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NICARAGUA - Une nouvelle carte sur la table : le Non massif du peuple

Équipe Envío

jeudi 15 décembre 2016, mis en ligne par Dial

Les deux premiers articles de ce numéro de décembre sont consacrés au Nicaragua. Le premier, ci-dessous revient sur les élections du 6 novembre 2016. Le second évoque une dimension mal connue de l’histoire et la géographie du Nicaragua qu’on se représente en général avant tout comme un pays hispanophone, dont la langue est un héritage de la colonisation espagnole. Article publié dans le numéro de novembre 2016 de la revue Envío.


Le jour de sa réélection, Daniel Ortega devait faire face à une pression sur deux fronts. D’un côté, l’Organisation des États américains (OEA) [1] lui présentait la Charte démocratique. De l’autre, la Chambre basse du Congrès des États-Unis le menaçait de la Loi Nica. Le jour des élections du 6 novembre, il a dû faire face à un troisième front inattendu : le Non massif du peuple.

Après avoir interdit la présence d’observateurs internationaux, annulé la participation de l’opposition ayant des chances réelles de le défier, choisi ses adversaires, nommé sa femme comme candidate à la vice-présidence, et garanti que le jour du vote « les siens » occuperaient tous les bureaux de vote, les prévisions garantissaient un triomphe spectaculaire du parti au gouvernement sans qu’il ait besoin de recourir de nouveau à la fraude. Mais l’inattendu s’est produit : les bureaux de vote sont restés vides. Aucune file d’attente devant les bureaux de vote. Les rues étaient désertes. Une majorité de citoyens n’est pas allée voter et au sein de cette majorité se trouvaient aussi des personnes qui ont toujours soutenu le Front sandiniste de libération nationale (FSLN [2]). Le 6 novembre, Daniel Ortega et Rosario Murillo ont « gagné », soutenus par une minorité – et vue comme telle – de Nicaraguayens.

[…]

Deux acteurs inattendus

Les élections du 6 novembre se sont déroulées dans un contexte inédit, non seulement par ce qu’elles ont perdu progressivement de leur légitimité, en raison des agissements du candidat à la réélection, mais inédit également en raison de la présence de deux « acteurs » extérieurs que le président n’attendait pas. Alors qu’Ortega avait planifié les élections de façon à les gagner, sans respecter aucune norme démocratique, est entrée en scène la Chambre des représentants des États-Unis qui a approuvé la loi Nica, le Nica Act, qui conditionne les prêts que sollicite le Nicaragua auprès des institutions financières internationales à ce qu’Ortega organise des élections libres.

Un mois plus tard est entré en scène l’Organisation des États américains. Le 21 octobre nous avons appris, par la porte-parole gouvernementale, que l’OEA avait envoyé au gouvernement du Nicaragua, le 14 octobre, un rapport rédigé par le Secrétariat général « mettant l’accent sur certains faits concernant le processus électoral ». Bien que son contenu n’ait pas été révélé, ce dernier ne peut pas différer de celui de la Charte démocratique interaméricaine que l’État du Nicaragua a accepté de signer et qu’Ortega n’a pas respectée.

On nous a fait savoir que le gouvernement l’avait reçu « dans le but de préparer une table de négociations et d’échanges constructifs », que le gouvernement avait entamé cet échange avec l’OEA le 20 octobre et que, dans un délai de trois mois (soit donc au 20 janvier 2017), l’OEA et le gouvernement présenteraient les résultats, dans un rapport conjoint, s’il y avait consensus et sinon, dans des rapports séparés.

[…]

Je ne mets pas ma voix à la poubelle

L’opposition empêchée de participer aux élections est maintenant organisée en deux groupes : Citoyens pour la liberté (CxL), organisation issue de fractions du Parti libéral indépendant (PLI) liées à l’ancien président du parti, Eduardo Montealegre – et le Front ample pour la démocratie (FAD). Ce dernier est dirigé par le Mouvement rénovateur sandiniste (MRS [3] et réunit des organisations sociales, nationales et territoriales.

Les deux groupes convergent, depuis août, vers une seule proposition « Abstention, consciente et active » pour contrer la farce électorale. Ils ont également décidé d’organiser des rassemblements dans différentes municipalités du pays, avec des consignes diverses, notamment celle qui a le plus séduit : « Je ne mets pas ma voix à la poubelle » (en espagnol : « Yo no boto mi voto »).

