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MEXIQUE - Mercedes Olivera : « Le féminisme occidental est libéral, individualiste »

Emma Gasco

mardi 10 septembre 2013, mis en ligne par Dial

Mercedes Olivera est professeure à la Faculté de sciences sociales de l’Université autonome du Chiapas, fondatrice et conseillère du Centre de recherche et d’action pour la femme latino-américaine. Cet entretien réalisé par Emma Gasco et publié dans Pikara magazine (7 novembre 2012) revient sur l’histoire des communautés indiennes mexicaines, la place des femmes en leur sein et les apports du mouvement zapatiste.


Universitaire et activiste, Mercedes Olivera est une pionnière de l’anthropologie féministe mexicaine. Depuis les années soixante-dix, elle travaille pour le respect des droits des femmes au Chiapas.

Comment a évolué la situation des femmes indiennes à travers l’histoire du Mexique ?

La colonisation a intensifié l’oppression et les inégalités. Et, du fait même du processus par lequel se construit la culture indienne, la subordination des femmes s’enracine, elle en vient à être considérée comme faisant partie intégrante de l’ethnicité. Au XIXe siècle, le problème s’accentue encore car les lois établissent la fameuse égalité entre tous les Mexicains, mais, pour être considérés comme citoyens, la condition est de savoir lire et d’être propriétaire. Les Indiens ne savaient pas lire et n’étaient pas propriétaires.

Ces formes culturelles qui légitiment l’inégalité et la transforment en une caractéristique ethnique se maintiennent jusqu’à une époque avancée. J’ai travaillé ici dans les années soixante et à cette époque encore, les femmes, pour la plupart monolingues, ne pouvaient pas parler avec les gens de l’extérieur. Dans certains groupes, elles ne pouvaient pas relever la tête pour regarder les hommes. Les femmes ne pouvaient pas hériter de la terre et leur propre corps était vendu lors du mariage. L’oppression de genre et l’oppression économique de classe étaient intimement liées.

Quelles sont les conséquences de l’entrée des communautés dans le système de marché ?

Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, s’opère la monétarisation de l’économie indienne, la production change pour s’adapter à la vente… La relation à l’État par le biais du marché, dans le cadre, bien sûr de relations de subordination, permet à la politique indianiste de pénétrer dans les communautés. À travers l’école s’introduit la culture occidentale. Si ce n’est pas une forme de libération des femmes, c’est néanmoins un espace dans lequel les femmes ont la possibilité de connaître une autre culture… et d’avoir un peu plus d’informations. Ainsi s’établissent les bases de la fissuration des structures communautaires qui contrôlent la continuité de l’oppression des femmes.

Mais en même temps l’intégration au marché permet aux hommes d’accumuler davantage de pouvoir. La différence entre ceux qui détiennent l’argent et les femmes, qui n’en ont pas, approfondit la subordination, qualitativement. Le résultat est que les femmes dépendent beaucoup plus des hommes. Avant la domination du marché dans les communautés, la nécessité de collaboration était beaucoup plus forte. Une évolution culturelle des hommes dans le sens de l’occidentalisation se produit, ce qui inclut aussi l’idée d’une supériorité masculine. Le machisme occidental revêt des formes très particulières, il est très violent. C’était la forme dominante dans les communautés avant 1994, lorsque se produit le soulèvement zapatiste.

Selon toi, quelles sont les différences entre le féminisme dans sa conception occidentale, eurocentrique, et le féminisme indien ?

Dans notre pays le féminisme indien est indissociable du mouvement social. Le problème principal qu’ont les femmes indiennes c’est la faim, et cette pauvreté participe de la subordination de genre, de classe, d’ethnie – tout cela va de pair et il n’est pas possible de séparer. Les revendications qui portent sur le corps, le plaisir, la réalisation personnelle sont très lointaines. Le féminisme occidental est libéral, individualiste, il y a là une très grande contradiction. Les communautés indiennes continuent à fonctionner comme des collectifs. Les approches et les revendications des unes et des autres sont totalement différentes. Nous devons coordonner nos luttes mais nous n’en avons pas trouvé le moyen. La relation Indiens / non Indiens est très difficile, sous tendue par un racisme, que nous le voulions ou pas. Des deux côtés même.

En quoi le zapatisme est-il si novateur ?

C’est la première fois qu’existe une opposition politique habitée par une logique d’émancipation et de libération qui part des Indiens et, en outre, concerne l’ensemble de la société. Et sur des principes très novateurs qu’à gauche nous n’utilisions pas. Commander en obéissant est un principe fondamental… Et très difficile à respecter. La gauche traditionnelle est excluante et permet l’accumulation des pouvoirs.

