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DIAL 3466

AMÉRIQUE LATINE - Débordements par en bas : l’année 1968

Raúl Zibechi

lundi 1er octobre 2018, mis en ligne par Dial

Nous publions dans ce numéro de septembre le second volet de la série de textes diffusés à l’occasion du quarantième anniversaire de 1968, avec cette fois, deux textes, l’un assez général, et l’autre consacré au 68 mexicain. Nous traduisons ci-dessous l’extrait du dernier livre de Raúl Zibechi (Los desbordes desde abajo. 1968 en América Latina, Zur, 2018) paru dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 25 mai 2018.


« La puissance acquise par les mouvements insurrectionnels serait inexplicable sans la convergence des militants radicaux avec des groupes d’ouvriers, de paysans et d’étudiants prêts à se lancer à l’assaut du ciel », écrit Raúl Zibechi dans son dernier livre intitulé Los desbordes desde abajo. 1968 en América Latina (Zur, 2018), dont Brecha publie cet extrait en avant-première.

En Amérique latine, la révolution mondiale de 1968 a commencé à une date précise, le 1er janvier 1959, avec le triomphe remporté par le peuple cubain contre la tyrannie de Fulgencio Batista. La révolution cubaine fut un choc énorme dans la région, tant pour les couches populaires que pour les jeunes des classes moyennes, qui réagirent avec enthousiasme à l’entrée de l’armée rebelle dans La Havane. Elle le fut également pour les oligarchies et les bourgeoisies créoles qui, pour la première fois depuis longtemps, assistèrent, avec crainte et stupeur, à la fête des dépossédés : la réforme agraire et la nationalisation des grandes entreprises, ainsi que la promotion des travailleurs, des paysans et des pauvres en général.

En un sens temporellement plus restreint, le 68 latino-américain s’est étendu de cette année-là jusqu’à la vague de dictatures militaires qui s’abattit sur le continent à partir du coup d’État d’Augusto Pinochet, le 11 septembre 1973. Ce fut un cycle de luttes impressionnant qui changea la face de la région, et auquel participèrent partis de gauche, syndicats et guérillas, ouvriers, paysans et étudiants, les jeunes et les femmes étant aux avant-postes.

Une particularité de cette période, étroitement liée au triomphe de la révolution cubaine, fut la multiplication de groupes armés dans presque tous les pays du continent. Deux processus y ont contribué : la radicalisation de secteurs des classes moyennes, surtout les jeunes étudiants des villes, et la mobilisation de paysans et d’ouvriers, pour qui les portes commencèrent à se fermer et qui commencèrent à chercher à chercher des solutions à leurs revendications par le biais de l’action directe. La convergence des deux secteurs est à l’origine de nombreuses guérillas, même si d’autres furent créées avec des militants entraînés à Cuba.

L’attaque de la caserne de Madera (Chihuahua, Mexique), le 23 septembre 1965, peut se lire comme l’aboutissement d’un vaste mouvement agraire qui revendiquait activement des terres depuis 1960, sans obtenir d’autre réponse que mesures dilatoires et répression. Ce fut la première action armée d’envergure au Mexique, qui marqua à jamais cette génération par l’audace des guérilleros et par l’inutile brutalité du pouvoir politique à l’encontre des vaincus. Cependant, si l’on regarde les choses dans le détail, on voit qu’en réalité la première action armée fut « plus ou moins spontanée », lorsqu’un petit groupe de paysans mit le feu à un pont près de Madera, un an et demi avant l’attaque de la caserne, en représailles à l’incarcération du maître Arturo Gámiz, dirigeant du Parti populaire socialiste et fondateur du Groupe populaire guérillero.

Dans ce cas, comme dans plusieurs autres guérillas, le noyau armé ne représentait que la partie visible d’un immense contingent qui comprenait des centaines de milliers de paysans désespérés en quête d’une terre, ce qui les conduisait à faire pression sur la classe latifundiste une fois déçus leurs espoirs de redistribution agraire par les gouvernements. Ces années-là, le Chihuahua était un État en flammes dans lequel les paysans envahissaient les latifundios et les étudiants manifestaient tous les jours dans la capitale. Ce que vécurent les paysans, les ouvriers et les étudiants de la Colombie, du Venezuela et du Pérou, et ceux, un peu plus tard, du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay ne fut pas très différent. La puissance rapidement acquise par les mouvements insurrectionnels serait inexplicable sans la convergence des militants radicaux avec des groupes d’ouvriers, de paysans et d’étudiants prêts à se lancer à l’assaut du ciel.

Les changements systémiques mis en œuvre au cœur de la vague de coups d’État étaient destinés à supprimer les sujets révolutionnaires, pour procéder à un complet réajustement du mode d’accumulation du capital qui, désormais, abandonnerait la production de masse pour se déplacer vers la spéculation extractiviste qui peut quasiment se passer d’êtres humains et n’a besoin que de machines et d’infrastructures adaptées. L’exploitation minière à ciel ouvert, la monoculture, les grands travaux d’infrastructure et la spéculation immobilière urbaine, qui devinrent les nouveaux focus de l’accumulation de capital, prolongèrent ces génocides avec les moyens modernes d’expropriation des biens communs.