Le 10 octobre, les deux groupes ont scellé un accord « L’unité dans l’action » à Somoto. À compter de ce jour, ils ont annoncé qu’ils ne reconnaîtraient pas les résultats des élections du 6 novembre. Ils ont entrepris plus de 46 marches et rassemblements dans tout le pays. Le gouvernement n’a pas répondu par la répression habituelle, seulement par quelques barrages et intimidations. Sans qu’il ait rassemblé des masses importantes leur message a eu un véritable impact. L’appel à l’abstention s’est multiplié grâce aux réseaux sociaux, aux messageries et aux SMS.

La peur du FSLN, c’était l’abstention

Ortega était conscient de ce que, avec toutes ces actions susceptibles d’avoir un effet boomerang, une abstention massive risquerait de ruiner les « élections » du 6 novembre, mettant en question sa seconde réélection. Les structures du parti au gouvernement se sont donc efforcés de la prévenir, pour ne pas avoir à la déplorer.

Le Conseil suprême électoral (CSE) s’est employé à préparer un moyen de dissimuler l’abstention. Le 18 octobre, le président du CSE, Roberto Rivas, invitait les seuls médias officiels à une conférence de presse pour présenter le fichier électoral que le CSE emploierait le 6 novembre, avec le nombre total de citoyens inscrits et habilités à voter, données de base pour évaluer la transparence des résultats de n’importe quelle élection.

Rivas a présenté ce jour-là quatre fichiers électoraux distincts. Le politologue et expert en statistiques électorales, José Antonio Peraza, explique dans un entretien [4] cette stratégie arithmétique, destinée à camoufler l’abstention redoutée.

Pour prévenir l’abstention, des activistes du FSLN, des semaines durant, ont fait du porte à porte dans les quartiers, sondant les volontés, promettant à la population des plaques de zinc pour réparer les toitures de leur maison, offrant des bougies, des œufs, des bananes et demandant en échange d’aller voter. Ils insistaient sur : « Allez voter et votez blanc si vous voulez, mais allez voter »… Dans les ministères et les institutions publiques on a fait savoir aux employés que celui qui ne reviendrait pas le lundi 7 avec le doigt taché d’encre – signe qu’il avait voté – serait sanctionné.

Une telle inquiétude ne correspondait pas aux enquêtes successives que publiait M&R consultores qui affirmait que la participation dépasserait les 75%. Elle ne coïncidait pas non plus avec les déclarations du Président du CSE, Roberto Rivas, qui, interrogé par la chaîne Telesur, avait déclaré que 80% voteraient et que ceux qui appelaient à ne pas voter n’était qu’une « vingtaine de personnes qui ont de l’influence dans les couloirs du Département d’État [états-unien] »…

Une autre mesure a été d’inciter les dizaines de milliers d’assesseurs responsables des bureaux de vote, embauchés pour ce travail par le parti du gouvernement, à faire en sorte que la procédure de vote de chaque votant soit la plus lente possible, garantissant ainsi la visibilité de longues files d’attente dans les bureaux de vote.

Connaissant l’importance d’évaluer l’abstention, l’opposition organisée et deux organisations de la société civile, le consortium Panorama électoral et Hagamos Democracia (« Construisons la démocratie »), ont annoncé qu’ils étaient prêts à organiser, avec des volontaires, une observation citoyenne de ce qui se passerait dans plus de 14 000 bureaux de vote de tout le pays.

Comme un vendredi saint

Le jour des élections on entendit « le son du silence » dès le lever du soleil. Lors des élections antérieures les gens faisaient la queue, dès l’aube, pour voter dans les bureaux de vote qui ouvrent à 7h du matin. Cette année rien de tout cela. Les rues étaient désespérément vides et on ne voyait pas de files d’attente sur les trottoirs, devant les bureaux de vote de Managua, de León, de Matagalpa, de Granada… « On dirait un vendredi saint », entendait-on dire.

