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DIAL 3449

ARGENTINE - Efficacité de la police ou « gâchette facile » ?

Luciana Bertoia

lundi 30 avril 2018, mis en ligne par Dial

Après l’article de janvier 2017 sur le rapprochement militaire avec les États-Unis [1], ce texte de Luciana Bertoia paru dans Nueva Sociedad (février 2018) documente un autre aspect du « changement d’époque » que veut constituer le gouvernement de Mauricio Macri, au pouvoir depuis le 10 décembre 2015.


Le gouvernement argentin a soutenu les actes d’un policier qui a tué un voleur de 18 ans. Mais le policier lui avait tiré dans le dos en se dispensant du protocole de sommation. Tandis que les organismes de droits humains demandent la condamnation du policier, le gouvernement fait pression sur la justice pour que ce soit l’inverse qui se passe. Les histoires du policier et du jeune assassiné présentent de nombreuses similarités.

Un jeune court. Tombe. Se retourne. Se tord sur le sol. Apparaît un homme – en vareuse bleu ciel et sac à dos – la main en avant. Il tourne autour du garçon, s’arrête sur le côté et saisit un objet qui semble être un téléphone portable. Un agent de la police de Buenos Aires, lui aussi, fait son entrée. Tout cela se passe en quelques secondes. Au fil des heures, on apprendra que l’homme à la vareuse bleu ciel est Luis Oscar Chocobar, policier d’Avellaneda, et le jeune à terre, Juan Pablo Kukoc, qui venait de voler un touriste états-unien dans le quartier de La Boca, dans la ville de Buenos Aires. Les images pourraient être celles d’une exécution policière de plus, captée cette fois par les caméras, si ce n’était que le gouvernement du président argentin Mauricio Macri avait décidé de prendre Chocobar comme héros et de promouvoir un « changement de doctrine » dans l’intervention policière.

Le photographe états-unien Joe Wolek marchait le 8 décembre dans La Boca quand deux jeunes gens voulurent lui voler son appareil photo. Il se débattit. Les deux assaillants partirent en courant dans la même rue, chacun sur un trottoir. Wolek resta étendu sur l’avenue après avoir reçu dix coups de couteau. Kukoc, qui portait l’appareil photo, fut poursuivi par des voisins qui réussirent à la lui prendre. L’autre garçon disparut. Chocobar, qui avait vu le touriste états-unien s’effondrer, déclara qu’il avait crié à l’assaillant de s’arrêter, que c’était sa vie ou la leur et qu’il avait tiré. Tout ceci s’est passé à quelque 250 mètres de l’endroit où avait été attaqué le touriste, suffisamment loin pour se défendre ou le défendre de l’agression. Kukoc mourut quatre jours après de ses blessures, toutes reçues dans le dos.

Le 30 janvier, le juge des mineurs Enrique Velázquez comprit que la version de Chocobar n’était pas digne de foi. Il lui fit un procès pour excès en légitime défense et lui ordonna de verser une caution de 400 000 pesos. Il a déclaré que Chocobar avait répondu à une « agression illégitime en utilisant un moyen rationnel, d’une manière irrationnelle et disproportionnée ». L’instruction est en cours de révision par l’instance supérieure du juge Velázquez, la Chambre criminelle de la Ville de Buenos Aires, qui dans les prochains jours doit décider si elle confirme la version de son collègue ou si la balance penche du côté du policier dont le président Macri a dit se sentir fier.

Croisements

Chocobar vit dans le quartier portuaire de La Boca. La mère de Juan Pablo et ses enfants aussi. Juan Pablo fit ses derniers pas pour s’échapper en direction de sa maison – pense-t-on –, avant que le policier ne lui tire dessus. Chocobar est originaire de Salta. Quand il est arrivé à Buenos Aires, il a gagné sa vie comme jardinier et en travaillant dans un atelier textile. Voilà quelques années il a intégré la police municipale – créée durant le gouvernement de Daniel Scioli. Juan Pablo aussi est arrivé de Salta avec sa mère et ses frères, fuyant une histoire familiale de violence. Ils restèrent à la rue jusqu’à ce que leur mère, Ivonne, obtienne un travail et une maison. La mère demanda l’aide d’un juge pour traiter les addictions de Juan Pablo. Les mois qu’il passa à l’institut furent un cumul de violence. Quand il sortit, elle lui demanda de l’excuser d’avoir autorisé son internement.

