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DIAL 2794

AMÉRIQUE LATINE - Théologie de la libération en Amérique latine

Ignacio Madera Vargas

vendredi 1er avril 2005, mis en ligne par Dial

Juste avant l’ouverture du Forum social mondial, s’est tenu à Porto Alegre (Brésil) le 1er Forum mondial de théologie et libération, du 21 au 25 janvier 2005. Plus de 175 participants de différents continents tentèrent de préciser la contribution de la théologie à « un autre monde possible ». La situation actuelle de la théologie de la libération en Amérique latine fut présentée par Ignacio Madera Vargas, théologien colombien, membre de la CLAR (Conférence latino-américaine des religieux et religieuses). Nous publions ci-dessous le texte de son intervention.


Etoiles et astres

J’aime utiliser les symboles quand je pense à la manière dont nous faisons de la théologie aujourd’hui en Amérique latine et dans les Caraïbes. Je crois que nous vivons une transition que j’ai décrite à certaines occasions en utilisant la symbolique des étoiles et des astres. Avec cette symbolique, je ne prétends faire aucun jugement de valeur ni dire qu’une époque a été meilleure ou pire qu’une autre, mais indiquer que nous sommes dans des contextes historiques divers marqués par des phénomènes très spécifiques, propres au développement de forces économiques, sociales, politiques, idéologiques et religieuses qui affectent les sociétés latino-américaines, chaque jour davantage dominées par les politiques économiques et les idéologies néolibérales. Ici, joue un rôle déterminant la situation hégémonique des Etats-Unis d’Amérique du Nord, des grands organismes de financement comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et les entreprises multinationales.

Evidemment, les thèses sur le rôle de l’économie dans la conduite de la politique et ses conséquences sur les idéologies paraissent toujours d’actualité, au moins par rapport aux phénomènes de domination et de dépendance que nous vivons en Amérique latine avec l’imposition des traités de libre commerce (TLC) avec les Etats-Unis. Ces traités se font actuellement par pays ou par régions, face à l’échec de la proposition d’un seul traité pour tout le continent [1] pour tout le continent. Ici, l’expression connue : « divises et tu vaincras » prend toute sa valeur. Certains considèrent que la théorie de la dépendance développée à partir du continent est passée de mode au moment même où les dépendances et l’incapacité à prendre des décisions économiques et politiques autonomes paraissent plus évidentes. C’est une belle ironie dans le domaine de l’interprétation et de l’analyse conjoncturelle.

Mais j’avance dans ma proposition : la métaphore que je veux utiliser prend son sens dans ma propre expérience et dans ce que j’ai vu et entendu parmi nous durant ces dernières années. En ce qui concerne la théologie en quête de libération, nous passons d’une théologie élaborée à partir d’étoiles à une théologie qui unit de nombreux astres à ces étoiles. Qu’est-ce que je veux dire par là ?

Que nous vivons une transition comprise comme le passage d’un système à un autre, d’une manière de s’exprimer à une autre manière, de certaines pratiques à d’autres pratiques. Je crois qu’elles ne sont ni meilleures ni pires mais, tout en maintenant des éléments d’un passé commun, on a produit de nouvelles formes d’expression et d’engagements historiques. Je crois que la toile de fond et le support structurel de l’herméneutique [2] théologique libératrice actuelle sont les mêmes : les pauvres, les victimes, les exclus, les marginaux, leur cause et leur destin, comme lieu théologique à partir lequel Dieu parle et continue de proclamer une libération qui doit venir. Mais les situations actuelles, les réalités et la manière d’exprimer la théologie libératrice sont diverses et créent des nuances qui produisent d’autres façons d’élaborer des contributions et de faire des développements théologiques.

Question de méthode

La théologie latino-américaine et caraïbéenne de la libération n’est pas née comme une mode théologique mais comme une manière de rencontrer Dieu dans l’histoire, de voir et de sentir l’histoire à partir de Dieu, et, dans l’histoire, de voir l’histoire du peuple opprimé. De la même manière, l’histoire à partir de l’envers de l’histoire [3] a entraîné une méthode propre, une manière particulière de théologiser qui débouche sur une spiritualité incitant à un engagement libérateur. La question de la méthode est par conséquent constitutive de la pratique théologique en incluant les médiations économiques et politiques, herméneutiques et pratiques. Ceci est une réussite indiscutable qui a eu des répercutions sur les théologies élaborées sur d’autres rives de la planète. A côté des choses que nous avons évidemment réussi, nous avons également vécu, et nous continuons à vivre, une transition que je décris de façon symbolique de la manière suivante.