La robotisation et les maquilas, c’est-à-dire la production sans ouvriers et la production avec des ouvriers dans des usines-prisons, furent les deux voies empruntées par le capital là où il avait décidé de maintenir sur pied la production manufacturière. Ce sont les réponses différentes apportées à la révolution de 1968 dans chaque région du monde, selon les marges de manœuvre que possédait le capital à chaque endroit. Au départ, l’utilisation massive de robots fut l’option retenue dans les pays du Nord, et les maquilas celle choisie dans les régions du Sud. Il se passa un peu la même chose avec la monoculture et les nouvelles activités minières, qui constituaient presque une exclusivité des pays périphériques. Mais la répartition géographique s’est transformée rapidement : la fracturation hydraulique est employée massivement aux États-Unis, en Chine et dans d’autres pays développés. La division entre le centre et la périphérie semble touchée également par les avatars du chaos systémique ; elle a tendance à s’estomper et les profils qui correspondent à chaque région se confondent.

Si ce qui précède s’est produit à l’échelle mondiale, régionale et nationale, il ne faut pas oublier que les dictatures tentèrent d’éteindre les foyers de 68 en imposant des restrictions sévères à la vie quotidienne, interdisant par exemple les cheveux longs, la barbe, la minijupe et les vêtements moulants, surtout ceux des femmes. Voilà qui nous donne un indice sur la face moins visible de la contre-offensive du système, parce que la discipline avait été réduite en miettes par les révoltes de la jeunesse. Si, à l’échelle macro, la révolution de 1968 mina l’État-providence et les régimes socialistes, à l’échelle micro, elle déborda le contrôle exercé par les sociétés disciplinaires, telles que les ont étudiées Michel Foucault et ses successeurs.

« Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille », écrivait Deleuze dans Pourparlers [1]. Tous ces milieux – y compris les établissements psychiatriques – furent débordés par ceux qui étaient soumis à la discipline ; mais le débordement toucha aussi des organisations sociales comme les partis et les syndicats, les églises et même les forces révolutionnaires. Toutes ces institutions faisaient partie des sociétés disciplinaires qui fonctionnaient sur la base de grands centres d’enfermement, même si elles proclamaient la révolution et l’anticapitalisme.

Le plus remarquable est que le débordement s’est produit de l’intérieur de chaque milieu et partout au même moment. Les détenus débordèrent les prisons, les enfants et adolescents débordèrent l’autorité des professeurs, les ouvriers les contremaîtres et les patrons, les femmes et les enfants le pater familias, et il en fut ainsi dans chaque lieu d’enfermement. Le fait que les « fous » aient été capables de déborder les murs qui les enfermaient, comme le montre l’intéressant travail de Franco Basaglia dans lequel les « patients » deviennent sujets, n’est qu’une illustration de l’énorme pouvoir révulsif de l’incendie de 1968 qui aboutit, parmi beaucoup d’autres conquêtes, à la fermeture des asiles psychiatriques en Italie.

« 1968 a mis à jour tous les rapports de pouvoir là où ils s’exerçaient, c’est-à-dire partout [2]. » C’est le côté impressionnant de la révolution mondiale de 1968. Elle ne peut se comprendre comme la somme de grands événements, tels que l’offensive vietnamienne du Têt, le Mai français, les révoltes des noirs dans les grandes villes des États-Unis après l’assassinat de Luther King, la résistance à l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie et le massacre de Tlatelolco (faits tous simultanés, séparés de quelques semaines). C’est quelque chose de différent, de beaucoup plus profond et complexe.

Dans sa réflexion sur le travail de son ami, Deleuze rappelle que jusqu’à 68 « Foucault avait analysé avant tout les formes, alors que maintenant il s’intéresse aux rapports de force sous-jacents aux formes [3] ». Ce fut une période forte et jubilatoire dans une époque d’agitation créative qui le conduisit à une nouvelle étape de son travail et qui se manifesta avec la publication de L’Archéologie du savoir (1969) et, surtout, de Surveiller et Punir (1975).

Parmi les rapports de pouvoir que l’on apprit à visualiser autour de 1968, deux méritent d’être signalés, qui touchent des questions similaires malgré leurs différences : le colonialisme et le patriarcat. Bien que presque toutes les colonies aient disparu quelques années plus tôt, le colonialisme intérieur continuait d’imposer des formes de racisme en rien subtiles dans tous les pays de la périphérie mais aussi du centre du système-monde. La lutte des femmes mit en évidence les rapports entre capitalisme et patriarcat, ce qui contribua à libérer des énergies collectives qui étaient contenues par des institutions hiérarchiques, des églises à l’école et à la famille, en passant par les partis.

Entre les changements survenus dans les équilibres mondiaux et les transformations touchant aux milieux d’enfermement, la question du colonialisme et du patriarcat nous a accompagnés jusqu’à nos jours, en nous enseignant qu’il faut beaucoup plus qu’un incendie de trois ans pour les dépasser.

La révolution de 1968 doit se comprendre dans ses deux dimensions, touchant à la géopolitique comme à la vie quotidienne car les êtres humains réels ne font pas les mêmes distinctions que les universitaires. L’ouvrier d’usine se rebelle, ou supporte que le contremaître contrôle chacun de ses gestes, de ses mouvements, de même que les femmes et les enfants résistent ou se soumettent au mari et au père dans le travail et la vie quotidienne. Le rapport entre les petites rébellions et celles qui se mettent en scène sur les « grandes avenues » ne peut être compris qu’une fois qu’elles ont eu lieu, à condition de comprendre que les unes et les autres s’entrelacent dans un rapport de complémentarité et à double sens, de cause à effet.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3466.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha (Uruguay), édition 1696, 25 mai 2018.

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[1Gilles Deleuze, Pourparlers : 1972-1990, Paris, Minuit, « Reprise », [1990] 2003, p. 241.

[2Op. cit.

[3Op. cit.

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