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PÉROU - La grâce accordée à Fujimori divise les Péruviens

La Jornada

lundi 29 janvier 2018, mis en ligne par Dial

Le 24 décembre 2017, le président péruvien, Pedro Pablo Kuczynski, a gracié l’ancien président Alberto Fujimori (1990-2000) pour raisons de santé, alors qu’il n’a encore purgé que 10 ans des 25 ans de prison auxquels il a été condamné. Ce texte et le suivant font le point sur les raisons de la grâce octroyée et sur les réactions qu’elle a provoquées. Ce texte paru dans le quotidien mexicain La Jornada, le 26 décembre 2017, est une synthèse des faits à partir de dépêches d’agences de presse (Afp, Ap, Dpa et Reuters).


Kuczynski a pris cette décision après avoir survécu à une tentative de destitution

Le Pérou s’est réveillé divisé ce lundi [25 décembre 2017] après la grâce accordée pour des motifs humanitaires par le président Pedro Pablo Kuczynski à l’ancien titulaire du poste Alberto Fujimori (1990-2000), qui purgeait une peine de 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité et corruption.

Kuczynski a annoncé cette décision controversée le dimanche veille de Noël, trois jours après avoir survécu à une tentative de destitution du Parlement dirigée par l’opposition ; cette dernière l’accusait d’avoir menti en s’abstenant de révéler les services d’expertise financière qu’il avait dispensés, pour un montant de 782 000 dollars, à l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht. S’il a sauvé son poste, c’est grâce à des membres du Congrès en lien avec le législateur Kenji Fujimori, fils cadet du Président gracié.

Après avoir évalué son état, un conseil médical a déterminé que Fujimori souffre d’une maladie évolutive, dégénérative et incurable et que les conditions d’emprisonnement présentent un risque élevé pour sa vie, sa santé et son intégrité, selon un communiqué du gouvernement diffusé le dimanche.

Les réactions à la grâce présidentielle n’ont pas tardé. Fujimori restera hospitalisé à la clinique péruviano-japonaise Centenario, à laquelle il a été transféré le vendredi et où il se remet d’une arythmie cardiaque et d’un épisode d’hypotension. Divers secteurs ont vu dans cette décision une trahison faite à la justice et à la démocratie, et les différentes réactions ont fait apparaître un pays polarisé entre les sympathisants du fujimorisme, force politique majoritaire, et ses détracteurs, déterminés à attaquer la décision auprès de tribunaux internationaux.

Deux législateurs de la majorité, Vicente Zeballos et Alberto de Belaunde, ont démissionné du parti de Kuczynski, Peruanos por el Kambio (PPK), tandis que des sympathisants d’« el Chino » se sont rassemblés ce lundi pour manifester à l’extérieur de l’hôpital où Fujimori est interné.

Celui-ci a été déclaré coupable, avec son principal conseiller Vladimiro Montesinos, du massacre de La Cantuta, qui a fait au moins 10 victimes en 1991, et de celui de Barrios Altos, dans lequel 15 personnes ont perdu la vie en 1992.

En fin de semaine le ministre de l’intérieur, Carlos Basombrio, a présenté sa démission en signe de protestation contre les liens entre Kuczynski et l’entreprise de construction Odebrecht.

Dans la nuit de ce dimanche, quelque 5 000 manifestants ont dénoncé la libération de Fujimori au cri de « PPK, dégage ! ». Le défilé a parcouru les rues du centre de la capitale au milieu d’importantes forces de la police antiémeute. Les hommes en uniforme voulaient éviter que les manifestants se dirigent vers l’hôpital où Fujimori reçoit des soins intensifs.

Le dimanche, à peine la grâce accordée a-t-elle été connue que des centaines de personnes se sont précipitées dans la rue pour protester, avant d’être dispersées par la police à coups de gaz lacrymogène.

L’amnistie a été condamnée par des proches des 25 victimes du bataillon Colina le 17 juillet 1992, assassinats qui se sont soldés par son emprisonnement pendant une durée de plus de 10 ans, peine qui fait partie des 25 ans de prison dont il a écopé en tant que commanditaire des massacres.

« Les avocats des familles vont saisir la Cour interaméricaine des droits humains (Cour IDH). Il n’est pas possible d’octroyer une grâce pour de tels crimes », a indiqué Carlos Rivera, de l’Institut de l’assistance juridique [IDL en espagnol] et avocat des victimes.