Nous sommes passés d’une théologie élaborée par de grandes étoiles d’origine européenne vivant sur le continent pendant de nombreuses années, ou par des étoiles latino-américaines dotées d’un grand rayonnement continental suivies par de nombreux astres, théologie promue par de grands éditeurs et soutenue par des publications qui firent date ; de là, nous sommes passés à une théologie provenant d’astres multiples et devant faire face à une diminution progressive d’étoiles. Aujourd’hui, la théologie continue à s’élaborer à partir des grandes intuitions de ces grandes étoiles, mais elle utilise de nouvelles façons de s’exprimer comme les traditions orales et les contacts directs. Il n’y a ni grands ni petits éditeurs pour publier les travaux de ces théologiens, mais ils s’expriment dans les communautés ecclésiales populaires, dans les petits groupes d’espérance, dans les cercles de réflexion sur la Parole de Dieu, par des photocopies et des conférences, dans des articles de revues et des réflexions de quartier, en confrontant continuellement la Parole de Dieu et le livre de la vie. Avec ce modèle, un autre est en train de se développer également dans les facultés théologiques ouvertes à la réalité et aux recherches continentales, dans les groupes d’universitaires et d’enseignants conscients, comme dans des secteurs comprenant des laïques théologiquement formés. Quelque chose comme le Royaume qui est là, mais qu’on ne voit pas avec évidence.

Une théologie calme et fidèle

D’une théologie d’étoiles qui se confrontaient à l’institution et paraissaient dominer les situations, à une théologie élaborée par des astres, calme et fidèle, critique et stratégique, qui sait céder dans l’action politique sans renoncer aux principes et qui préfère poursuivre sa recherche plutôt que de livrer une bataille quand le rapport des forces est inégal. Ainsi, beaucoup de jeunes théologiens, des hommes et des femmes, maintiennent la tradition libératrice en évitant les discussions qui épuisent, les affrontements qui stérilisent et les psychologies qui se dégradent dans une lutte inégale. Ceci est clair en ce qui concerne l’Eglise catholique. La confrontation avec certains secteurs de la hiérarchie a montré que cette stratégie peut engendrer lassitude et désolation parce que nous, théologiens, outre la rationalité, nous sommes aussi des hommes et des femmes dotés de sentiments, avec une psychologie qui peut se déliter ou se casser comme chez n’importe quel être humain.

Petites luttes et petits projets des pauvres

D’une théologie des étoiles du militantisme, à la recherche d’une issue alternative inspirée par le modèle du socialisme réel, à une théologie élaborée par des astres en compagnie des pauvres, de la prise en charge de leur cause et de leur destin au-delà de tout projet historique futur où ils sont ce qu’il y a d’important, avec leurs luttes, leur résistance et leur espérance et où toute stratégie ou toute force qui défend les droits des pauvres est défense des droits de Dieu. Ainsi l’accompagnement des petites luttes, des petits projets des pauvres indique une solidarité parmi les faibles de sorte que, de ce qui est fragile dans ce monde, vient à surgir la force de David vainqueur de Goliath apparemment invincible.

D’une théologie d’étoiles illuminant le continent du sud au nord, à une théologie d’astres situés aux frontières de leurs peuples, peut-être fragile et discrète dans ses expressions, mais ferme dans sa recherche d’unification des forces plurielles que s’engagent dans la lutte pour un monde autre, divers, plus proche du Royaume prêché par le Seigneur Jésus-Christ. L’apparition de ces astres est le signe de cette recherche.
D’une théologie d’étoiles où la médiation herméneutique était centrée sur les sciences sociales critiques, à une théologie d’astres, ouverte au dialogue avec d’autres herméneutiques qui vont de la psychologie et des sciences du langage jusqu’aux sciences naturelles et la biologie. Une ouverture de la réflexion vers la complexité de la réalité où entrent en action les acteurs et la scène, c’est-à-dire l’homme et la terre. En ce dernier sens, les propositions interprétatives qui ont été faites pour un dialogue avec les sciences naturelles et la biologie sont suggestives.
D’une théologie d’étoiles où la théologie de la vie religieuse s’avérait plutôt marginale et l’affaire d’un secteur dans l’Eglise catholique, à une théologie d’astres où la vie religieuse a assumé son rôle et a su résister comme l’a fait le modèle des pauvres. La vie religieuse, et par dessus tout la vie religieuse féminine, est dans le continent comme le grand témoin fidèle à une lecture de Vatican II à partir de Medellín, Puebla et Saint-Domingue [4]. Eclairée par les grandes options de la Conférence latino-américaine des religieux et religieuses (CLAR), la vie religieuse a largement su maintenir l’option renouvelée pour les pauvres, assumer les soupçons liés à l’institution et continuer à promouvoir le déplacement de religieux et religieuses vers les secteurs populaires, comme aussi l’engagement avec ceux que l’on appelle les nouveaux pauvres et les exclus.

