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DIAL 3168

EL SALVADOR - Déclaration en réponse aux évènements nationaux survenus en lien avec les avancées de l’Affaire des Jésuites devant l’Audience nationale d’Espagne

Université centroaméricaine « José Simeón Cañas »

mardi 11 octobre 2011, mis en ligne par Dial

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Il y a plus de 20 ans, le 19 novembre 1989, étaient assassinés par un peloton du bataillon Atlacatl de l’armée salvadorienne plusieurs prêtres jésuites occupant différentes fonctions importantes dans l’Université centroaméricaine (UCA), fondée en 1965 par la Compagnie de Jésus, ainsi que deux femmes, Elba Julia Ramos, travaillant dans la résidence de l’Université, et sa fille de 15 ans, Celina. Ignacio Ellacuría avait été nommé recteur de l’université en 1979. Ignacio Martín-Baró était vice-recteur académique, Segundo Montes, directeur de l’Institut des droits humains, Juan Ramón Moreno était directeur de la Bibliothèque de théologie et Amando López, professeur de philosophie. Un autre jésuite qui se trouvait dans la résidence, Joaquín López y López fut assassiné aussi. Seul Jon Sobrino, alors absent du pays, échappa à la mort. En parallèle, un autre peloton, plus nombreux, était chargé de simuler un affrontement, incendiant un immeuble, mitraillant des voitures garées et peignant des mots d’ordre impliquant les guérilleros du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FMLN) [1]. Le FMLN avait en effet déclenché le 12 novembre une grande offensive lui permettant de s’emparer de plusieurs secteurs de la capitale, San Salvador.

Depuis 1989, Dial a publié de nombreux articles consacrés au massacre de l’UCA [2]. Les remous provoqués par l’ordre de détention délivré par un juge de l’Audience nationale d’Espagne contre vingt militaires des Forces armées accusés d’être les responsables du massacre a conduit les membres de la UCA à faire cette déclaration pour préciser sa position et tenter de dissiper des affirmations mensongères. Ce communiqué a été rendu public le 30 août 2011 dans le cadre de la Chaire sur la réalité nationale, dans l’Auditorium Ignacio Ellacuría.


San Salvador, 30 août 2011.

Le 30 mai, le juge Eloy Velasco de l’Audience nationale d’Espagne [3] a prononcé l’arrêt d’accusation contre vingt militaires des Forces armées d’El Salvador accusés d’être les responsables du massacre perpétré à l’Université centroaméricaine « José Simeón Cañas », au cours duquel sont morts six prêtres jésuites et deux femmes laïques. Cette action du juge espagnol et la diffusion postérieure de la liste rouge établie par Interpol ont donné lieu à une multitude de commentaires et de prises de position qui font obligation à l’UCA de se prononcer au regard de cet événement et de son impact sur la réalité salvadorienne.

La société salvadorienne a reçu sur l’affaire une information très déformée ; les grands moyens de communication dans leur couverture de l’événement ont favorisé les opinions et les arguments qui affirment que les faits ont été jugés, qu’il y a prescription, que la loi d’amnistie empêche quelque jugement que ce soit, que l’Audience nationale n’est pas compétent pour juger ce cas, que l’affaire suppose que l’on rouvre les plaies du passé et que la paix prévaut sur la justice. La plus grande partie de ces opinions ne correspondent pas à la réalité, mais à la défense d’intérêts particuliers, plus précisément des intérêts de ceux qui pendant les années de guerre ont décrété et planifié des massacres contre le peuple salvadorien – alors que leur devoir était de le défendre – et qui jusqu’à ce jour ont été protégés par l’État. Ces prises de position contribuent à maintenir l’impunité au-dessus de la vérité et de la justice.

La principale objection portée contre ce jugement est que l’Audience nationale n’a pas juridiction au niveau international et que ses actions attentent contre la souveraineté juridique nationale. Les auteurs de cette affirmation ignorent l’existence du principe de justice universelle qui a été accepté par El Salvador. La législation salvadorienne reconnaît ce principe d’universalité dans l’article 10 du Code pénal. Selon cet article, El Salvador peut lancer un procès contre les responsables de violations graves des droits humains y compris si ces crimes se sont passés hors frontières et indépendamment de la nationalité de leurs auteurs. De la même manière, c’est en s’appuyant sur ce principe que l’Audience nationale d’Espagnol a entamé un procès contre les personnes qui ont commis un crime contre l’humanité hors du territoire espagnol. Il est important de prendre en compte le fait que l’Audience n’aurait pas pu ouvrir ce procès si l’affaire avait été jugée en El Salvador.

