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DIAL 2509

AMÉRIQUE LATINE - L’approche de Gustavo Gutiérrez. La complexité du monde du pauvre. La pauvreté au temps de la globalisation

Gustavo Gutiérrez

lundi 15 octobre 2001, mis en ligne par Dial

Après le point de vue de Pablo Richard sur la pauvreté aujourd’hui et les tâches correspondantes de la théologie de la libération, nous présentons ci-dessous l’approche de Gustavo Gutiérrez, dominicain péruvien, considéré comme le « fondateur » de la théologie de la libération. Texte rédigé à Lyon au cours de cette année 2001.


Il est très important de prendre conscience de la complexité du monde du pauvre. Cela a été, dès le début, l’une des préoccupations majeures de la théologie de la libération, qui a cherché à tenir compte des différentes dimensions de la pauvreté. Pour le dire en d’autres termes, comme le fait la Bible, on a été attentif à ne pas réduire la pauvreté à son aspect économique, qui est certes capital. Ceci a conduit à l’affirmation que le pauvre est "l’insignifiant", celui qui est considéré comme une "non personne", quelqu’un à qui on ne reconnaît pas la plénitude de ses droits en tant qu’être humain. Des personnes sans poids social ou individuel qui comptent peu dans la société et dans l’Église. Ainsi sont-ils vus, plus exactement ils ne sont pas vus, parce qu’en tant qu’exclus, dans le monde d’aujourd’hui, ils sont plutôt invisibles. Les raisons en sont diverses : les carences d’ordre économique sans doute, mais aussi la couleur de la peau, le fait d’être femme, d’appartenir à une culture méprisée (ou considérée intéressante seulement en vertu de son exotisme, ce qui revient au même en fin de compte). La pauvreté est, en effet, une affaire complexe et à plusieurs facettes ; lorsque nous parlons depuis des décennies des droits des pauvres (voir par exemple Medellin, Paix, n° 22) nous nous référons à cet ensemble de dimensions de la pauvreté.

Une deuxième perspective également présente dès le début fut de voir le pauvre comme "l’autre" d’une société qui se construit en marge ou contre ses droits les plus élémentaires, étrangère à sa vie et à ses valeurs. De telle façon que l’histoire lue à partir de cet autre (à partir de la femme par exemple) devient une autre histoire. Néanmoins, relire l’histoire pourrait paraître un exercice purement intellectuel si on ne comprend pas que cela signifie aussi la refaire. Dans cet ordre d’idées, nous avons la ferme conviction, malgré toutes les limites et tous les obstacles que nous connaissons, spécialement de nos jours, que les pauvres doivent eux-mêmes assumer leur destin. À cet égard, relire l’histoire à partir des pauvres, comme le fit Las Casas, qui cherchait à voir les choses "comme s’il était indien", constitue un riche filon toujours à exploiter. La première personne, née dans ce continent, à le faire, et en connaissance de cause, fut l’Indien Guamán Poma. C’est seulement en libérant notre regard des inerties, des préjudices, des catégories acceptées de façon non critique, que nous pourrons découvrir l’autre.

Du fait même, il ne suffit pas d’avoir conscience de cette complexité, il est nécessaire de l’approfondir, d’entrer dans le détail de la diversité et d’en accueillir la force interpellatrice. Il n’est pas davantage suffisant de prendre note de la condition du pauvre comme autre (tel que nous l’avons compris), elle doit elle-même être étudiée plus en détail et considérée dans toute sa réalité et diversité, qui est un défi. Ce travail est en cours, surtout grâce aux engagements concrets assumés dans et à partir du monde de la pauvreté et de l’expérience de la foi des pauvres. La réflexion théologique se nourrit de cette expérience quotidienne, qui dure déjà depuis quelques décennies, et simultanément elle l’enrichit.

Cette préoccupation s’est approfondie au cours des dernières années. Des travaux courageux ont permis d’entrer d’une façon particulièrement féconde dans certains aspects essentiels de la complexité indiquée. En effet, on rencontre aujourd’hui, sur ce sentier, différents efforts pour penser la foi à partir de la situation séculaire de marginalisation et d’exploitation des divers peuples indigènes de notre continent et de la population noire, violemment incorporée à notre histoire il y a des siècles. De différentes manières nous avons été témoins à notre époque de la vigueur et du pouvoir acquis par la voix de ces peuples, de la richesse culturelle et humaine qu’ils sont susceptibles d’apporter, ainsi que des aspects du message chrétien qu’ils nous permettent de découvrir sans détour. À cela s’ajoute le dialogue avec d’autres conceptions religieuses, celles qui ont pu survivre à la destruction des siècles antérieurs, qui sont minoritaires aujourd’hui - néanmoins tout aussi respectables parce que s’y trouvent engagés des êtres humains -, mais qui, sans prétendre les recréer de façon artificielle, sont présentes avec leur richesse culturelle et religieuse.

