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DIAL 3447

URUGUAY - Le Frente Amplio, entre miracle et mécontentement

Gerardo Caetano

samedi 31 mars 2018, mis en ligne par Dial

À mi-chemin du troisième gouvernement du Front ample et avant les élections nationales de fin 2019, ce texte de Gerardo Caetano, publié dans la revue Nueva Sociedad de septembre 2017, présente un bilan des réussites et des défis de la coalition de gauche au pouvoir depuis 2005.


Une affaire de corruption a touché le gouvernement uruguayen au plus haut niveau. Le Frente Amplio a réagi rapidement. Il est temps de comprendre que les différentes formes de corruption ne sont pas de droite ni de gauche, mais que leurs conséquences apparaissent beaucoup plus dévastatrices pour la seconde.

À mi-parcours de son troisième mandat gouvernemental, entamé en mars 2015 sous une nouvelle présidence de Tabaré Vázquez, et avec les élections nationales qui se profilent pour la fin de 2019, le Frente Amplio (FA) vient d’être secoué par une crise politique de grande ampleur. Le vice-président Raúl Sendic, fils du fondateur mythique du Mouvement de libération nationale-Tupamaros du même nom, décédé en 1989, s’est vu contraint de présenter sa démission après une condamnation sévère du Tribunal d’éthique (TCP, pour Tribunal de conducta en espagnol) du FA. Sendic avait comparu spontanément devant cet organe du parti après avoir été accusé publiquement d’utiliser à des fins personnelles des cartes de crédit professionnelles de l’entreprise pétrolière d’État ANCAP, dont il a été administrateur puis président entre 2005 et 2014.

Le jugement de cet organe interne du parti traditionnel de la gauche uruguayenne n’aurait pu être plus dévastateur. Avec une précision toute chirurgicale, sans haut cris, les membres du TCP établirent à l’unanimité qu’une analyse sérieuse de la conduite de Sendic « démontre indéniablement l’existence d’une façon de procéder inacceptable dans l’utilisation de deniers publics », que sa responsabilité était « multiple », que ses explications et ses excuses « ne sont étayées par aucune preuve crédible », que ses justifications publiques « ne constituent pas un exposé fidèle et cohérent des faits », et que l’affirmation selon laquelle « ses dépenses ont toujours été conformes aux normes applicables » était « inexacte ».

Quand bien même les sommes visées par les plaintes (un peu plus de 60 000 dollars) étaient limitées (surtout si l’on compare aux autres cas dans la région), le TCP n’a pas hésité à affirmer que « du point de vue éthique le montant détourné et le degré d’enrichissement [personnel] ne revêtent qu’une importance relative ». En accord avec l’invocation classique de la gauche uruguayenne aux valeurs éthiques en tant que marque identitaire et aux traditions républicaines et institutionnelles du pays, la « barre » des juges était placée haut, en un geste civique soutenu par la grande majorité du FA et du pays.

Ce jugement ne revêt aucun caractère contraignant ni juridique et il ne représente qu’une recommandation destinée aux autorités organiques du FA à qui revient la décision politique. Bien qu’il l’ait su depuis la fin du mois de juillet 2017 et qu’il ait soutenu jusqu’à la veille qu’il ne renoncerait pas et qu’il exposerait « sa vérité », le vice-président uruguayen a fini par annoncer sa démission par surprise dès le début de l’assemblée plénière du FA, réunie le 9 septembre pour statuer sur son cas. Il l’a fait sous la forme d’un discours bref et emporté, dans lequel il s’est dit victime de manœuvres politiques à son encontre. Dans les jours qui ont suivi, il a indiqué officiellement et dans le respect des institutions qu’il renonçait « pour des problèmes personnels » devant le Parlement, lequel, par le biais de son assemblée générale puis aux termes d’un accord politique multipartite, a accepté sa démission à l’unanimité et sans débat, avant de confirmer la désignation de la sénatrice Lucía Topolansky pour le remplacer, conformément aux règles constitutionnelles en vigueur.

Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un processus important de questionnement public sur le comportement de Sendic, processus entamé principalement dès la première année du gouvernement actuel. En effet, au second semestre 2015, une commission parlementaire a pu apporter la preuve d’irrégularités supposées ainsi que d’un déficit de quelque 800 millions de dollars dus aux mauvais investissements réalisés par Sendic lorsqu’il était à la tête de l’ANCAP (2010-2013), sujet qui fait actuellement l’objet d’une procédure judiciaire et sur lequel il devra comparaître en personne à titre d’accusé dans les prochains mois.

L’année suivante, il s’est de nouveau trouvé mis au pilori à la suite d’accusations de journalistes selon lesquelles le diplôme de Licencié en génétique humaine qu’il mentionnait n’existait pas. Après avoir fourni des réponses contradictoires et bénéficié d’un soutien de quelques dirigeants du Frente Amplio dénonçant « une campagne de la droite et des médias » à son encontre, Sendic a dû reconnaître publiquement fin juin 2016 que ce diplôme « n’existait pas » et qu’il « avait eu tort […] de laisser le titre de Licencié être accolé à son nom ». Enfin, en juin 2017, plusieurs médias ont reproché au vice-président d’avoir utilisé des cartes de crédit professionnelles de l’ANCAP « pour effectuer des achats personnels dans des boutiques de vêtements et d’électronique, des bijouteries, des supermarchés et des magasins de meubles, en Uruguay comme dans d’autres pays ».

Ainsi qu’on l’a dit, plusieurs de ces plaintes sont actuellement examinées de manière officielle par des tribunaux pénaux et le Conseil de la transparence et de l’éthique publique (JUTEP), ce qui a provoqué un véritable effondrement politique de Sendic. Bien avant de démissionner, et après ce périple de deux années aussi long que pénible, celui qui est désormais ex-vice-président avait perdu tout son prestige personnel et toute légitimité politique. Selon les sociétés d’enquêtes publiques, une nette majorité d’Uruguayens ne le croyait plus et exigeait sa démission. Sendic ne remplissait pas les conditions minimales pour exercer sa haute fonction, il avait pris ses distances avec son propre gouvernement et avec le président Vázquez, et il était même devenu un sujet de dispute au sein du FA.

Il faut se rappeler que cette coalition politique de gauche, fondée en 1971, constitue une force multipartite très particulière, laborieusement bâtie sur la base d’équilibres difficiles et de négociations quotidiennes autour de sujets plus que divers. Le « processus Sendic » a fini par déborder toute la chaîne institutionnelle labyrinthique du FA, ciment essentiel de l’« unité politique et programmatique » dans le respect de la « diversité idéologique », sorte d’ABC de l’expérience de convergence des gauches uruguayennes. Sa dernière tentative d’appel direct à la « base » – au moyen de visites et d’allocutions devant quelques comités – a suscité un malaise chez de nombreux dirigeants, tandis que sa réaction à la décision du TCP du FA – que lui-même avait sollicité, avant de le critiquer – a débordé toutes les frontières. À son isolement notable dans l’électorat est venue s’ajouter l’implosion de son propre groupe politique, Compromiso Frenteamplista Lista 711, qui non seulement a perdu en chemin ses principaux cadres, mais qui a finalement porté le conflit sur un terrain inédit à la suite de la menace lancée par l’un de ses législateurs de « tout balancer » ou de retirer au gouvernement le soutien politique de ce qu’il restait des élus du mouvement.