Au fil de la matinée on constatait dans tout le pays que les votes étaient rares : peu de monde, pas de file d’attente. Les médias télévisuels officiels faisaient des pieds et des mains pour cacher la situation. Sur les quelques chaînes indépendantes qui ont survécu dans le pays, les journalistes, dans leurs bulletins d’information envoyés de tous les coins du pays, exprimaient leur surprise. Ce sont les zones rurales qui ont remporté « la palme ». Les jeunes inondaient les réseaux sociaux de centaines de photos qui montraient les longs couloirs, déserts, des bureaux de vote installés en général dans les écoles.

Une leçon de responsabilité citoyenne

Quelques heures après la fermeture des bureaux de vote ont commencé à circuler des informations et des commentaires sur ce que les uns et les autres avaient vu de leurs propres yeux, sur leur lieu d’observation. La concordance était totale : l’abstention massive était un fait évident, la seule surprise d’une journée pour laquelle tout le monde savait qu’il n’y en aurait aucune quant aux résultats.

Le premier à avancer des chiffres a été le Front ample pour la démocratie (FAD). Les informations reçues par son centre de « consultation sociale » donnaient un chiffre d’environ 70% de personnes qui n’étaient pas allées voter. Dans la déclaration faite cette nuit-là le FAD « contesta » les résultats des élections, évoqua une « abstention sans précédent dans l’histoire électorale du Nicaragua » et la qualifia de « leçon de responsabilité citoyenne ».

Peu après, les « commandos d’observation » de Citoyens pour la liberté se sont exprimés. Selon leur réseau d’observateurs volontaires, une première estimation, faite à 2 h de l’après-midi, quatre heures avant la fermeture officielle des bureaux de vote, donnait un chiffre d’abstention qui pouvait atteindre 78%. Deux jours après, ils ont été plus précis : 90 personnes en moyenne ont voté dans les zones urbaines et 50 dans les zones rurales. Quelques jours plus tard, Hagamos democracia a estimé que 68% des personnes n’avaient pas voté. Le consortium d’organisations sociales, Panorama électoral, auquel participe l’organisme national d’observation électorale Éthique et transparence, n’a donné aucun chiffre et a conclu : « Étant donné qu’aucun observateur indépendant n’a été accrédité pour présenter le décompte et le profil des votants, il est impossible de savoir si les résultats officiels reflètent un processus de décompte fiable et honnête. Le doute plane également sur les estimations de participation et d’abstention ».

« Ce n’est pas ce qui s’est passé »

Selon le CSE, les résultats définitifs ont été les suivants : 68,2% de participation, 31,8% d’abstention, et 72,5% pour le FSLN. Dans un entretien donné à Envío, José Antonio Peraza évalue le contexte d’une journée électorale inédite et tente d’avancer des chiffres plus vraisemblables. L’expert en statistiques électorales se base sur des calculs mathématiques et considère que si la participation avait été de 68,2%, comme le dit le CSE, cela signifierait que deux millions et demi de personnes ont voté ce jour-là.

« Pour qu’il y ait eu une participation aussi élevée, explique-t-il, une moyenne de 171 personnes auraient dû voter dans chacun des 14 581 bureaux de vote de tout le pays. Ce qui signifierait que, chaque heure, 17 personnes auraient voté, que, toutes les 4 minutes, une personne serait entrée dans le bureau de vote et aurait voté. Et que ce rythme se serait maintenu toute la journée. Absolument impossible : ce que nous avons vu, ce que tout le monde a vu, prouve que ce n’est pas ce qui s’est passé »

Un peuple insoumis et avisé

Les élections du dimanche 6 novembre se sont transformées en un plébiscite national où le Non s’est imposé sur le Oui, bien qu’aucun de ces mots n’ait figuré sur un bulletin de vote.

Pourquoi autant de personnes ne sont-elles pas allées voter et un pourcentage de citoyens aussi élevé a-t-il dit Non ? Les réponses sont nombreuses. Bon nombre d’entre elles sont en rapport avec la manière d’être du peuple nicaraguayen. D’autres avec l’histoire du pays et des blessures non refermées. D’autres avec les sentiments qui ont envahi les esprits. Il existe une vaste gamme de raisons et les profils des abstentionnistes sont variés. Le lendemain nous avons reçu des témoignages grâce auxquels nous avons établi quelques profils…

En général, derrière tous ces Non il y a un peuple, le peuple nicaraguayen, qui est aussi insoumis qu’avisé. C’est le Güegüense [5] qui sait évaluer les possibilités et qui, s’il se sent en net désavantage, choisit des chemins défensifs, dont les coûts moindres que ceux de la confrontation. Cette fois-ci, dans un contexte de contrôle social de plus en plus strict, comme celui imposé par le gouvernement depuis des années à la population, aux employés publics, et pratiquement à tout le monde, et lors d’élections où personne ne choisissait rien, la majorité a opté pour le chemin le plus sûr : elle ne s’est pas soumise, mais elle n’a pas semé le trouble en se rebellant, elle n’est tout simplement pas sortie de chez elle.

