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DIAL 2375

COLOMBIE - Une « dégradation humanitaire effrénée »

Guillermo Segovia Mora

lundi 1er mai 2000, mis en ligne par Dial

Les données chiffrées concernant les massacres, déplacements et disparitions en Colombie sont plus impressionnantes que jamais. Trois rapports importants en matière de droits de l’homme (Human Rights Watch, le Département d’État des États-Unis et le Haut commissariat aux droits de l’homme des Nations unies) viennent d’analyser la situation colombienne de façon convergente. Nous publions ci-dessous le seconde partie d’un article de Guillermo Segovia Mora, paru dans Utopías (Colombie), mars 2000.


Des massacres partout

Près de 2 000 personnes ont été tuées dans 402 massacres (assassinats collectifs de trois personnes ou plus) pendant 1999, selon le rapport du bureau du Défenseur du peuple, organisme étatique de prévention, promotion et défense des droits humains. Chaque mois se sont produits en moyenne 34 massacres, c’est-à-dire un par jour avec une moyenne de cinq victimes par jour et 155 par mois.

Le plus grand nombre d’assassinats collectifs ont eu lieu dans le département d’Antioquia (108) [voir carte DIAL D 2374], suivi de Norte de Santander (30), Valle del Cauca (28) et Bolívar (25). Les zones les plus affectées sont Nudo de Paramillo (nord-est d’Antioquia), La Gabarra et Catatumbo (nord-est de Norte de Santander), Buga, San Pedro, Andalucía, Tuluá et Bugalagrande (Valle) et Simití et San Pablo (sud de Bolívar).

Selon le bureau du Défenseur, les groupes d’autodéfense ou paramilitaires sont responsables de 38 % des massacres, la guérilla en est responsable de 17 %, les autres groupes armés de 8 %, des groupes non-identifiés de 35 % et la force publique de 2 %.

Les déplacés

Pendant l’année 1999, près de 290 000 Colombiens ont été obligés de quitter leurs terres et leurs habitations par peur, menaces, annonces de nouveaux massacres, affrontements et disparitions. Parmi eux, 11 700 se sont réfugiés dans des pays voisins tel que le Venezuela et le Panama. En Équateur près de 31 000 personnes se sont réfugiées. Les récents massacres en Montes de María, Antioquia et Catatumbo ont généré une nouvelle vague de déplacés. Le Bureau des réfugiés du département d’État des États-Unis a averti que, suite à la stratégie antidrogue prévue par le « Plan Colombie », 150 000 personnes seront déplacées au sud du pays (...)

Un tiers des déplacés pendant 1999 ont fui en masse et se sont concentrés dans les mêmes endroits : chef-lieu de municipalité, capitale de département ou frontière. Les plus importantes concentrations de déplacés ont eu lieu à Cundinamarca (37 500), Bolívar (35 500), Antioquia (24 500), Santander (23 500), Valle (21 000) et Nord de Santander (21 000) (...)

Les organisations de défense des droits humains estiment que près de deux millions de Colombiens sont déplacés.

À l’extérieur, on n’est pas dupe

La gravité de la situation et la détérioration progressive des droits humains dans le pays depuis environ deux décennies, pendant lesquelles se sont développés et amplifiés tous les types de violations avec la tolérance du gouvernement, sont confirmées par les rapports établis en 1999 par le Département d’État des États-Unis, Human Rights Watch et le bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour la Colombie.

Le rapport d’Human Rights Watch

Face à l’« aide » possible des États-Unis aux forces armées, dans le cadre du Plan Colombie antidrogue, Human Rights Watch a fait un rapport de 22 pages adressé au Congrès des États-Unis pour que cette aide soit suspendue ou conditionnée au respect des droits humains ; la loi Leahy interdit d’aider les membres des forces armées d’un pays quand elles sont compromises dans la violation des droits humains. Le rapport assure que 9 des 18 brigades de l’armée colombienne et leurs officiers collaborent avec le paramilitarisme. S’appuyant sur des recherches du ministère public et des témoignages oculaires, Human Rights affirme que les brigades 3, 4 et 13 ont des liens directs avec les paramilitaires de Carlos Castaño.

La 3ème brigade de l’armée est accusée d’avoir créé le front Calima en liaison avec les paramilitaires. Apparu comme une réaction à l’enlèvement massif opéré par l’ELN (Armée de libération nationale) dans l’église La María au sud de Cali, ce front porte la responsabilité des massacres et des disparitions qui terrorisent le centre du département de Valle. Plusieurs bataillons de la 4ème brigade d’Antioquia sont signalés pour leurs liens avec les « autodéfenses ». Ils sont accusés d’avoir opéré ensemble dans le massacre d’El Aro, où furent assassinées plus de trente personnes en novembre 1997, d’avoir assassiné l’avocat défenseur des droits humains Jésus María Valle, l’ex-conseiller de paix Alex Lopera pour le voler, et d’être à l’origine de nombreuses disparitions. La 13ème brigade porte la responsabilité d’un réseau d’enlèvements dont a été victime l’industriel Benjamin Khoudari et d’avoir pris en charge les tâches de « guerre sale » de la 20ème brigade de renseignements généraux qui a été démantelée.