Une théologie de la vie religieuse inspirée des intuitions des grandes étoiles de la théologie libératrice se maintient jusqu’à présent, éveillée et fidèle, incitant et suscitant l’apparition de nouveaux astres de long en large du continent. J’ose affirmer que la vie religieuse, qui est comme le sein de l’Eglise catholique, a été une des plus grandes forces qui a maintenu en éveil la praxis libératrice et l’espérance, malgré tous les déboires.

D’une théologie d’étoiles qui était orientée vers les grands thèmes théologiques dans les domaines de la méthode et des grands traités de théologie dans l’histoire, à une théologie d’astres qui, tout en maintenant les grands sujets antérieurs, s’ouvre à la compréhension et à la théologie de ce que certains appellent les nouveaux sujets. Je conteste l’adjectif « nouveaux » parce que ce sont plutôt des sujets qui ont toujours été là, mais qui commencent simplement à être visibles maintenant parce qu’ils ont pris la parole et se font simplement connaître ici et là : femmes, indigènes, communautés afro-américaines, groupes marginalisés ou exclus. Ils apportent à la théologie leur particularité de sujets, et ils sont sujets et acteurs sociaux.

Des sujets nouveaux et de toujours

1 - Quels sont les sujets qui font de la théologie ?

Je considère que le premier sujet sont les pauvres, les opprimés, les marginalisés et les exclus. Ils sont le sujet premier qui invoque Dieu à partir d’une oppression sans miséricorde. Les pauvres font la théologie du langage ordinaire. Une parole sur Dieu qui s’exprime en un « Dieu nous protège ! », « Que le volonté de Dieu soit faite ! », « Sacré-Coeur de Jésus, je me confie en vous ! », « La Vierge nous protège ! ». Affirmations qui produisent l’effet signifié parce qu’elles sont l’expression d’une confiance en Dieu qui rompt avec les logiques selon lesquelles nous avons besoin de quelque chose de la part de Dieu pour pouvoir faire confiance, pour pouvoir continuer, pour pouvoir résister. C’est la théologie première, celle de la foi vécue des pauvres, leur foi, à leur manière. Et nous les théologiens nous devons apprendre de cette foi pour donner de la cohérence et de la chair vive à la foi articulée, transmise, lue à partir de registres herméneutiques divers.

Je disais que les sujets de toujours, ceux qui ont toujours été là mais en silence, commencent à parler et à faire sentir leur présence dans le concert théologique latino-américain. Ainsi la théologie dite indienne dont le champ recouvre une nouvelle évaluation des herméneutiques des religions indigènes originaires jusqu’à la théologie chrétienne élaborée par des indigènes. Dans ce cadre, il existe divers accents suggestifs et originaux. Les Indiens d’Amérique latine ont apporté leurs fleurs et leurs chants pour donner la vie au ciel théologique du continent.

De la même manière, les communautés afro-américaines ont élaboré un discours qui reprend le sens et la valeur des traditions et de la religiosité « afro » avec ses nouvelles expressions et sa présence dans le sentiment et la pensée du continent, sa symbolique, sa rythmique, ses traditions et l’importance du monde des ancêtres.

La femme comme sujet de toujours développe une expression particulière de la réflexion « générique » [5] dans la perspective originale de la femme opprimée, victime, marginalisée et objet de ségrégation. Les mouvements de réflexion biblique et théologique qui se situent dans une perspective générique sont de plus en plus forts dans les centres de réflexion générique et dans plusieurs facultés de théologie. Depuis ma condition d’homme, je crois que la réflexion générique dans une perspective libératrice, que développent les femmes dans le continent, entraîne une réinterprétation de la masculinité et de ses expressions dans les diverses cultures latino-américaines et elle lance un défi pour dépasser les archétypes machistes, ancestraux pour la majorité d’entre eux.

