui des menaces ou des tirs croisés dans les régions que se disputent différents groupes armés, où le mot « État » n’a pas de sens.

Pris entre deux feux

Mara – c’est ainsi qu’elle se fait nommer – connaît mieux que personne le sort des populations civiles prises dans un conflit. Cette femme de 37 ans est originaire d’un village d’environ 5 500 habitants, près de la commune de Caucasia, dans le département d’Antioquia situé au nord-ouest du pays. Elle habitait une maison coincée au bord du fleuve de toutes les rivalités. Sur une rive, on se retrouvait nez à nez avec des paramilitaires. Quelques coups de rame suffisaient pour se retrouver face à des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Son mari travaillait sur le fleuve, sa barque faisant office de transport public entre les deux rives. « Ce travail nous permettait de survivre, il se faisait à peu près 700 000 pesos (350 US$) par mois en travaillant 10 heures par jour. Bien sûr, ce n’était pas suffisant, parce que quand on est pauvre il manque toujours quelque chose, mais au moins, on avait notre propre maison », explique Mara, qui travaillait alors comme mère leader du programme gouvernemental Famílias en Acción [2], encadrant 144 femmes qui bénéficiaient d’une subvention pour l’éducation de leurs enfants.

« Un jour, un groupe de personnes l’a engagé pour qu’il les fasse passer de l’autre côté du fleuve. Une fois arrivés, d’autres personnes armées sont apparues et lui ont ordonné de ne plus bouger jusqu’à nouvel ordre. Apparemment, les personnes qu’il transportait en avaient assassinées d’autres, et les seconds s’en sont pris à mon mari parce que d’après eux, il savait forcément qu’il transportait des assassins » raconte-t-elle. « Alors la guérilla est venue le chercher dans mon village et il s’est enfui dans la montagne. Ensuite ils ont attrapé mon fils, ils allaient le tuer à coup de pierres mais lui aussi s’est enfui. Ils ont alors décidé de s’en prendre à nous et ils ont attaqué ma maison avec des pierres, des bâtons et des revolvers en criant : « assassins, sortez, bande d’assassins ».

Après s’être cachés pendant plusieurs heures, Mara et sa famille ont réussi à s’enfuir de nuit jusqu’à Caucasia, dans une voiture que sa belle-sœur avait réussi à lui trouver. Ils sont allés chez la mère de Mara, qui vit dans des conditions précaires et n’a pu leur offrir qu’un sol pour dormir ; vers le milieu de l’année dernière, ils ont réussi à rejoindre Bogotá grâce à des billets envoyés par sa sœur.

Mara a finalement fait la connaissance d’une fonctionnaire du bureau local de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), qui lui a fourni quelques vêtements de rechange et l’a conseillée pour qu’elle puisse bénéficier de l’aide humanitaire d’urgence octroyée par le gouvernement – soit environ 100 dollars par famille – sous la forme de trois mois de loyer et d’alimentation. La plupart du temps, cette aide est versée très longtemps après le premier déplacement.

De nombreuses personnes ayant vécu des histoires poignantes comme celle de Mara se cachent à Altos de Cazucá, une banlieue de 30 quartiers construits généralement de façon illégale, sur des terrains sans titres de propriété ni mention dans le Plan d’aménagement du territoire du district. Du fait de la précarité des infrastructures, les loyers varient entre 50 000 et 100 000 pesos (25 et 50 dollars) mensuels charges comprises, soit un prix bien inférieur à ceux pratiqués dans d’autres quartiers de la ville.

Malgré la loi 387 de 1997 qui reconnaît le déplacé comme une personne ayant des droits particuliers du fait de son statut de victime, cette population dépend pratiquement entièrement de la coopération internationale.

« Les gens se disent : le pauvre petit déplacé, tiens, prends donc ce pantalon et cette vieille chemise. Mais nous, on vivait mieux que tous ceux qui nous regardent aujourd’hui avec pitié » explique Rendón.

Le combat de la Mesa de Interlocución, Gestión y Desarollo (MIGD) [3], une organisation créée par des personnes déplacées, consiste donc à faire prendre conscience de ce problème, afin que l’assistanat soit abandonné au profit d’un investissement social.


Un fléau qui perdure : quelques données concrètes

 3 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays au cours des 20 dernières années du fait de la violence, dont 414 000 en 2002, première année d’exercice du gouvernement du président Álvaro Uribe, un chiffre record.

 200 000 personnes : c’est la moyenne annuelle des personnes qui ont dû abandonner leur maison au cours des 5 dernières années.

 Départements d’origine les déplacés : Antioquia, Valle, Tolima, Meta, Caquetá.

 Villes accueillant les déplacés : Bogotá et Soacha, Medellín, Barranquilla, Bucaramanga, Cali, Villavicencio.

 Origine des menaces : Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) : 88%, Armée de libération nationale (ELN) : 28%, forces paramilitaires : 17%, ex-paramilitaires, trafiquants de drogue et délinquants de droit commun : 84% (le chiffre est supérieur à 100% car dans certains cas les menaces ont plusieurs origines).

Sources : UNHCR et Red de Solidaridad Social. Chiffres arrêtés au mois de septembre 2007.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3003.
 Traduction de Carole Petit Gaertner pour Dial.
 Source (espagnol) : Noticias Aliadas, n° 5, 19 mars 2008.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteure, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Réseau de solidarité social.

[2Familles en action.

[3Centre d’écoute, de gestion et de développement.

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