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MEXIQUE - Un discours de Don Samuel Ruiz : Le nouveau parcours des peuples indigènes

Don Samuel Ruiz

jeudi 16 novembre 2000, mis en ligne par Dial

Après avoir reçu le Prix international Simon Bolívar à l’UNESCO le 23 octobre à Paris, Don Samuel Ruiz, qui fut évêque de San Cristóbal de Las Casas (Chiapas, Mexique) pendant 40 ans (1959-1999), est allé au Centre Pio Manzu à Rimini (Italie) où il fut officiellement décoré de la Médaille de la République d’Italie le 29 octobre. À cette occasion, il a prononcé le discours que nous publions ci-dessous et dans lequel il se manifeste toujours comme le fidèle défenseur des peuples indiens.


Je découvre ces jours-ci ce que signifie pour moi le fait de commencer à être évêque émérite après avoir dépassé les soixante-quinze ans. Je constate, en même temps, qu’un évêque émérite « n’entre pas en retraite », mais qu’il continue à être actif. Dans mon cas c’est d’autant plus vrai qu’il s’agit d’un diocèse mexicain, San Cristóbal de Las Casas, dans l’État du Chiapas, au Mexique, dont la réputation (plutôt bonne que mauvaise) a dépassé, pour bien des raisons, les limites ecclésiales locales et même les frontières civiles nationales.

Une série d’événements (emprisonnement de prêtres, expulsions de quelques-uns, réfugiés du Guatemala, pastorale indigène, soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) en 1994…) ont fait connaître le diocèse de San Cristóbal, au niveau national aussi bien qu’international, ce diocèse au service duquel j’ai vécu durant quarante ans. Par ailleurs, la solidarité et l’accompagnement ecclésiaux et extra-ecclésiaux ont engendré en faveur du diocèse un capital moral que j’assume volontiers et qui est à la base de la mission que m’ont confiée les indigènes du Chiapas : continuer à travailler pour que soient reconnues l’égalité et la dignité de l’Indien.

I. Situation des Indiens depuis la conquête

Il faut d’abord rappeler qu’avant ce qu’on a appelé par euphémisme la « découverte » du nouveau monde, il n’y avait pas d’Indiens, mais des ethnies. : Maya, Inca, Quetchua, Navajo, etc ; le concept Indien est un concept de la conquête et de la domination, car le motif du voyage entrepris par Christophe Colomb était de trouver un raccourci pour les échanges commerciaux de l’Espagne avec les Indes orientales. Il est très probable que Christophe Colomb a constaté que la mission qui lui avait été donnée par la reine Isabelle la Catholique n’avait pas eu le succès escompté. Cependant, il a éveillé l’appétit de domination en ramenant des échantillons de minéraux précieux, de fruits, d’animaux et d’êtres humains, ce qui lui a permis d’obtenir l’aide financière pour les voyages ultérieurs ; les habitants de ces terres étaient dès lors classés dans la catégorie « Indiens ». C’est pourquoi le mot « Indiens »est en fin de compte une catégorie exprimant la domination.

Pour faciliter et accélérer la tâche de l’évangélisation de ces terres, on a créé les encomiendas qui, dans d’autres régions ont reçu le statut, plus bénin, de « réductions ».

Les catégories théologiques de l’époque ont conduit à annoncer l’Évangile aux indigènes, en leur imposant la culture occidentale comme unique véhicule d’expression du christianisme. Mais, en plus de cette imposition culturelle, sans dialogue préalable avec les religions précolombiennes, la conquête a entraîné tant de souffrances chez les Indiens de la part des conquistadores, que Bartolomé de Las Casas, premier évêque du Chiapas, n’a pas hésité à affirmer : « La conversion de l’Indien a été un miracle contre nature. Comment pouvait-il croire en un Dieu de la Vie annoncé par les accompagnateurs de ceux qui lui apportaient la mort ? »

Ainsi, la machinerie de la conquête a fait passer le monde européen de l’admiration pour l’organisation sociale et les cultures de ces peuples, au mythe de l’Indien irrationnel, sujet de débats théologiques dans les universités européennes sur la capacité ou non de l’Indien à être baptisé. Elle se donna en même temps des motifs pour justifier l’esclavage.

De nombreux événements historiques ont marqué dans les dernières années notre pays et le continent, et par conséquent la situation de nos frères indigènes, mais nous pouvons dire que la situation que je viens de décrire demeure jusqu’à nos jours : un système économique et politique oppressif et dominateur et l’imposition de la culture occidentale comme unique véhicule pour exprimer la foi.

Cependant, l’aire du Concile œcuménique Vatican II (1962-1965) fut aussi celle de changements très significatifs. Les évêques africains présents au concile attirèrent l’attention sur les problèmes que posent à l’évangélisation les sciences sociales et anthropologiques. Le Concile a reconnu (avec les Pères grecs et orientaux) que Dieu se révèle à tous les peuples et qu’il laisse sa trace dans ce que les Pères de l’Église ont appelé les « semences du Verbe ». À partir de là, l’Église a entrepris une tardive mais nécessaire rectification de la pastorale, en reconnaissant cette manifestation de Dieu dans les cultures. Nous nous acheminons ainsi vers l’émergence d’Églises autochtones qui cherchent à déceler l’incarnation de l’Évangile dans les cultures. Les réflexions qui ont suivi le concile, à Medellin, Puebla et Saint-Domingue, ainsi que diverses allocutions pontificales, abondent en ce sens. Les activités pastorales orientées dans ces perspectives et combinées à d’autres événements ouvraient la voie à une prise de conscience de la dignité de l’indigène.