Il y a une génération d’universitaires et d’intellectuels qui assument la perspective libératrice et qui fournissent, depuis leurs sciences, des réflexions et des propositions suggestives pour l’engagement avec les appauvris. Ils s’expriment depuis les universités et dans certaines facultés de théologie comme aussi dans des centres de recherche et de réflexion qui refusent d’envoyer dans l’arrière-boutique de l’oubli la recherche entamée par le Concile Vatican II et la lecture qu’en ont fait Medellín, Puebla et Saint-Domingue. A contre-courant des tendances néoconservatrices de quelques secteurs de l’Eglise catholique, des hommes et des femmes, religieux, religieuses, laïques, liés à l’université, restent fermes dans la conscience d’une nécessité plus grande et d’une urgence singulière dans la recherche d’un autre monde possible.

2 - Quelles sont certaines de ces urgences ?

Il y a la réflexion théologique qui se développe en appui et solidarité avec tous ces mouvements sociaux qui construisent des alternatives face à la militarisation, aux guerres, aux traités de libre-échange et à la dette extérieure. Elle développe des propositions de réflexion et d’action dans le domaine de l’éthique et de la cosmovision. Ces propositions permettent de regrouper de nouvelles forces à partir de la nécessaire mondialisation de la solidarité dans la construction de la justice, du droit et de la paix.

La violation flagrante des droits humains dans beaucoup de nos peuples a rendu nécessaire un engagement effectif pour la défense de ces derniers, spécialement du droit à la vie. Les théologiens et théologiennes du continent sont mis face à l’urgence d’unir leurs voix et d’apporter leur lumière aux luttes et aux risques courus par les diverses organisations non gouvernementales de défense du droit international humanitaire et des droits humains. Engagement qui dans quelques pays est une menace pour leur propre vie, tandis que les martyrs latino-américains projettent leur lumière depuis le ciel du monde opprimé.
Une réflexion théologique est appelée à répondre à la crise éthique profonde que vivent nos pays dans les diverses configurations du tissu social. Le pouvoir du trafic de drogues, avec sa capacité d’acheter les consciences et de donner un prix à la vie, s’est introduit dans toutes les fibres des institutions. Il a produit une crise éthique qui fragilise les institutions les plus stables ou celles qu’on ne pouvait pas soudoyer il y a quelques années comme les organismes d’administration de la justice, le cadre juridique des Etats et les armées. Sans parler de la classe politique, tellement fragile et malléable pour vendre la conscience au plus offrant, disons au narcotrafiquant, aux classes dominantes à l’intérieur des pays ou aux multinationales ou aux agences étrangères de renseignement.

Par conséquent, l’interdisciplinarité à partir des grands problèmes que nous vivons dans le continent est un défi pour le présent et le futur. Depuis une matrice historique et critique, la théologie latino-américaine s’ouvre à la considération de nouvelles questions et de la question de toujours : les pauvres et leur cause, leurs luttes et leur espérance.

***

Les grandes étoiles de la théologie latino-américaine qui sont toujours ici, solides malgré les coups institutionnels reçus avec plus ou moins d’intensité par les uns ou les autres, sont calmes et disponibles pour continuer d’avancer. La luminosité de tant d’astres s’unit à eux. Le ciel est beau quand il est illuminé par de grandes étoiles mais il est beaucoup plus beau et acquiert une luminosité sans pareil quand s’unissent à elles des milliers d’astres qui lui font proclamer la gloire de Dieu et l’œuvre de ses mains. L’espérance que le ciel de l’Amérique latine continue à être illuminé par des étoiles et des astres qui lui donnent sa lumière, c’est celle qui nous dit que les pauvres et les exclus continuent d’avoir leur chance sur les terres de ce continent de Dieu, des hommes et des femmes que nous sommes.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2795.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : 1er Forum mondial de théologie et libération, janvier 2005.

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[1Il s’agit de l’ALCA, traité qui devait inclure l’ensemble de l’Amérique et qui devait entrer en vigueur en janvier 2005.

[2Science de l’interprétation.

[3Pour la théologie de la libération, les pauvres sont l’envers de l’histoire.

[4Il s’agit là de trois Conférences générales de l’épiscopat latino-américain, qui eurent lieu respectivement en 1968, 1979 et 1992 et dont les textes, surtout pour les deux premières conférences, ont influencé la théologie de la libération.

[5Réflexion qui est spécifiée par le fait qu’elle est élaborée par des femmes et à partir de leur identité de femmes.

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