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DIAL 3491

BRÉSIL - Une dictature qui ne finit pas

Leneide Duarte-Plon

mardi 30 avril 2019, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [français] [Português do Brasil]

Nous reprenons ci-dessous le texte de l’intervention de Leneide Duarte-Plon au 41e Festival international de films de femmes de Créteil, dimanche 24 mars 2019. Elle était invitée à parler de la dictature après la projection du documentaire A torre das donzelas [« La Tour des demoiselles »] de Susanna Lira.


Je viens vous parler aujourd’hui en tant qu’auteure de deux livres sur la dictature brésilienne (1964-1985).

Le premier livre [1], sorti en 2014, Um homem torturado : Nos passos de frei Tito de Alencar [« Un homme torturé : Sur les traces de frère Tito de Alencar »], que j’ai co-écrit avec la journaliste Clarisse Meireles, est la reconstitution de l’engagement militant de l’une des figures les plus tragiques de la résistance à la dictature civile-militaire brésilienne, le frère dominicain Tito de Alencar.

Le deuxième, A tortura como arma de guerra, da Argélia ao Brasil [« La torture comme arme de guerre, de l’Algérie au Brésil »], sorti en 2016, a comme sous-titre « Comment les militaires français ont exporté les escadrons de la mort et le terrorisme d’État ». Le livre a été construit à partir des entretiens que j’ai faits avec le général Paul Aussaresses, le chef des escadrons de la mort en Algérie, ainsi que de mes recherches dans les archives du ministère de la défense français.

Pendant tout le régime des généraux, la torture était niée par tous les représentants de l’État, civils et militaires, mais elle faisait partie de l’arsenal de la dictature et était la méthode privilégiée dans les séances d’interrogatoire des militants de gauche.

Dans la préface d’Um homem torturado, le philosophe Vladimir Safatle écrit :

« Tito s’est suicidé le 10 août 1974 près de Villefranche-sur-Saône, non loin du couvent Sainte-Marie de la Tourette. La torture avait réussi à le détruire psychologiquement, transformant sa vie, par la suite, en un enfer de délires et d’hallucinations.

Son histoire est l’une des représentations les plus abouties de l’engagement de la gauche catholique dans la lutte contre les dictatures latino-américaines, engagement qui fut seulement un chapitre de la longue histoire de secteurs de l’Église catholique dans leur alliance avec des mouvements ouvriers communistes au XXe siècle. En Amérique Latine, juste pour développer la théologie de la libération, une telle alliance en vint à faire que des religieux, comme le colombien Camillo Torres, entrent directement dans la lutte armée. »

Beaucoup de brésiliens se demandent aujourd’hui comment après une si longue dictature – qui a généré tant de souffrance, des morts, des disparus et des milliers d’exilés – le Brésil a pu élire, l’année dernière, un ex-militaire qui a formé un gouvernement où l’on compte plus de généraux que dans le gouvernement Castelo Branco, le premier dictateur de la liste des généraux qui ont gouverné le Brésil à partir de 1964. Tout le monde sait que cet ancien militaire est un nostalgique de la dictature.

Je pense que la réponse tient au fait que le Brésil n’a pas fait un travail de mémoire sur la dictature et n’a pas puni les responsables de la torture. Le pays a voté, en 1979, une loi d’amnistie qui garantissait l’impunité à tous les militaires et agents de l’État responsables de crimes contre l’humanité comme la torture et les disparitions forcées.

Clarisse Meireles a écrit un article pour un journal brésilien, où elle montre le véritable travail d’occultation de l’histoire de la dictature, ce qu’on appelle « memoricídio » [mémoricide], l’assassinat de la mémoire :

« La dictature ne nous a pas seulement volé 20 ans de démocratie. Elle persiste dans la violence policière et dans la violation systématique des droits humains, dans la politique officielle de sécurité, dans la précarité de l’éducation et de la santé publiques, qui ne bénéficie qu’aux groupes privés. Elle persiste encore dans la dépolitisation d’une partie de la population qui répète sans cesse que “tous les politiques sont des mafieux”, au mépris de la militance politique. Et de même, dans le système audiovisuel au discours unique et au langage qui infantilise la population.

