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DIAL 3238

MEXIQUE - « Las Patronas » : 17 ans de lutte infatigable pour la dignité des migrantes et migrants centroaméricains

Karolina Caicedo Flórez

samedi 18 mai 2013, mis en ligne par Dial, Karolina Caicedo Flórez

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Nous publions dans ce numéro deux articles de Karolina Caicedo Flórez consacrés au périple mexicain des migrantes et migrants centraméricains en route vers les États-Unis. L’autrice, politiste de l’Université nationale de Colombie est journaliste reportère à la Radio Itinerante (Mexique).


« Il y a des femmes qui luttent un jour et sont bonnes ; il y en a d’autres qui luttent une année et sont meilleures ; il y en a d’autres encore qui luttent pendant des années et sont très bonnes. Mais il y a celles qui luttent toute la vie : celles-là sont indispensables ».
Mercedes Sosa (adaptation de la citation de Bertolt Brecht).

Dans les montagnes de l’État de Veracruz, au Mexique, un groupe de quinze femmes, depuis 17 ans, s’organisent pour travailler à la défense de la dignité de la population migrante centraméricaine qui, tous les jours, traverse du sud au nord le territoire mexicain, et affronte une série de violences dues au simple fait de migrer illégalement.

Dans ces deux marmites, elles préparent 20 kilos de riz et 20 kilos de haricots chaque jour

Pendant plus de dix ans, leur travail est resté dans l’anonymat presque complet, jusqu’à ce qu’en 2005, grâce à un documentaire qui racontait leur labeur journalier en défense des migrantes et migrants, le projet de Las Patronas commence à occuper les pages internet, les journaux, les revues, les festivals de cinéma documentaire et même les musées. Elles ont commencé à recevoir au moins une visite par semaine, de journalistes, de défenseurs des droits humains et de curieux, hommes et femmes, désireux de connaître et d’aider personnellement leur travail. Avec toutes ces personnes, nous nous sommes approché-e-s de leur cantine, située dans l’agglomération de La Patrona, et nous avons pu comprendre pourquoi, malgré tant de stigmatisation des migrant-e-s comme des Patronas, elles ont poursuivi leur projet, en en réélaborant le sens et en lui ajoutant de nouvelles tâches et objectifs : par exemple la conscientisation de la population mexicaine, spécialement des jeunes étudiants dont les universités leur ont ouvert les portes, afin que la défense de la dignité de la population migrante soit connue, débattue et soutenue également dans les amphithéâtres.

« Nous ne sommes pas là pour juger, nous sommes là pour conscientiser », ont affirmé plus d’une fois Las Patronas quand j’ai eu l’occasion de converser avec elles, faisant référence à l’imaginaire xénophobe qui prédomine au Mexique concernant la population migrante venant d’Amérique centrale : « voleurs, criminels, assassins, fugitifs de la justice, cancer pour le Mexique », imaginaire répandu et renforcé grâce au travail (des)informatif des moyens de communication officiels.

L’article publié le 27 décembre 2012 dans le journal conservateur El Heraldo, de Saltillo, intitulé « Encore une de migrants » [1] non seulement stigmatise et criminalise migrantes et migrants qui passent par cette ville, mais s’en prend aussi aux initiatives qui cherchent à offrir de l’aide gratuite à la population migrante, comme c’est le cas du centre d’accueil qui fonctionne dans cette ville et qui est appelé « cancer de Saltillo ».

La stigmatisation des Patronas s’est aussi faite sentir : « folles, elles ne savent même pas qui elles aident », voilà quelques-uns des mots utilisés dans les milieux catholiques les plus engagés dans leur paroisse (cela va du prêtre aux fidèles de La Patrona) et même par les maris de femmes qui, une fois ou l’autre, ont voulu soutenir ce projet.

Malgré tout, ces quinze femmes, dans leur cœur, leur esprit et leurs actes, jour après jour, vont à contre-courant de cette criminalisation des migrants qui traversent le Mexique ; cette posture s’exprime non seulement dans le repas quotidien qu’elles offrent aux deux bonnes centaines de migrant-e-s juché-e-s sur le train qui roule, mais aussi dans les visites qu’elles effectuent dans les prisons (qui se remplissent chaque jour davantage de migrants centraméricains « indésirables »), dans les universités, les centres d’accueil et les ateliers de droits humains qu’elles ont établis dans plusieurs villes du Mexique et des États-Unis.