L’UCA n’est ni à l’origine ni partie prenante dans le procès que mène l’Audience nationale d’Espagne, car notre intérêt principal est que le système judiciaire d’El Salvador fonctionne et soit capable de rendre une véritable justice. Nous respectons profondément le droit des victimes à réclamer justice là où on les écoute et où elles peuvent l’obtenir. Au nom de ce droit les institutions d’El Salvador se doivent d’agir en accord avec les traités internationaux auxquels elles ont souscrit, en s’en tenant au droit international et en ne protégeant pas les accusés. Dans l’acte d’accusation, le juge Velasco confirme la théorie selon laquelle il y a eu complot et incitation à assassiner huit personnes non belligérantes et sans défense, et selon laquelle on soupçonne, non sans raisons, que ces exécutions font partie d’une opération militaire commandée et dirigée depuis le niveau le plus haut du pouvoir militaire, en collaboration avec le pouvoir civil afin d’être couvert. Les autorités salvadoriennes ne peuvent aller contre cela si elles veulent se montrer respectueuses de l’État de droit.

Il n’est pas plus exact de considérer que l’affaire a été jugée. Seuls ont été jugés les exécutants du massacre, et dans des conditions qui n’avaient rien de favorables pour rendre la justice, en conséquence de quoi nombre d’entre eux ont été déclarés non coupables et ceux qui ont été déclarés coupables ont écopé d’une condamnation sans commune mesure avec la gravité du crime. Malgré cela, à ce moment-là, l’UCA et la Compagnie de Jésus, pour faire preuve de bonne volonté, ont accepté ce jugement. Le juge Eloy Velasco estime néanmoins que le procès fut frauduleux et, en conséquence, sans validité. De plus, les auteurs intellectuels, les plus hautes autorités des Forces armées de l’époque, ceux qui ont organisé et donné l’ordre du massacre, ceux qui, en leur temps, ont été désignés par la Commission de la vérité en tant que responsables de ce crime horrible, ne sont jamais venus s’asseoir sur le banc des accusés. Il y a eu assurément, une tentative d’ouvrir un procès à leur encontre, mais la juge du Troisième Tribunal de paix a estimé que la demande n’était pas recevable argumentant qu’il y avait prescription, ce qui contrevient à l’article 37 du Code de procédure pénale qui affirme qu’il n’y a pas prescription pour ce type de crimes si les conditions pour lancer une procédure pénale n’ont pas existé.

Un autre argument mis en avant pour éviter la justice a été que la loi d’amnistie affranchit les coupables de toute responsabilité. Cette affirmation est fausse car le Conseil constitutionnel a statué, le 26 septembre 2000, que cette loi ne couvre pas les crimes commis par les fonctionnaires du gouvernement qui l’a promulguée. En accord avec l’article 244 de la Constitution « violer, enfreindre ou altérer les dispositions constitutionnelles sera particulièrement puni par la loi et les responsabilités civiles ou pénales qui incomberaient à des fonctionnaires publics, civils ou militaires, pour ce motif, n’entreront pas dans le cadre de l’amnistie, la commutation ou remise de peine pendant la période présidentielle au cours de laquelle ces faits ont été commis ».

D’autre part, on a dit que le jugement des auteurs intellectuels du massacre dans l’UCA impliquait de rouvrir les blessures du passé. Il est lamentable et absurde que ceux qui affirment cela ne soient pas les victimes mais les acteurs principaux du conflit armé, ceux qui ont appelé à la guerre et l’ont soutenue comme seule solution possible au conflit national. On ne peut pas oublier que le parti ARENA, le président de l’époque, Cristiani, et l’Armée n’ont accepté le dialogue et la négociation en tant que solution au conflit que lorsque la pression internationale – en particulier l’arrêt de l’aide militaire des États-Unis – les y a obligés. À l’inverse, le Père Ellacuría fut l’un des principaux promoteurs du dialogue pour la paix et de la nécessité de chercher une solution pacifique au conflit.