L’aggravation du système économique et les politiques des gouvernements militaires avec leurs séquelles de terreur et de mort, ont favorisé et stimulé une croissance des communautés indigènes du continent qui se sont cristallisées dans l’affirmation de leur identité culturelle et dans la conscience d’être les protagonistes de leur histoire.

À l’appel du cinquième centenaire de la conquête des Amériques, diverses pétitions arrivèrent à Rome, recommandant de procéder à une consultation auprès des indigènes sur leur approche réelle de l’évangélisation et de la conquête. La réaction à cette consultation a été quasi unanime : l’évangélisation est ressentie comme l’imposition de la culture occidentale et la découverte de l’Amérique comme une domination qui engagea le processus de spoliation.

Cette prise de conscience a coïncidé avec tout un ensemble de mouvements et avec l’émergence historique connue comme « l’irruption des pauvres ».

Dans ce contexte, avec l’aggravation des conséquences négatives d’une globalisation du système économique, on cherche à étendre le plus possible l’ombre protectrice du parapluie sauveur du marché. La portée réelle de cette politique aboutit à un pourcentage conscient d’« exclus », c’est-à-dire de condamnés à mort.

En contrepartie, lorsque les Églises en Amérique latine définissent et proclament leur option pour les opprimés et la mission libératrice comme constitutif essentiel du christianisme, elles mettent le doigt sur la plaie en proposant une alternative que le système cherche à étouffer.

II. Émergence de l’Indien comme « sujet »de son histoire

Un des éléments du processus décrit est l’émergence de l’Indien comme sujet de son histoire. C’est la matrice du continent, elle existait avant la configuration géopolitique actuelle. Le mouvement suscité lors de la célébration du cinquième centenaire a constitué un virage dans l’histoire de l’Amérique latine ; il a révélé et provoqué l’émergence d’une interprétation unitaire de l’histoire : celle de la résistance indigène, noire et populaire. Ce point de vue ne se limitait pas à réinterpréter le passé, mais il comprit l’urgence qu’il y avait à opposer au projet néo-colonialiste un projet populaire alternatif, concrétisé en un « nouvel ordre mondial ». (Peut-être un jour les historiens diviseront-ils l’histoire moderne du continent en deux époques : avant et après le mouvement indigène, noir et populaire).

Par ailleurs, on assiste à un processus continu d’unification : les Quetchuas du Pérou, de l’Équateur et de Bolivie se réunissent périodiquement en

tant que nation. Des rencontres indigènes ont lieu, au niveau national, régional, international et continental : Rencontre latino-américaine d’organisations paysannes-indigènes à Bogotá, Colombie, du 7 au 12 octobre 1989 ; lancement de la Campagne des 500 ans de résistance ; Première rencontre continentale des peuples indigènes à Quito, Équateur, 17-21 juillet 1990 ; Deuxième rencontre continentale de la Campagne des 500 ans à Quetzaltenango, Guatemala, du 7 au 12 octobre 1991 ; Premier sommet des peuples indigènes à Chimaltenango, Guatemala, du 24-28 mai 1993 ; Deuxième sommet des peuples indigènes à Oaxtepec, Mexique, fin 1993 ; Approbation par l’Assemblée générale de l’ONU, décembre 1993, de l’Année internationale pour les peuples indigènes. De même, se sont constituées des institutions indigènes et des représentations de celles-ci dans les organismes internationaux. L’attribution du Prix Nobel de la Paix à Rigoberta Menchú, en 1992, a été de même une reconnaissance de l’émergence de l’Indien dans le continent.

Ainsi les Indiens apparaissent comme protagonistes, comme sujets de leur propre histoire. Écoutons leur voix : « Au long de ces 500 ans on a essayé par tous les moyens de semer la méfiance à l’égard de nos capacités et entre nous-mêmes, afin de nous maintenir soumis et passifs. Le moment est arrivé de rompre le silence (…) ; durant cinq siècles d’autres ont parlé pour nous, aujourd’hui nous voulons commencer à parler par notre propre voix. »(Rencontre latino-américaine des organisations paysannes et indigènes, Bogotá, Colombie, p. 280)

Malheureusement, s’il y a des soulèvements indigènes pacifiques (il y en a eu deux en Équateur), le contexte répressif favorise l’apparition de soulèvements armés, comme au Guatemala, en El Salvador et spécialement au Chiapas, le 1er janvier 1994. À ce propos, l’EZLN, dans la forêt du Chiapas, disait : « Nous savons qu’il y a d’autres voies pour obtenir la paix. À nous autres on ne nous en a pas laissé d’autre. Rendez-nous la guerre impossible, montrez-nous d’autres voies, enseignez-nous la voie de la paix. Ne nous laissez pas seuls. »

III. Une voie alternative, millénaire, communautaire et écologique

Les analystes du système économique dominant, enthousiasmés par les conséquences positives (pour le système) de la globalisation, proclament avec enthousiasme que c’est le système « unique et définitif », qu’il n’y a pas d’autre système économique qui puisse se substituer au néo-libéralisme globalisant. C’est pourquoi, lorsque le tiers-monde se rebelle contre la dette extérieure, réclame la transformation d’une économie de concentration du capital, qui accentue la spoliation des exclus, et quand l’Église se prononce pour son choix prioritaire des pauvres, c’est la panique chez les architectes du système.

