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DIAL 3112

ARGENTINE - La Colifata, une radio de fous

Marc Fernandez

vendredi 2 juillet 2010, mis en ligne par Dial

Dans ce numéro de juillet, nous consacrons trois articles à des expériences conduites au sein de l’hôpital neuropsychiatrique José Tiburcio Borda à Buenos Aires. Le premier, publié ci-dessous, revient sur l’expérience de la radio La Colifata, qui émet chaque samedi depuis l’hôpital. Le second est la première partie d’un long entretien avec Alberto Sava, fondateur du Front des artistes du Borda dont nous publierons la deuxième partie dans le numéro de septembre. Le troisième est un court texte rédigé par les membres de l’atelier de journalisme du Front des artistes du Borda en 1989. La radio La Colifata a été plusieurs fois sous les projecteurs ces dernières années. Manu Chao a enregistré en 2009 l’album Viva la Colifata dans l’enceinte de l’hôpital, et Francis Ford Coppola y filme quelques séquences de son film Tetro (2009). Mais l’expérience a aussi servi de modèle à des émissions de radios animées en France par des soignant-e-s et des personnes présentant des troubles psychiques. C’est le cas des Z’entonnoirs, programme radio hebdomadaire produit à Roubaix depuis 2004, et, plus récemment, de Radio Citron, lancée en septembre 2009. Le texte publié ci-dessous a été publié par L’Humanité, le 17 juillet 1999.


Un brouhaha incessant monte d’un coin de la cour de l’hôpital. Autour d’une table, une dizaine de personnes s’affairent. La tension monte peu à peu en ce samedi après-midi. Puis tout à coup le silence, bref, que vient rompre la musique du générique. LT 22 Radio La Colifata se lance pour trois heures d’enregistrement.

« La Colifata est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis trente ans que je suis enfermé ici. J’attends avec impatience les samedis, maintenant. » Garcés a une cinquantaine d’années. Celui qui s’est autoproclamé « l’Empereur de la paranoïa » (de peur qu’un nouvel arrivant ne soit encore plus paranoïaque que lui) est aussi à l’origine du nom de cette radio qui émet depuis la cour de l’hôpital psychiatrique José T. Borda : La Colifata. « C’est un mot d’argot argentin qui signifie la folle mais sur un mode humoristique qui n’a rien d’agressif », explique Alfredo Olivera, initiateur et responsable du projet.

Âgé de trente-trois ans, il a travaillé comme éducateur dans les quartiers pauvres de Buenos Aires dans les années quatre-vingt, participant au Plan national d’alphabétisation. À la fin de ses études de psychologie, il poursuit sa formation à l’hôpital Borda dans le cadre d’ateliers artistiques avec les patients. Peu après, il a l’idée de créer une radio à laquelle il fait participer les patients. Née le 3 août 1991, La Colifata connaît un succès surprenant. Elle est aujourd’hui écoutée par près de sept millions d’Argentins.

« En 1991, La Colifata a démarré avec très peu de moyens, sans antenne ni fréquence de transmission et avec du matériel prêté par des amis », poursuit-il. Depuis lors, un long chemin a été parcouru et aujourd’hui, grâce à une petite antenne rudimentaire qui émet sur 250 mètres environ, les 1200 patients du Borda peuvent capter en direct l’émission depuis leur chambre. Quant aux auditeurs « de l’extérieur », leur rendez-vous hebdomadaire avec les « Colifatos », comme les patients se surnomment eux-mêmes, passe par une trentaine de radios FM ou en ondes courtes. L’enregistrement est travaillé puis découpé en « microprogrammes » de quelques minutes, sortes de petits billets d’humeurs, de revues de presse et d’interviews, diffusés, de la Terre de Feu à Buenos Aires, par des radios communautaires ou de grands réseaux radiophoniques nationaux.

Portée aux nues par les uns, critiquée par les autres, La Colifata continue tant bien que mal d’exister. « Nous nous battons chaque semaine pour diffuser notre programme, renchérit Alfredo Olivera. Cette radio naît et meurt chaque samedi. Son siège est une cour du Borda, qui reprend son aspect normal après notre passage. »

Plus qu’une radio, La Colifata est « au carrefour du travail clinique avec les malades et du travail social », d’après son créateur. Mais nous avons souffert de l’indifférence de l’équipe médicale du Borda à nos débuts, qui ne voyait dans cette initiative qu’une activité de divertissement pour les patients. « Peu à peu, alors que la presse commençait à s’intéresser à cette radio, les médecins se sont penchés à son chevet pour conclure, finalement, que la meilleure chose à faire était de la laisser se développer seule, sans l’institutionnaliser, ce qui aboutirait à tuer son essence même, à savoir sa spontanéité et sa liberté de ton. »

Désignée en 1994 comme « première radio du monde à émettre depuis un hôpital psychiatrique » par l’Organisation panaméricaine de la santé, La Colifata enchaîne depuis les récompenses et les distinctions de tout ordre. Alfredo Olivera participe régulièrement à des conférences internationales aussi bien médicales que sur la communication afin d’expliquer l’intérêt et le succès d’une telle radio, qui dépasse aujourd’hui les frontières de son pays d’origine. En Allemagne, à Nuremberg, une expérience presque similaire est menée depuis un an environ : une émission mensuelle est réalisée par des patients d’un institut semblable au Borda et diffusée sur Radio Z. En 1996, La Colifata a même été candidate au prix des droits de l’homme de la République française, mais sans succès. Ce n’était que partie remise car, cette même année, elle recevait un prix spécial Martín-Fierro, plus haute distinction remise par l’Académie argentine de la radio et de la télévision, qui décerne ses prix aux meilleurs programmes de l’année.

Accompagné de Miguel Angel Villa, l’un des patients du Borda, interné depuis trente-six ans et qui avait reçu une autorisation spéciale de sortie, Alfredo Olivera a immédiatement remis la fameuse statuette à Miguel Angel, très ému. Âgé de soixante-et-un ans, celui que l’on surnomme « Villita » et qui aime se faire appeler « le fou de la ballade » est le spécialiste du tango pour La Colifata. L’un de ses meilleurs souvenirs est sans aucun doute sa rencontre avec Horacio Ferrer, coauteur de la « Ballade pour un fou » avec Astor Piazzolla dans le cadre de son « microprogramme » intitulé Borda Tango Club. Pour fêter le vingt-cinquième anniversaire de cette chanson, en novembre 1995, Horacio Ferrer lui-même s’est déplacé jusqu’au Borda. « Pensez-vous que le tango fait par un déséquilibré comme moi peut avoir du succès et mérite d’être retransmis à la radio ? » lui demanda alors « Villita ». « Allez savoir combien d’œuvres furent composées par des déséquilibrés », lui rétorqua, pour sa plus grande joie, le président de l’Académie nationale du tango.

L’enregistrement touche maintenant à sa fin. Reste aux « Colifatos » à écouter les messages des auditeurs, qui réagissent au programme de la semaine précédente. Après trois heures de travail, les micros s’éteignent, la table et les chaises sont rangées et chacun repart dans sa chambre.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3112.
 Source (français) : L’Humanité, 17 juillet 1999. Reproduction autorisée par la rédaction du journal le 11 février 2010.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source originale (L’Humanité - http://www.humanite.fr/) et l’adresse internet de l’article.

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