Les blessures des victimes et de leur entourage restent ouvertes parce que la société salvadorienne n’a rien fait pour les soigner et les fermer. On n’a ni examiné ni envisagé des voies de réconciliation. L’amnistie, hâtée dans le temps et par sa perspective, n’a pas fait disparaître la culture de l’impunité, mais l’a renforcée. Pendant des siècles cette culture pernicieuse a rendu les puissants intouchables et leur a ouvert la voie pour continuer à accumuler richesses et pouvoir. Le Nouveau Testament dit que « la racine de tous les maux est la soif d’argent » (1 Tim 6, 10). Avec la cupidité, l’impunité est aujourd’hui une des sources principales de la violence, de l’injustice, du mensonge et de la corruption dont souffre le pays.

Il faut reconnaître sans ambigüité que la guerre a été provoquée par la revendication populaire pour un pays plus juste et la répression impitoyable de la part de l’oligarchie, le gouvernement, les corps responsables de la sécurité et les escadrons de la mort. Que les principaux responsables reconnaissent humblement leurs délits et qu’ils en demandent pardon aux victimes et à la société entière serait une avancée transcendante pour entamer le processus de fermeture des blessures qui continuent à saigner pour des milliers de salvadoriens. S’il n’y a pas une reconnaissance de la vérité à propos d’événements aussi barbares, il n’est pas possible d’avancer en direction d’une réconciliation profonde et sincère.

Pour cette raison, il est totalement faux aussi que la vérité et la justice pourraient conduire au chaos. Au contraire, comme cette affaire est emblématique des très nombreux assassinats perpétrés dans les années 80 et 90 et que de nombreuses victimes s’identifient avec elle de ce fait, mettre les choses au clair et rendre la justice aideraient à fermer les blessures et à trouver les chemins de la réconciliation. Beaucoup parmi les victimes et leur entourage ont fait des déclarations allant dans ce sens. Connaître la vérité et que, au minimum, soient reconnus coupables ceux qui depuis leur place dans l’État ont imposé la terreur et la violence, peut être authentiquement réparateur pour une société dans laquelle a prévalu l’impunité.

L’UCA est disposée au pardon sans restriction. Mais conformément à la tradition chrétienne et catholique le processus de réconciliation implique trois étapes sans lesquelles le pardon est impossible. En premier lieu il faut la vérité ; en second lieu, la justice ; le pardon vient après. Il est donc nécessaire de savoir, non seulement qu’est-ce qu’on pardonne mais aussi à qui. C’est pourquoi dans l’éventualité où le crime serait reconnu devant la justice, nous sommes disposés, au nom de la réconciliation, à demander la remise immédiate de quelque peine que ce soit qui serait prononcée.

Nous voulons qu’il soit bien clair que ce que l’on a appelé l’Affaire des Jésuites, affaire dont ont toujours été partie intégrante Julia Elba et sa fille Celina, n’est pas à nos yeux une question d’honneur. Nous revendiquons bien moins encore qu’elle ait plus d’importance et/ou soit prioritaire par rapport à d’autres affaires de violation des droits humains commises par les autorités de l’État salvadorien. L’UCA veut que la vérité soit connue et que justice se fasse dans toutes les affaires où ce sera possible, indépendamment de l’idéologie et de la couleur politique des coupables. L’affaire des Jésuites et de Julia Elba et Celina est simplement celle qui est de notre compétence, celle qui nous revient en tant que victimes, bien qu’il soit évident que faire la lumière sur elle aplanirait la voie pour donner une solution à de nombreuses autres.