Entre 1994 et 2002 le zapatisme semblait s’en tenir au niveau du discours, car dans les communautés mêmes, surtout dans le cas des femmes, régnait une grande inégalité. Si la société entière est sexiste, par quel tour de magie les zapatistes allaient-ils être différents ? C’était une époque très difficile : le gouvernement coopte nombre de gens qui étaient zapatistes, c’est un moment de guerre, il y a eu des viols, des abus, des enlèvements…

En 2002-2003, une analyse de tous ces problèmes a été effectuée. Un communiqué de l’EZLN [1] relevait trois problèmes fondamentaux dans la réalisation du projet : l’un était le fait de commander en obéissant, qui n’avait pas été intégré, un autre était la prééminence du pouvoir militaire sur le pouvoir civil, et l’autre que les femmes ne participaient pas même si cela leur était possible. Des stratégies ont été mises en place pour résoudre ces problèmes. De mon point de vue c’est un des enseignements politiques les plus importants, car même au prix d’une réduction de leurs bases, ils ont consolidé leur projet politique à l’intérieur. Cela leur permet d’établir leurs structures propres. Avec l’organisation des femmes, ce sont deux éléments fondamentaux de la concrétisation de leur projet politique.

En quoi consiste le changement en ce qui concerne la participation des femmes ?

Avant 2003 l’idée était qu’il n’y avait pas à travailler spécifiquement avec les femmes, qu’il fallait travailler avec les communautés. Cela ne permettait pas que les femmes puissent réellement passer d’une subordination traditionnelle séculaire à une participation politique.

Après 2003 nous avons recommencé à organiser des ateliers de genre dans un des caracoles [2]. Ils voulaient savoir ce que c’était le genre et comment ça se mangeait. Les participants étaient majoritairement des hommes et nous avons abordé le genre à partir des hommes, de leur intimité, de leur masculinité. Une fois qu’ils reconnaissent leur position dominante, c’est plus facile pour eux de comprendre toute la dynamique.

Après de nombreuses journées, ils m’ont dit : « Mercedes, nous avons compris maintenant cette question du genre, et nous reconnaissons que, oui, nous les hommes sommes machos et avons été dans une position de domination… Mais à l’intérieur du marxisme où est-ce que nous mettons ça ? » Je leur ai répondu « Partout ». Et ils sont restés paralysés. « Et comment ? » Nous avons commencé à travailler d’un point de vue de classe sur la façon d’intégrer les discriminations et l’inégalité touchant les femmes.

Quelle influence a eu le zapatisme au Mexique et dans le monde ?

Le zapatisme a renouvelé les espérances et les possibilités de changement social et politique parce que les gauches, nous étions déçus par les différents chemins empruntés, et les échecs qui en étaient découlés. Par exemple les guerres en Amérique centrale ont coût de nombreuses vies, beaucoup de sacrifices et n’ont abouti à rien. À certains endroits, les structures militaires ont pu être brisées mais les structures capitalistes de pouvoir ont perduré.

Lors de la première convention en 1994 nous sommes venus nombreux portés par le désir d’appuyer les zapatistes. Marcos commença son discours en disant « nous ne voulons pas des soutiens, nous n’avons pas besoin d’être soutenus, nous avons besoin que chacun réalise sa propre révolution, son propre schéma, ses propres organisations et que nous suivions tous ensemble ce chemin, en parallèle. » Cette rupture avec la verticalité est intéressante. Il ne s’agit pas que tu viennes m’aider et que je décide en quoi tu m’aides et comment…, il s’agit de s’engager à ton tour, de t’impliquer dans ton propre processus.

Quelles sont les principales réussites du projet zapatiste ?

La principale réussite c’est d’avoir persisté, malgré la guerre, les oppositions, les critiques, l’isolement… C’est d’avoir créé ses propres structures et démontré à travers elles la possibilité d’autres manières de vivre et d’être en relation, avec par exemple la prise en considération de la participation des femmes et des hommes. Et la structure éducative. Avec notre forme de pensée orthodoxe nous disions « mais ils ne donnent pas de formation politique, où sont leurs cadres ? » C’est quelque chose de totalement différent du système scolaire occidental et c’est réellement le pivot de la vie politique qu’ils réalisent, le pivot du fonctionnement des communautés et le pivot des transformations.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3252.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : Pikara magazine, 7 novembre 2012.

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[1Ejercito zapatista de liberación nacional – Armée zapatiste de libération nationale, en français – note DIAL.

[2Les caracoles, créés en 2003, sont les régions d’organisation des communautés autonomes zapatistes – note DIAL.

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