Cette crise frappe en outre le troisième gouvernement FA à la moitié de son mandat. Malgré les succès remportés dans le domaine économique – plus de 12 années de croissance interrompue et, pour cette année, des prévisions de progression du PIB qui peuvent atteindre 4% – et le domaine social – recul prononcé de la pauvreté et de la misère, augmentation soutenue du salaire réel des travailleurs, entre autres –, le gouvernement progressiste uruguayen fait face à un fort mécontentement dans ses rangs et à l’extérieur. Non seulement il ne parvient visiblement plus à les séduire avec ses propositions mais il se montre usé et dépourvu d’initiative politique. C’est ce qui ressort des sondages sur les intentions de vote pour les partis, sondages qui montrent que, pour la première fois depuis que le FA s’est emparé du pouvoir, celui-ci arrive derrière le Parti national dans les intentions de vote pour les prochaines élections qui se tiendront en 2019.

Cette situation laisse perplexe le gouvernement lui-même mais également les observateurs extérieurs. Dans le contexte d’une Amérique latine marquée par les fortes crises traversées par différents gouvernements progressistes, El País de Madrid publiait à sa une du 25 juillet 2017 un article intitulé « Le miracle discret de la gauche uruguayenne : 15 ans de croissance économique ininterrompue » [1], qui expliquait que, pendant que les géants voisins (Brésil et Argentine) s’écroulaient, « ce petit pays s’est démarqué en empruntant une troisième voie tranquille ». Comme cela arrive souvent, les apparences ne font pas tout. Ce même article contient des interviews d’hiérarques du gouvernement qui avouaient ne pas comprendre les causes de ce vaste malaise qu’ils observaient dans la réponse de la population uruguayenne.

Ce qui s’est produit avec « l’affaire Sendic » – qui, comme on l’a vu, est loin d’être terminée – n’a aucunement été la « crise institutionnelle » initialement dénoncée par certains des principaux dirigeants du Parti national (parmi lesquels Luis Lacalle Pou, adversaire de Vázquez lors du vote de novembre 2014) dans un diagnostic qui n’a trouvé aucun écho, même dans le reste de l’opposition. Les institutions uruguayennes sont très solides et ont fonctionné convenablement face à une crise politique qui a secoué le parti au pouvoir. Cependant, cet épisode frappe un gouvernement progressiste et une coalition de gauches qui se trouvent à la croisée des chemins qui s’apparente sur certains points à d’autres expériences vécues en Amérique latine ces dernières années.

Au-delà des succès de son approche distributive et d’une économie solide, la gauche uruguayenne semble être en panne de « GPS idéologique » (comme l’a signalé le sénateur nationaliste Jorge Larrañaga, candidat du Parti national à la présidentielle de 2005) et réalise des avancées trop rares ou insuffisantes s’agissant des réformes structurelles décisives qui s’imposent dans la conjoncture que traverse le pays (réforme de l’enseignement, transformation de l’appareil productif, renforcement des politiques publiques véritablement novatrices dans des domaines stratégiques comme l’emploi ou le développement de nouveaux complexes productifs, entre autres choses).

Au-delà de ses succès, ce nouveau gouvernement Vázquez donne à l’opinion publique l’impression de ne pas posséder de programme rigoureux et de ne pas avoir la force nécessaire pour réactiver l’élan initial afin de faire franchir une nouvelle étape à son entreprise de transformation. Selon la dialectique uruguayenne classique « de l’impulsion et du coup de frein », comme le dirait l’intellectuel Carlos Real de Azúa (1916-1977), la société uruguayenne et en particulier l’électorat traditionnel de gauche semblent partager – d’une façon plus ou moins juste – l’idée que les réformes connaissent un coup de frein.