Les histoires du policier et du garçon assassiné s’entrecoupent comme se croisent dans chacun des quartiers les jeunes pauvres avec les forces de police. Et elles continueront à se croiser. Pour cette raison les messages que le pouvoir politique envoie sont fondamentaux – comme l’a noté le titulaire de Human Rights Watch, José Vivanco, sur son compte Tweeter – pour éviter que les actes de Chocobar deviennent la règle et que les forces de sécurité sentent qu’elles ont carte blanche pour commettre des abus dans la poursuite des délits.

Le lendemain de son procès, Chocobar ouvrit un compte sur le réseau social Tweeter pour protester contre le juge Velázquez. Il écrivit son premier tweet le 31 janvier. Le jour suivant, la ministre de la sûreté de la Nation, Patricia Bullrich, l’escorta à la Casa Rosada [2] pour rencontrer le président. « Je suis fier qu’il y ait un policier comme toi au service des citoyens. Tu as fait ce qu’il faut faire, qui est de nous défendre d’un délinquant », le félicita le président. Bien plus, il lui demanda de rester tranquille parce qu’on allait l’aider à résoudre l’affaire. Le policier n’a pas été écarté de sa charge – comme la norme le requerrait dans un tel cas –, et le ministère de la sûreté lui a fourni deux avocats pour le représenter.

La mère de Juan Pablo partit en courant vers le palais présidentiel quand elle appris que Chocobar allait être reçu par Macri. Elle n’eut pas la même chance. Un policier lui suggéra de demander une audience par courrier. Vendredi dernier, dans une conférence de presse qu’elle donna accompagnée d’habitants de La Boca et d’organismes de droits humains, elle informa qu’elle avait reçu une invitation du secrétaire aux droits humains de la Nation, Claudio Avruj, pour le 21 février, mais indiqua qu’elle allait la décliner.

Une nouvelle doctrine

La ministre de la sûreté a annoncé la semaine dernière que, à partir du cas Chocobar, le gouvernement allait mettre sur pied une nouvelle doctrine sur les actions policières, qui comprendrait une nouvelle manière de rendre des comptes à l’intérieur de l’institution et face à la justice.

Entre autres éléments, la doctrine inclut un appui explicite du gouvernement aux forces de sécurité et une inversion de la charge de la preuve. La ministre de la sûreté a soutenu qu’il n’est pas viable de faire une investigation sur chaque action d’un policier lors d’un affrontement, sauf cas d’exception. A priori, on présume que le policier fait ce qu’il a à faire.

Selon Bullrich, la multiplication des comptes à rendre par les agents des forces de sécurité a conduit à une paralysie de leurs activités, et c’est cela qu’elle veut combattre. « Le policier savait que s’il arrivait, avait un affrontement et se trouvait avec le délinquant il finissait prisonnier », a-t-elle déclaré durant un voyage aux États-Unis, à l’occasion duquel elle a accepté que l’agence antidrogue états-unienne, la DEA, débarque à Misiones pour combattre le narcotrafic et que le FBI forme des agents de la Police fédérale. Les caméras ont montré que dans le cas Chocobar il n’y pas eu d’affrontement. Il y a eu une course et des balles qui ont pénétré dans la zone lombaire et la cuisse gauche. Juan Pablo était de dos et fuyait.

Comme l’a fait remarquer dans un communiqué le Centre d’études légales et sociales (CELS), il existe à l’intérieur des forces de police un discours tendant à se présenter comme le bouc émissaire. Un problème survient quand l’autorité politique se fait l’écho de ce discours et le met en pratique, ce qui aboutit à renoncer au contrôle de la police en cas de violence institutionnelle et à les défendre dans d’autres domaines, comme le secteur judiciaire.