[…]

Que fera Ortega ?

Si Daniel Ortega était un chef d’État responsable il choisirait d’organiser à nouveau des élections générales. De nouvelles élections libres, transparentes, concurrentielles, en présence d’observateurs, et organisées rapidement, après avoir effectué une réforme fondamentale de tout le système électoral, résoudraient le problème et amorceraient la rénovation institutionnelle du pays. C’est ce que demande l’opposition exclue des élections par Ortega. C’est ce que souhaiteraient aussi des secteurs entrepreneuriaux qui n’osent pas encore le dire ouvertement.

Il est difficile d’imaginer que Ortega accède à cette demande. Deux scénarios se présentent alors. L’un des deux est que l’OEA exige de lui une réforme totale du système électoral avant les prochaines élections et qu’Ortega accepte, déclare qu’il l’accepte, mais, qu’au moment d’appliquer en profondeur cette réforme, il mette en œuvre sa tactique habituelle du « tu me feras signer mais jamais plier ». L’autre est qu’il ne l’accepte même pas et ne s’engage à faire que des changements cosmétiques et superficiels. Dans les deux cas de figure, la crise nationale continuera de s’aggraver.

[…]

L’année 2016 s’achève dans une situation bien différente de celle que nous imaginions au début de l’année. Alors que nous estimions que nous aurions des élections peu transparentes qui permettraient à Ortega d’être élu sans problème, il est maintenant défié par la loi Nica, remis en question par l’OEA et avec une nouvelle carte sur la table : le Non massif du peuple nicaraguayen.

Ce Non a été si massif qu’il a bouleversé la « liturgie électorale » préparée par le régime, il a remis en cause la « légitimité d’origine » du troisième mandat consécutif du gouvernement de Daniel Ortega, mis en évidence les résultats de son « manque de respect » des « critères inhérents à la légalité et la légitimité électorale » et remis en question « l’efficacité » du modèle que prétendent imposer Ortega et Murillo pour les cinq prochaines années. Un véritable « désastre »…


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3393.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Envío, n° 416, novembre 2016.

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[1« Instituée le 30 avril 1948 par les États qui participaient à la IXe Conférence panaméricaine réunie à Bogotá. Elle regroupe l’ensemble des États souverains des Amériques. » (Notice Wikipédia) – NdT.

[2« Parti politique nicaraguayen fondé en 1961 comme organisation politico-militaire socialiste inspirée par la lutte du général Augusto Sandino. Le FSLN joua un rôle majeur dans l’histoire du Nicaragua en déclenchant la Révolution populaire sandiniste en 1979. » (Notice Wikipédia) – NdT.

[3« Le Mouvement rénovateur sandiniste est une alliance politique qui s’est présentée à l’élection présidentielle nicaraguayenne du 5 novembre 2006. Elle se compose notamment de dissidents du FSLN comme le Mouvement rénovateur sandiniste (créé en 1996) et le Mouvement pour la rénovation du sandinisme (MPRS) mais aussi du Parti socialiste nicaraguayen, du Parti d’action citoyenne, du Parti vert écologique, de la Gauche démocratique et de différents mouvements sociaux comme le Mouvement autonome des femmes (MAM) et l’association des victimes d’insecticides (Nemagon). » (Notice Wikipédia) – NdT.

[5« Au Nicaragua, El Güegüense est une tradition théâtrale satirique, mêlant théâtre de rue masqué, musique et ballet folklorique. Le personnage central dont le nom provient du mot Güegüe, (l’ancien ou le sage, en langue nahuatl) symbolise la résistance des Amérindiens aux colonisateurs espagnols et par extension, au pouvoir. Tout en feignant la servilité, il cherche à se moquer et à faire des farces, pour saper l’autorité du maître. » (Notice Wikipédia) – NdT.

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