Après le succès reconnu du premier gouvernement FA présidé par Vázquez (2005-2010), l’enlisement de plusieurs des principaux « navires amiraux » du progressisme uruguayen (que le charisme de José « Pepe » Mujica et la concrétisation des lois réformistes concernant ledit « agenda des nouveaux droits » sont parvenus en partie à dissimuler pendant le gouvernement controversé antérieur, entre 2010 et 2015) semble se confirmer sous ce troisième gouvernement. Comme on l’a mentionné, cela participe d’un sentiment croissant de distance de la population a envers le gouvernement Vázquez actuel. Le développement de cette perception énerve les principaux dirigeants du gouvernement et accroît les espaces occupés par une opposition qui, du moins pour l’instant, se contente d’attendre le délitement de la gauche pour « contre-attaquer ». Aujourd’hui, ce scénario est d’autant plus connu qu’il s’est répété dans plusieurs des cycles politiques observés récemment en Amérique latine. Plus qu’à leurs qualités propres, les avancées de l’opposition sont souvent dues aux erreurs des gouvernements progressistes et à leur manque d’élan transformateur. Même si elle s’explique par de multiples facteurs, l’amplification du mécontentement des populations du continent trouve souvent son origine dans la « fin des illusions » (pour reprendre une partie du titre du dernier livre du Chilien José Joaquín Brunner) créées par les gauches au pouvoir.

Le principal défi que pose « l’affaire Sendic » rejoint cette problématique, dans une perspective indéniablement en phase – bien qu’elle s’inscrive dans un cadre beaucoup plus « amorti » que dans d’autres cas de figure du continent – avec des enjeux communs à l’ensemble des expériences progressistes de l’Amérique latine. On sait depuis toujours que les différentes formes de corruption ne sont pas de droite ni de gauche. Mais les conséquences s’avèrent beaucoup plus dévastatrices pour cette dernière, qui a toujours besoin, avant tout, d’une légitimité étendue pour convaincre les masses populaires de sa capacité de mener à bonne fin un vrai processus de transformation. Il est certain que « l’affaire Sendic » n’est pas la seule, ni même la principale, des embûches rencontrées par les gauches uruguayennes. Croire le contraire serait en faire un bouc émissaire.

Ce qui est en jeu – entre autres choses – est l’épique « unité » du Frente Amplio. Mais ce défi se présente aujourd’hui de la manière la plus radicale possible : la pire façon qu’aurait le FA de se rompre serait de perdre son identité sur la question des valeurs partagées. Cette matrice identitaire a été construite au fil d’une histoire chargée de sacrifices et d’engagements, avec des erreurs et des réussites, avec des jours de gloire – peu nombreux – et de défaite – beaucoup plus nombreux. Le FA peut finir en un parti d’État de plus, soucieux uniquement de se maintenir au pouvoir, comme tant d’autres, de droite ou de gauche, se sont forgés en Amérique latine. S’il devait en être ainsi, il paierait très cher la perte de cette matrice identitaire, qui est le bien le plus précieux qu’il possède, en lien avec son passé mais, surtout, face à l’avenir.

La gauche uruguayenne, en particulier depuis qu’elle a tenu les premiers rôles dans la résistance à la dictature, a su accueillir – ce qui est peut-être l’une de ses principales réussites politiques – une « communauté de sang », une tradition sur la base de laquelle elle est parvenue à unir et mobiliser et qui peut se prévaloir de sentiments d’appartenance fondés précisément sur ce type de convictions. L’attachement inébranlable à l’éthique, notamment dans la gestion des fonds publics, devrait constituer l’une de ses principales marques identitaires. Tel est le défi qui se pose aujourd’hui à elle, une chose certainement beaucoup plus importante que le résultat des élections de 2019, la popularité du gouvernement actuel ou le sort politique de l’ex-vice-président de la République. Et au-delà des petites particularités de cette singulière « affaire », les signaux qu’elle envoie transcendent les frontières nationales et atteignent l’ensemble du continent. À l’heure où les convictions démocratiques s’érodent et où d’aucuns renoncent à l’éthique comme principe identitaire, les gauches et les progressismes latino-américains courent le risque de perdre une légitimité durement gagnée au fil des décennies par la promotion des luttes populaires et la résistance aux dictatures du terrorisme d’État.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3447.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Nueva Sociedad, septembre 2017.

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[1En espagnol : « El discreto milagro de la izquierda uruguaya : 15 años de crecimiento económico ininterrumpido » – note DIAL.

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