Les réflexions théologiques qui proviennent de ces univers sont particulièrement exigeantes et neuves. Comme le sont également celles qui proviennent de la condition inhumaine et par conséquent inacceptable de la femme dans notre société, tout spécialement lorsqu’elle appartient aux couches sociales et ethniques que nous venons de rappeler ; en ce domaine nous assistons également à l’apparition de perspectives théologiques riches et nouvelles, développées surtout par des femmes, mais qui sont importantes et posent des questions à tous. Un des domaines les plus féconds est celui de la lecture de la Bible à partir de la condition féminine, mais il y en a évidemment encore beaucoup d’autres qui élargissent notre horizon de compréhension de la foi chrétienne. Il ne s’agit pas davantage - il peut être opportun de le signaler -, de la défense d’anciennes cultures figées dans le temps ou de la proposition de projets archaïques qui seraient dépassés par le devenir historique, comme certains ont tendance à le penser. La culture est une création permanente, elle s’élabore tous les jours, et de façons très différentes, dans nos villes. Celles-ci sont un creuset de races et de cultures à leurs niveaux les plus populaires ; mais elles sont, en même temps, les lieux cruels d’une distance croissante entre les différents secteurs sociaux qui les composent. Les deux choses se vivent dans les villes d’un continent en urbanisation accélérée. Cet univers en mouvement, qui en grande partie porte et transforme les valeurs des cultures traditionnelles, conditionne la vie de la foi et l’annonce du Royaume ; c’est en conséquence un point de départ historique pour une réflexion d’ordre théologique.

Quoi qu’il en soit, l’accent que le discours sur la foi assume légitimement selon l’aspect du monde des pauvres qu’il privilégie, ne doit pas faire perdre de vue la globalité de ce qui est en question dans la condition de tous les pauvres. Il ne faut pas davantage ignorer le terrain commun d’où partent et dans lequel se développent nos langages et réflexions : celui des insignifiants, celui de leur libération intégrale et celui de la Bonne nouvelle de Jésus orientée de façon préférentielle vers tous ceux-ci. En effet, il faut éviter à tout prix que l’attention nécessaire et urgente aux souffrances et aux attentes des pauvres ne donne lieu à des chasses gardées. Celles-ci seraient sources d’exclusivisme et de méfiance qui, en dernière instance, affaibliraient - étant donné qu’il s’agit quant à l’essentiel de perspectives convergentes et complémentaires -, le combat quotidien des dépossédés de la vie et de la justice et l’action pour faire respecter leurs valeurs culturelles et religieuses. De même pour leurs droits à être égaux, en même temps que différents.

La complexité de l’univers du pauvre et la perspective de l’autre indiqué au départ, comme nous l’avons rappelé, sont aujourd’hui mieux élaborés dans toutes leurs difficultés et leur aspect conflictuel, mais en même temps avec toutes leurs promesses. Notre propos n’est pas réunir sous une même rubrique tous les courants théologiques qui proviennent de cette situation, la diversité en ce domaine est également importante ; mais les liens historiques évidents qu’il y a entre eux, de même que l’horizon commun du monde complexe du pauvre en lequel ils se retrouvent, nous permettent de les comprendre comme des expressions fécondes des tâches actuelles de la réflexion théologique élaborée à partir des déshérités du continent. Il s’agit de chantiers ouverts.

Globalisation et pauvreté

Nous ne sommes pas avec les pauvres si nous ne sommes pas contre la pauvreté, disait Paul Ricœur il y a de nombreuses années. C’est-à-dire, si nous ne refusons pas la condition qui accable une partie si importante de l’humanité. Il ne s’agit pas d’un refus purement émotionnel, il est nécessaire de connaître ce qui motive la pauvreté au niveau social, économique et culturel. Ceci requiert des instruments d’analyse qui nous sont fournis par les sciences humaines. Mais comme toute pensée scientifique, celles-ci travaillent avec des hypothèses qui permettent de comprendre la réalité qu’elles veulent expliquer, ce qui revient à dire qu’elles sont appelées à changer face à des événements nouveaux. C’est ce qui arrive aujourd’hui face à la présence dominante du néolibéralisme, désormais hissé sur les épaules d’une économie chaque jour plus autonome par rapport à la politique (et, déjà avant, de l’éthique), grâce au fait connu sous le terme un peu barbare de globalisation.