Le dernier axe de la nouvelle « doctrine Bullrich » intègre l’idée que le policier doit savoir que le « travail ne va pas être sa tombe ». Selon les statistiques du CELS, plus de 74 % des policiers morts entre 1996 et 2017 dans l’aire métropolitaine – qui totalisent 1098 actifs – étaient en dehors de leur service.

Pour la Coordination contre la répression policière et institutionnelle (Correpi) – une organisation née dans les années 90 –, la doctrine Bullrich peut se résumer à deux axes : le policier a l’ordre de tuer et le gouvernement assume sa défense. Pour la Coordination, le nouveau paradigme coïncide avec l’escalade dans le nombre de personnes tuées par les forces de l’État enregistré depuis que Macri assume la présidence. « Entre le 10 et le 31 décembre 2015, sont enregistrés 26 cas. Si nous les ajoutons aux 441 de 2016 et 258 de 2017, nous voyons que, pour les 722 jours de gouvernement de l’Alliance Cambiemos, l’appareil répressif de l’État a tué 725 personnes », explique-t-elle dans son rapport.

Un message pour la justice

Au moment de dire au revoir à Chocobar à la Casa Rosada, Macri twitta une photo avec le policier et écrivit : « Nous avons confiance en la justice d’une autre instance pour l’exempter de toute charge en reconnaissant sa vaillance ». Le message du président était dirigée à la Salle IV de la Chambre criminelle qui doit décider si elle confirme les poursuites engagées par Velázquez ou les annule par un arrêt de la procédure ou par manque de preuves. Cette troisième option serait presque une décision à la Salomon, qui donnerait une tape dans le dos à Chocobar et au gouvernement, et permettrait au juge de continuer à rassembler les preuves ou, au moins, de laisser la cause ouverte jusqu’à ce que soufflent des vents plus favorables. À l’audience de vendredi dernier, le procureur devant la Chambre, Ricardo Saénz, a défendu Chocobar, sans plus. Saénz est un fonctionnaire judiciaire qui a une affinité bien connue avec le gouvernement de Cambiemos et qui a eu un impact public spécial en étant le premier juriste à affirmer dans une enquête que le procureur Alberto Nisman avait été assassiné après avoir dénoncé la présidente d’alors, Cristina Fernández de Kirchner, d’avoir prétendûment couvert l’attentat contre l’AMIA [3].

Le tweet de Macri ne fut pas le seul signe émis en direction des juges émis autour du cas Chocobar. Bullrich, aussi, annonça que cette nouvelle empreinte dans le domaine du respect de la légitime défense devrait être recueillie par la commission qui travaille à la réforme du Code pénal et qui est dirigée par Mariano Borinski, juge du plus haut tribunal pénal du pays.

Il faut ajouter à cela la politique agressive que développe le ministère de la sûreté au sein des tribunaux et dont l’affaire concernant la mort de Santiago Maldonado – survenue dans le cadre d’un délogement violent et illégal de la gendarmerie à Chubut – constitue le ballon d’essai. Le portefeuille que dirige Bullrich a attaqué la communauté Pu Lof Cushamen [4] et les organismes de droits humains qui ont dénoncé la disparition du jeune homme pour association illicite.

Bullrich, considérée comme l’une des ministres favorites de Macri, est prête à démontrer que le changement d’époque n’est pas qu’une question rhétorique : que la défense des forces de police et l’attaque contre qui les dénonce sont traduits en justice, un terrain qui – jusqu’à maintenant – a penché en faveur du gouvernement.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3449.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Nueva Sociedad, février 2018.

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[2Le palais présidentiel – note DIAL.

[3L’attaque contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), le 18 juillet 1994 a fait 85 morts et 300 blessés. 300 000 Juifs vivent en Argentine, dont 80% à Buenos Aires – NdT.

[4La Communauté Pu Lof Cushamen est une communauté Mapuche du département de Cushamen (province de Chubut), qui lutte pour récupérer ses terres accaparées par Benetton – NdT.

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