Il est urgent que naisse une société dont l’unité n’ait pas un caractère monolithique et qui intègre l’identité de ceux qui sont sujets de leur propre histoire et non pas une unité qui convertit tout le monde en objets d’exploitation (dont l’intérêt serait d’être une main-d’œuvre). Cette nouvelle forme d’unité suppose l’acceptation des identités propres, les luttes spécifiques s’articulant à celles de tous ceux qui cherchent à construire un bloc continental. Cette société reconnaîtrait l’autonomie des nations et des peuples indiens avec leur unité et leur identité, le droit à l’autodétermination, qui implique des analyses communes opposées au colonialisme, la récupération de l’identité culturelle avec ses valeurs et la récupération de la mémoire historique. Cette autodétermination suppose un modèle alternatif au néo-libéralisme, dans lequel les protagonistes seraient les peuples eux-mêmes ; elle suppose aussi l’intégration et l’égalité de la femme.

Ces peuples indiens, noirs et paysans ont vécu une unité communautaire et une convivialité harmonieuse avec la nature qui est menacée de mort par le système économique actuel. Ils cherchent à construire un modèle économique et politique participatif dans un dialogue critique et constructif, constant et direct, entre les bases sociales et les dirigeants, à travers des instances civiles articulées entre elles, puisque la participation politique aux partis n’accapare pas tous les individus ni n’occupe tout le temps : car la politique n’épuise pas toute la dimension de la co-responsabilité citoyenne dans la marche de la société.

I. Un nouveau modèle de société

Pour synthétiser, nous assistons à la recherche généralisée d’un nouveau type de société : passer d’une société qui concentre le pouvoir comme domination à une société qui conçoit et vit le pouvoir comme un service avec la participation de l’autre, de celui qui est différent. Une société qui reconnaît et vit l’unité dans l’acceptation d’identités culturelles légitimes et diverses. Les mouvements qui se sont manifestés dans le continent latino-américain ont rencontré un écho dans le premier monde qui a exprimé avec force et de différentes manières sa solidarité. Les organismes d’aide évoluent dans leur stratégie : de l’aide urgente on en est venu à l’aide au développement, à ce que l’on appelle le partnership. Ces organismes ont aujourd’hui la conscience d’être des canaux qui rétablissent dans la justice ce que le système détruit.. Nous assistons à l’émergence d’une solidarité qui prend en compte et assume comme sien le problème de l’inégalité et proclame les exigences de justice. On reconnaît les droits individuels et collectifs et les grands organismes travaillent à la conquête et au respect de ces droits respectés. Premier et troisième monde comprennent leur complémentarité et l’urgence de cheminer ensemble. En dépit de pratiques qui ne sont pas toujours adéquates, on constate la présence dynamique d’une conscience planétaire et la formulation d’exigences en vue d’une société conforme à cette dimension.

Les carences et limitations que nous vivons aujourd’hui nous invitent à contribuer ensemble à la réalisation de cette utopie.

II. Violence dans le premier monde

Les contrastes que nous vivons dans l’histoire pourraient nous induire en erreur sur les tendances généralisées qui se manifestent aujourd’hui. Le fait de ne pas accepter les différences politiques, sociales, religieuses et culturelles, la recherche et l’exercice d’un pouvoir dominateur et d’autres forces négatives de l’être humain aboutissent aux différentes crises violentes qui éclatent sous de nombreuses latitudes. On discerne parfois, dans certaines présences solidaires, le désir de donner corps à l’utopie dans le premier monde, à partir de situations du tiers-monde. On a l’impression que l’on commence à découvrir et à accepter que le tiers-monde non seulement pose les problèmes, mais aussi qu’il permet de trouver des solutions qui ont valeur pour la construction d’un monde nouveau.

III. Premier monde à l’écoute

À partir de multiples expériences qui provoquent réflexions, intercommunications et pratiques, le premier et le troisième monde marchent sensiblement vers la construction de nouvelles relations, de nouvelles instances et préparent l’avènement d’un monde juste, dans une unité légitimement différenciée. Non seulement des réunions comme celle-ci, mais des efforts conjugués dans tous les milieux où il existe de la bonne volonté, sont des pas en avant vers cet objectif.

Non seulement la tolérance religieuse, mais aussi l’intercommunication et le désir de donner un témoignage à partir des positions et des comportements de différents dirigeants religieux ouvrent courageusement la voie à la construction de la paix.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2424.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Dial, octobre 2000.
 
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