Un avertissement d’Amnesty International

Dans le même but de suspendre ou de mettre sous condition l’« aide », Amnesty International a averti le Congrès que des unités de l’armée - la brigade mobile numéro 2, commandée par le colonel actuellement arrêté Lino Sánchez - compromises dans le massacre de Mapiripán, où 67 personnes furent assassinées entre le 14 et le 20 juillet 1997 par des paramilitaires, pourraient bénéficier de ces ressources. À ce sujet, le quotidien El Espectador a réalisé une enquête minutieuse qui semble prouver que certaines personnes impliquées ont reçu des leçons d’entraînement de la part du 7è Groupe d’opérations spéciales de l’Armée des États-Unis (les Bérets verts) et que le massacre a eu lieu alors que cet entraînement se poursuivait à El Barrancon (Guaviare), près du lieu de la tragédie. Les forces d’opérations spéciales sont sous le commandement du sous-secrétaire à la défense pour les opérations spéciales et les conflits de basse intensité, ce qui met en évidence l’intervention étasunienne dans les conflits internes pour appuyer les forces gouvernementales comme ce fut le cas en El Salvador. Le sous-secrétaire est actuellement Brian Sheridan qui fréquente notre pays depuis l’année dernière.

Le rapport du Département d’État des États-Unis

Par ailleurs, le 25 février, le Département d’État des États-Unis, dans son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde, malgré l’intention politique d’adoucir l’analyse du rapport pour ne pas affecter le processus de l’« aide », a qualifié de pauvre la manière dont le gouvernement colombien traite ce sujet et a ratifié et amplifié beaucoup de plaintes. Parmi d’autres aspects, il condamne les abus des FARC dans la zone démilitarisée, il met en cause la réponse gouvernementale au problème des déplacés, inadaptée et insuffisante, et l’inexistence légale du délit de disparition forcée.

Selon le rapport, « des accusations dignes de foi sur la coopération avec les groupes paramilitaires continuent à être relevées, y compris des cas d’appui et de collaboration directe de la part de membres des forces militaires, notamment l’armée. Il semble qu’il y a eu des accords tacites entre les commandants militaires locaux et que des groupes paramilitaires dans certaines régions, et des groupes paramilitaires ont opéré librement dans certains secteurs sous contrôle militaire ou malgré une importante présence militaire. » Le rapport affirme également que la justice pénale militaire « manque de transparence et de responsabilité, ce qui contribue à la généralisation du manque de confiance sur la capacité du système à traduire devant la justice ceux qui violent les droits humains. »

Le rapport du Haut commissariat pour les droits de l’homme des Nations unies

Avec une vision plus large du sujet, basée sur l’information de son représentant pour la Colombie, Anders Kompass, la haut commissaire de l’ONU pour les droits humains, Mary Robinson, prépare le document officiel qui sera présenté à la Commission des droits humains à Genève (Suisse), à la fin du mois de mars. Le rapport qualifie de « dégradation humanitaire effrénée » la situation de massacres, de déplacements, de disparitions et d’assassinats qui sévit impunément en Colombie et rappelle le manque de politique de la part du gouvernement par rapport aux problèmes du paramilitarisme et du déplacement.

Le rapport condamne les actes de terrorisme de la guérilla « qui provoque des explosions dans les centres urbains à haute densité de population », les assassinats et la création d’un « gouvernement de fait » dans la zone occupée par les FARC. Il dénonce le recrutement forcé d’indigènes par les groupes engagés dans le conflit et le non-respect de la liberté religieuse et de culte. Il blâme aussi les liens des membres des forces armées avec les groupes paramilitaires et leur manière réitérée de disqualifier les défenseurs des droits humains comme étant favorables à la guérilla. Il signale aussi la dangereuse escalade du conflit interne et la nécessité d’accords rapides qui permettent d’améliorer la situation des droits humains et de garantir le droit à la vie, déjà si faible.

Quant aux droits économiques et sociaux, le rapport rappelle les énormes inégalités et privilèges dans l’éducation, les effets de la corruption, le chômage qui alimente les groupes armés et de délinquants, le drame des gens endettés pour leur logement. Il met aussi en question le manque de garanties des travailleurs pour exercer leur droit de protestation et leur manque de sécurité, ainsi que les conditions de vie de la population indigène et afrocolombienne.

À propos de la justice, il note son inefficacité et sa lenteur, son caractère limité dans beaucoup de régions à cause du conflit, la non-reconnaissance des garanties judiciaires internationales de la part de la « justice spéciale » et la crise humanitaire du système pénitentiaire.

Comme on le voit, il ne s’agit pas de plaintes isolées que l’on pourrait disqualifier parce qu’elles feraient partie des tactiques de la subversion pour déconsidérer le gouvernement et les forces armées ; au contraire, tout le monde se demande anxieusement si un pays peut vivre en se levant chaque matin stupéfait et indifférent pour enterrer de nouveaux morts. Une grande responsabilité incombe au gouvernement de Andrés Pastrana pour faire face à cette situation et pour que devienne réalité ce souhait tant de fois répété : que ce soit les jeunes qui enterrent leurs anciens, morts de mort naturelle.

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2375.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Utopias, mars 2000.
 
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