« Monsieur le Président, vous venez de nous voler la tranquillité et notre droit à la justice en accordant à Fujimori une grâce qu’il ne méritait pas », a déclaré Gisela Ortiz, sœur d’un étudiant assassiné à La Cantuta. « Cela fait 25 ans que nous ne fêtons pas Noël et que nous pleurons des absences douloureuses. Maintenant, vous en portez aussi la responsabilité. »

« Ce pacte d’impunité conclu avec la corruption assombrit cette période de Noël », a déclaré Marco Arana, député du parti de gauche Frente Amplio.

« Gracier Fujimori alors même qu’un transfert dans un hôpital était possible me paraît être un acte politique où la remise de peine est sans proportion avec la gravité de crimes contre l’humanité », écrit Paulo Abrão, secrétaire général de la Cour IDH. « C’est faire outrage aux victimes, et non acte de réconciliation. C’est de l’impunité pure et simple. »

Kuczynski et neuf parlementaires de son parti de droite Fuerza Popular ont refusé de soutenir la destitution du président, ce qui a été décisif pour empêcher que lui soit retiré sa fonction pour incapacité morale, du fait de ses liens non déclarés avec Odebrecht : la motion n’a pas obtenu les 87 voix nécessaires mais seulement 79.

Maritza García, parlementaire du parti fujimoriste Fuerza Popular, a expliqué que, pendant la session du Congrès qui a sauvé Kuczynski, l’ex-président Fujimori a téléphoné, de la prison, à plusieurs membres du Congrès pour leur demander de voter en pensant au Pérou parce qu’une destitution serait source d’incertitude et pèserait sur l’économie du pays andin.

« C’est un leader historique qui possède de grandes connaissances politiques », a expliqué García sur la chaîne de télévision câblée Canal N. Elle a ajouté que l’autorité de Fujimori dépasse même celle de sa fille, Keiko, qui a initié la procédure de destitution.

« Plus de 10 années d’attente se sont écoulées pendant lesquelles mon père a été privé de liberté, mais finalement justice est rendue », a déclaré Keiko, en présence de deux de ses frères. « Nous remercions le président d’avoir pris cette décision et nous espérons que le pas qui vient d’être franchi se concrétisera sans attiser les haines et qu’il débouchera sur la réconciliation que tous les Péruviens attendent. »

Kenji n’était pas présent et il n’a fait aucune déclaration publique, mais il a envoyé le tweet suivant : « Dans quelques jours, mon père jouïra la liberté qu’il mérite. Il vous adresse ses meilleurs vœux de Noël. »

Si l’on en croit une vidéo de Kenji Fujimori, âgé de 37 ans, l’ex-président a reçu la nouvelle de sa grâce dans le lit où il poursuit sa convalescence. Les deux hommes lisent la nouvelle et s’embrassent, puis Kenji caresse les cheveux hirsutes de son père.

De nombreux analystes ont affirmé que la gravité des crimes de Fujimori ne permettait pas de le gracier car la Charte interaméricaine des droits humains interdit la grâce dans de tels cas. L’avocat Mario Amoretti a déclaré à Radio Programas del Perú qu’une grâce ne peut être accordée dans les cas de crime contre l’humanité et précisé que la décision de justice qui a condamné Fujimori à 25 ans de prison invoque les délits d’homicide qualifié et d’enlèvement aggravé, mais pas de crime contre l’humanité.

Amoretti a aussi affirmé qu’une éventuelle contestation auprès de Cour IDH resterait lettre morte vu que la Cour constitutionnelle péruvienne a établi que Fujimori n’a pas commis de crimes contre l’humanité.

Le docteur Elmer Huerta, spécialisé en oncologie, a expliqué que, du point de vue médical, la grâce n’était pas justifiée, et il a soutenu qu’il s’agit d’une grâce de nature politique parce que Fujimori n’est pas affecté d’une maladie grave et qu’il ne connaît pas de problème de cancer.

Fujimori a demandé le 11 décembre à être gracié pour des raisons humanitaires. Une enquête d’Ipsos Pérou a révélé que 65% de la population étaient favorables à une amnistie de l’ex-président.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3437.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : La Jornada, 26 décembre 2017.

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