Chacune de ces femmes de La Patrona est très claire quand elle expose pourquoi leur groupe ne partage pas l’imaginaire qui assimile le migrant au criminel ; elle explique les situations difficiles produites par la société, qui motivent la migration de plus de 200 centraméricain-e-s certains jours : le chômage, la précarisation du travail, la violence, le déplacement forcé, le coup d’État au Honduras qui fait que depuis 2008 environ 80% des migrants qui traversent le Mexique proviennent de ce pays, la violence intrafamiliale, l’homophobie et la lesbophobie, le manque d’opportunités, le désir de rejoindre des parents qui résident aux États-Unis, entre autres facteurs.

Outre la connaissance des raisons qui motivent la migration, un autre moteur du travail des Patronas est la satisfaction qu’elles éprouvent chaque jour en offrant leurs deux cents et quelques sachets-repas quotidiens. En étant dans la cantine, j’ai pu sentir que le flux de sentiments commence trois heures avant l’arrivée du train, quand il quitte Medias Aguas (Veracruz), où l’appel des responsables du centre d’accueil renseigne Las Patronas sur le nombre de migrants à son bord, cinquante, cent, deux cents et plus.

À ce moment-là, commence le travail fébrile de mettre les repas dans les sachets, l’eau dans les bouteilles, la fixation des liens entre les bouteilles et l’installation de toute cette nourriture sur les grilles et les charretons. En outre, quand il y a des volontaires, femmes et hommes, Las Patronas sont prolixes en explications sur les précautions pour donner le repas au passage du train, afin d’éviter un accident et que si possible aucun migrant ne reste sans avoir à manger. « Au passage du train, attrape les bouteilles attachées non par le lien mais par leur extrémité basse », est une des instructions que répètent Las Patronas pour éviter un autre accident comme celui qu’eut une religieuse d’origine coréenne qui, s’étant offerte à donner l’eau aux migrants, avait mis son doigt au milieu du lien qui réunit les deux bouteilles – dans la hâte d’un migrant pour les saisir, une partie du doigt de la nonne a pris le même chemin.

Cinq minutes avant le passage du train par La Patrona, Leonila, une femme de 76 ans, peut entendre le son fracassant du train que depuis 17 ans elle attend au moins deux fois par jour, pour donner les sachets-repas aux migrants qui voyagent sur le toit des wagons. Immédiatement, elle court à la cantine et avertit « Le train arrive, le train arrive ! », comme signal d’alerte pour Las Patronas dont c’est le tour, afin d’accélérer le travail et de se diriger en avance vers les voies du train, à cent cinquante mètres de la maison.

Le train entre dans l’agglomération de La Patrona

En raison de son âge avancé, Las Patronas qui sont filles de Leonila lui recommandent de ne plus tendre de sachets-repas aux migrants qui passent sur le train, car elle pourrait perdre l’équilibre et avoir un accident. Pourtant, après dix-sept ans à éprouver la satisfaction qu’implique d’avoir donné à manger à un migrant inconnu, la plupart du temps, elle oublie la consigne et continue à offrir la nourriture.

Passage du train et distribution des sachets-repas aux migrants

Le moment précis où le train, appelé La Bestia, passe par La Patrona, déclenche une foule de sentiments chez quiconque a en mains un sachet-repas pour le tendre aux migrants : la tension nerveuse (si c’est la première fois qu’il le fait), le stress (en entendant le bruit puissant du train et en percevant sa allure rapide), l’émotion (en voyant les mains des migrants s’étirer pour saisir un des sachets), la joie (en entendant les mots de remerciements), et parfois la rage, quand on s’aperçoit que les migrants n’ont pas tous pu attraper un sachet.

Las Patronas, quelques minutes après le passage du train

Qui mieux que ces femmes peut expliquer la sensation que produit le passage du train : « entendre le train, c’est comme écouter l’appel de la vie au cœur de la désespérance et de la peur, mais cette partie de nous que nous leur donnons est pour leur enlever ne serait-ce qu’un peu de laideur pour la remplacer par le meilleur de nous-mêmes », ont-elles publié il y a quelques mois sur leur page d’accueil facebook, qui compte déjà plus de 3000 fans et qui reçoit plus de cent « like » chaque fois qu’elles publient quelque chose.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3238.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : texte envoyé par l’autrice le 5 mars 2013 et publié sur le site DIAL - AlterInfos.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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