Seule notre cécité collective peut expliquer qu’on accepte les atrocités commises par les polices militaires des États encore aujourd’hui. Les policiers bénéficient d’une totale impunité et cela n’a pas commencé avec la dictature. La police a toujours tué et torturé les pauvres dans notre pays. Pendant la dictature civile-militaire, des militants ouvriers et petits-bourgeois ont pu expérimenter cette violence faite au nom de la “guerre antisubversive” et de l’anticommunisme. Les prisons arbitraires et la torture sont devenues une politique d’État et la presse, censurée, ne pouvait pas dénoncer tous ces crimes ».

Dans sa préface à A tortura como arma de guerra, Vladimir Safatle cite la sociologue américaine Kathryn Sikkink qui a écrit qu’on torture plus aujourd’hui au Brésil que l’on ne torturait pendant la dictature.

L’ami le plus proche de Tito de Alencar dans sa dernière année passée au couvent de la Tourette (1974), le frère Xavier Plassat, développe, depuis 1989, un travail pastoral dans l’État de Tocantins et coordonne la campagne de la Commission pastorale de la terre contre le travail esclave. Il a écrit dans son beau texte de présentation de notre biographie de Tito de Alencar :

« Il nous faut écouter, restaurer et honorer avec justice les voix étouffées et les rêves de ces résistants et de ces combattants.

Sans une constante élucidation de la vérité – en particulier sur les ténèbres les plus tragiques de notre histoire – deviennent incompréhensibles et insurmontables les manifestations récurrentes de violence et de barbarie qui continuent à marquer notre temps, dans les prisons, les commissariats, les favelas ou les grandes propriétés : la mise à mort de jeunes, de « posseiros », de noirs, d’Indiens, de migrants, de travestis, de prostituées ; la traite des personnes, leur mise en esclavage ; la confiscation de l’espérance, la négation du bien-vivre ».

Vladimir Safatle nous encourage à témoigner et raconter l’Histoire :

« Dans ce contexte d’invisibilité et d’oubli forcé, l’usage de la mémoire est un acte politique majeur car il empêche que le temps puisse extorquer des réconciliations purement formelles », écrit le philosophe.

L’ami brésilien le plus proche de Tito au Couvent Saint-Jacques, à Paris, Magno Vilela, qui a quitté l’ordre pour se marier et vit aujourd’hui à São Paulo, nous a dit, à Clarisse Meireles et à moi :

« Avant l’engagement aux côtés de Marighella, nous pensions que notre générosité et la force de l’Évangile étaient suffisantes pour transformer la réalité. Nous nous sommes aperçus que les militaires et les autres acteurs de la dictature se revendiquaient, eux aussi, de l’Évangile. »

Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui ont pris le pouvoir au Brésil avec un discours de haine et de destruction de l’adversaire, perçu comme un ennemi à abattre, se réclament aussi de l’Évangile.

Ce dont nous sommes certains c’est qu’il ne s’agit pas du même Évangile de la libération qui était à l’origine de l’action des frères dominicains aux côtés de Carlos Marighella, qui ont souffert la torture et l’exil.

Beaucoup, comme Tito de Alencar, ont payé de leurs vies.

Il faut rappeler que l’actuel président brésilien a dit que l’erreur des militaires brésiliens a été de ne pas avoir tué 30 000 « subversifs » comme le régime de Pinochet.

C’est le mémoricide et l’amnésie qui ont permis l’effacement de l’histoire du terrorisme d’État, en place au Brésil de 1964 à 1985.

Ce mémoricide et cette amnésie ont été construits sciemment par la droite et par les militaires. Et la loi de l’amnistie, qu’aucun président n’a pu abroger, a garanti l’impunité des tortionnaires.

Et, finalement, c’est la complicité des médias qui a neutralisé le fabuleux travail de la Commission nationale de la vérité, dont le rapport a été rendu à la présidente Dilma Rousseff le 10 décembre 2014.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3491.
 Source (français) : texte de l’intervention de Leneide Duarte-Plon au 41e Festival international de films de femmes de Créteil, le 24 mars 2019.

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