Ce qui nous inquiète c’est que dans ce débat des voix aient opposé justice et paix, ou vérité et paix. Nous ne partageons pas ce point de vue car ces deux réalités sont étroitement unies : il ne peut y avoir de paix sans justice et la justice conduit à la paix. L’Écriture sainte le confirme pleinement. En parlant de reconstruction après une catastrophe (et la guerre a été une catastrophe de même que c’est d’une reconstruction dont nous avons besoin après l’arrêt du conflit armé), le prophète Isaïe a dit : « L’esprit se répandra sur nous depuis en haut. Alors le désert deviendra verger et ce qui maintenant se nomme verger sera tenu pour une friche. Le droit s’établira dans le désert, la justice reposera dans le jardin. L’œuvre de la justice sera la paix et ses fruits la tranquillité et la sécurité pour toujours. Mon peuple vivra dans de solides demeures, dans des régions sûres, des lieux paisibles » (Is 32, 15-18). Pour le peuple de Dieu il n’y a jamais eu contradiction entre justice et paix, ni entre vérité et paix.

Dans la même optique, le Concile Vatican II affirme dans Gaudium et Spes : « La paix n’est pas la simple absence de guerre, elle ne se réduit pas non plus au seul équilibre des forces antagonistes, elle ne naît pas d’une hégémonie despotique, mais en termes exacts et appropriés elle se nomme « œuvre de justice » (GS78) ». La doctrine sociale de l’Église reprend la même position : Paul VI, dans son encyclique Populorum Progressio, en écho au Concile affirme : « La paix se construit au jour le jour, dans l’instauration d’un ordre voulu par Dieu, qui implique une justice plus accomplie entre les hommes » (p. 76).

Nous sommes donc convaincus que la paix ne peut se construire que sur la base de la justice et de l’amour. L’UCA ne peut pas, moralement, accepter la résolution de la séance plénière de la Cour suprême qui contraint à laisser libres les militaires inculpés dans cette affaire. Elle ne le peut pas car c’est une décision politique sans lien avec le droit. C’est une décision qui bafoue le droit en vigueur en El Salvador et le droit international. C’est une décision basée sur le mensonge. Nous ne pouvons en aucune manière accepter que l’on manipule la loi ni que dans son application il y ait exception pour certains. Cette décision de la Cour suprême de justice n’a pas seulement discrédité le tribunal le plus élevé du pays ; elle a donné ses lettres de marque à l’impunité et a mis en question sa capacité à rendre la justice. Que le Président de la République se montre satisfait de cette décision de l’assemblée plénière de la Cour nous attriste infiniment car par cette prise de position il se met du côté de ceux qui sont prêts à empêcher que brillent la vérité et la justice, frustrant ainsi les espoirs de changement qu’il a promis au pays.

Si la recherche de la justice est un problème dans une société, quelque chose ne va pas, car les tribunaux sont le lieu approprié pour élucider les injustices. Si intenter une action paraît inadmissible parce qu’elle ouvre des blessures pour la partie accusée, alors il faudrait se passer du système judiciaire, car toute procédure est douloureuse pour les parties en présence. La justice se rend dans les tribunaux, pas dans les rues, ni dans les vociférations, ni avec des balles. C’est pourquoi toute personne qui s’estime victime d’une injustice devrait pouvoir intenter une action en justice. Une justice indépendante n’est en aucun cas une menace, si ce n’est pour ceux qui la bafouent et pour ceux qui sont encore prêts à utiliser la force pour imposer leur loi. Ceux qui ces jours derniers ont brandi la menace du danger d’un retour de la guerre méconnaissent la volonté de paix de la majorité du peuple d’El Salvador et s’entêtent sottement à vivre hors de leur temps.

Dans ce contexte, il est opportun de rappeler le souvenir de Monseigneur Romero, dont l’assassinat doit lui aussi être clarifié. En plein conflit, notre archevêque martyr invitait toute la société salvadorienne à être artisane de la paix, « une paix qui se construit sur la base de la justice, dans l’amour et la bonté » (homélie du 31 décembre 1977).


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3168.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : Dial/AlterInfos, 7 octobre 2011.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1La guerre civile (1980-1992) prend fin avec les « Accords de paix » de Chapultepec, conclus le 16 janvier 1992 entre le FMLN et le gouvernement du président Alfredo Cristiani, de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA).

[2Voir, pour ne citer que l’article le plus récent, DIAL 3082 - « EL SALVADOR - Hommage aux martyrs de la UCA ». Voir aussi, sur Dial/AlterInfos, « EL SALVADOR - Les jésuites assassinés et leur engagement pour la vérité ».

[3« Audiencia Nacional de España », en espagnol – note DIAL.

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