La situation que l’on appelle ainsi vient, comme on le sait, du monde de l’information, mais elle se développe dans le domaine économique et social, et dans d’autres domaines de l’activité humaine. Néanmoins, le mot est trompeur parce qu’il laisse croire que nous nous orientons vers un monde unique, alors que, en vérité, il entraîne inéluctablement dans la période actuelle une contrepartie : l’exclusion d’une partie de l’humanité hors du circuit économique et des soi-disants bénéfices de la civilisation contemporaine. Une asymétrie qui se fait chaque jour plus forte. Des millions de personnes sont ainsi transformées en objets inutilisables ou jetables après usage. Il s’agit de ceux qui sont restés à l’extérieur du domaine de la connaissance, élément aujourd’hui décisif de l’économie et axe le plus important de l’accumulation du capital. Il convient de noter que cette polarisation est la conséquence du mode sous lequel nous vivons aujourd’hui la globalisation ; elle constitue un fait qui ne doit pas nécessairement suivre le cours actuel d’une inégalité croissante. Et, nous le savons, sans égalité il n’y a pas de justice. Nous le savons, mais l’affaire revêt de nos jours une urgence croissante.

Le néolibéralisme économique postule un marché sans limites, appelé à se réguler par ses propres moyens, et il soumet toute la solidarité sociale en ce domaine à une dure critique, en l’accusant non seulement d’inefficacité face à la pauvreté, mais d’en être même l’une de ses causes. Qu’il y ait eu des abus en ce domaine est une chose claire et reconnue, mais nous sommes ici devant un refus de principe qui laisse sans défense les plus fragiles de la société. L’une des conséquences de cette façon de penser, qui est l’une des plus douloureuses et des plus aiguës, est celle de la dette extérieure qui maintient écrasées, pieds et mains liées, des nations pauvres. Une dette qui croît de façon spectaculaire, entre autres raisons à cause des taux d’intérêt manipulés par les créanciers eux-mêmes. La demande de remise de la dette est un des points les plus concrets et intéressants de l’appel fait par Jean-Paul II pour célébrer un Jubilé, au sens biblique du terme, l’an 2000.

Cette déshumanisation de l’économie, commencée il y a déjà un certain temps, qui tend à tout convertir, y compris les personnes, en marchandises, a été dénoncée par une réflexion théologique qui dévoile le caractère idolâtre, au sens biblique du terme, de ce fait. Mais les circonstances actuelles n’ont pas seulement transformé ces caractéristiques en quelque chose de plus contraignant, elles ont apporté en plus des éléments nouveaux qui l’approfondissent. D’autre part, nous assistons actuellement à une tentative curieuse de justification théologique du néolibéralisme économique qui compare par exemple les corporations multinationales au Serviteur de Yahvé que tous frappent et dénigrent alors que c’est d’elles que viendraient la justice et le salut. Pour ne pas parler de la soi-disant théologie de la prospérité, qui a des liens très étroits, c’est certain, avec la position que nous venons de rappeler.

Ceci a parfois conduit quelques critiques du néolibéralisme économique, à postuler un certain parallélisme entre christianisme et doctrine néolibérale. Sans nier ses intuitions, il faut s’interroger sur la portée d’une opération qui nous rappelle celle qui, à l’autre extrême, se fit il y a quelques années pour réfuter le marxisme, considéré également comme une espèce de "religion" qui suivrait, pas à pas, le message chrétien (péché originel et propriété privée, nécessité d’un rédempteur et prolétariat, etc.). Mais cette observation ne dispense pas, c’est clair, de la nécessité d’une critique radicale des idées dominantes aujourd’hui dans le domaine de l’économie. Bien au contraire.

Une réflexion théologique à partir des pauvres, les préférés de Dieu, s’impose. Elle doit prendre en compte l’autonomie propre à la discipline économique et en même temps tenir compte de ses relations à l’ensemble de la vie des êtres humains, ce qui suppose en premier lieu de prendre en considération l’exigence éthique. Du même coup, en évitant de rentrer dans le jeu des positions que nous venons de mentionner, il ne faudra pas perdre de vue que le refus le plus ferme des positions néolibérales s’opère à partir des contresens d’une économie qui oublie cyniquement et à long terme de façon suicidaire l’être humain. En particulier ceux qui manquent de moyens de défense en ce domaine, c’est-à-dire, aujourd’hui, la majorité de l’humanité. Il s’agit d’une question éthique au sens le plus large de ce terme, qui exige que l’on rentre dans les mécanismes pervers qui défigurent de l’intérieur l’activité humaine que nous appelons économie. Des efforts courageux de réflexion théologique se font dans cette perspective parmi nous.

Au sein de cette orientation, celle de la globalisation et de la pauvreté, nous devons également accueillir les perspectives ouvertes par les courants écologiques face à la destruction, également suicidaire, de l’environnement. Celles-ci nous ont rendus plus sensibles à toutes les dimensions du don de la vie et nous ont aidés à élargir l’horizon de la solidarité sociale, qui doit inclure un lien respectueux avec la nature. L’affaire ne concerne pas uniquement les pays développés, dont les industries ont causé tant de dommage à l’habitat naturel de l’humanité ; elle touche tout le monde, et aussi les pays les plus pauvres. Il est impossible aujourd’hui de réfléchir théologiquement sur la pauvreté sans tenir compte de ces réalités.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2509.
 Traduction Dial.
 Source (français) : 2001.
 
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