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DIAL 2923

NICARAGUA - Paroles de femmes depuis le « nombril » du Nicaragua, deuxième partie

María López Vigil

dimanche 1er avril 2007, mis en ligne par Dial

Dans quasi tous les pays d’Amérique Latine, les femmes subissent quotidiennement la violence de leurs conjoints. Alors que gouvernements, associations et chercheurs s’interrogent sur l’origine de cette violence, les femmes de Bocana de Paiwas, au Nicaragua, ont décidé d’agir. Depuis plusieurs années, elles organisent des ateliers et différentes campagnes d’information à l’intention des femmes. Surtout, elles ont eu l’idée originale de créer une station de radio, pour dénoncer publiquement les hommes coupables de violence conjugale et aider un plus grand nombre de femmes. Dans cet article, publié en juillet 2006 par la revue Envío, María López Vigil revient sur l’expérience et le combat exceptionnel de ces femmes dans cette petite bourgade du Nicaragua. La première partie de ce texte a été publiée dans le numéro de mars de Dial.


Le cas le plus difficile pour la sorcière et pour Bocana de Paiwas

Jamileth explique que la sorcière est plus ou moins sévère selon les cas, le type d’abus et le niveau de violence. L’affaire la plus difficile a éclaté en 2006. Il s’agissait du directeur d’un établissement scolaire lié à l’Église catholique. C’était un homme très apprécié dans le village et, fort de sa popularité, il venait de se porter candidat à la mairie, sous la bannière du FSLN (Front sandiniste de libération nationale). Il était, par ailleurs, entraîneur de l’équipe de baseball de l’établissement qu’il dirigeait. Un jour, il a mis enceinte l’une des ses élèves, âgée de 13 ans. La radio Palabra de Mujer s’est beaucoup impliquée dans cette affaire qui fut portée devant les tribunaux. A la Casa de la Mujer, le soutien à la jeune fille fut total.

« Cela a été très difficile pour moi. Denis était un ami, reconnaît Jamileth avec tristesse, mais j’ai dû le dénoncer, et la sorcière en a parlé. Dans ce cas de figure, tu te retrouves dos au mur. Il faut savoir qui est ta priorité et respecter tes principes. Pas question de se défiler. Tu dois dénoncer cet acte avec la même colère que d’habitude, indépendamment du fait qu’il s’agisse d’un ami, et du pouvoir qu’il détient. Le plus triste et le plus surprenant dans cette histoire est que lorsque nous l’avons dénoncé, nous nous sommes mis presque tout le monde à dos. La plupart des habitants du village – et même les camarades de classe de la jeune fille — se sont serré les coudes, à l’église, à l’école, pour le soutenir. Tout était soi-disant de la faute de la jeune fille. Pendant un temps, elle et sa mère n’osèrent plus sortir qu’une fois la nuit tombée. On les montrait du doigt, on insultait la jeune fille. Pour faire face à cette situation, quelques femmes de la Casa de la Mujer ont décidé d’escorter la jeune fille dans les rues et de garder la tête haute. Elles l’ont protégée. Puis la tension a fini par retomber. Bien entendu, il nous a été impossible d’interrompre la grossesse puisqu’elle était déjà enceinte de cinq mois lorsque nous nous en sommes rendu compte. Il fallait donc aller de l’avant. Dans un premier temps, la jeune fille a souhaité abandonner le bébé à la naissance. Nous l’avons convaincue de le faire adopter. Mais finalement, elle a décidé de le garder. Aujourd’hui, le bébé a plusieurs marraines ! »

Certains hommes changent, d’autres deviennent plus violents, et les autorités ne sont pas à la hauteur

Quels sont les effets de ces dénonciations ? Quels sont les résultats ? « Le bilan est mitigé, reconnaît Jamileth, et nous engager dans cette voie n’a pas été chose facile. Les conséquences sont diverses. Certains hommes changent alors que d’autres, se sachant découverts, deviennent plus agressifs. Certains maris maltraitent moins leur femme, mais il est également possible qu’ils leur aient mis une muselière pour qu’elles arrêtent leur vacarme et ne les dénoncent pas. On a constaté que le nombre de lettres de dénonciation dans la boîte aux lettres de la « sorcière » a diminué, alors que le nombre de dépôts de plaintes au tribunal ou au ministère public a augmenté. Le problème est que le ministère public fait la sourde oreille. À quoi bon dénoncer, si les autorités restent les bras croisés ? »

« On a constaté des changements chez certains hommes. L’un d’eux est même venu se confier à moi. Il m’a dit que la sorcière avait vu juste, qu’il maltraitait sa femme, qu’il avait tort et qu’il allait changer. Il a eu si honte de ses actes qu’il s’ est séparé de sa femme. Et je peux aujourd’hui attester qu’il lui verse une pension alimentaire. »

« On est contente quand certains hommes nous disent qu’en les dénonçant, on leur a donné l’opportunité de réfléchir et d’analyser leur vie. C’est pour cela que nous dénonçons. En dénonçant, nous ne voulons ni détruire, ni dénigrer les hommes. Ce n’est pas notre but. Ce que nous voulons, c’est construire. Lorsque certains hommes arrivent et nous disent : « c’est vrai, je l’enfermais », ils pensent qu’en faisant amende honorable, on fera marche arrière et on ne les dénoncera pas. Mais la dénonciation est faite, et jamais elle ne reste qu’une annonce radiophonique : on fait savoir aux autorités qu’à tel endroit une femme est victime de violence. Dans certains cas, elles prennent les mesures de sécurité nécessaires. Bien entendu, si elles appliquaient toujours la loi, l’impact de notre émission serait plus important, mais les autorités, la juge, la police et le ministère public ne réagissent pas toujours comme ils le devraient. Le procureur est censé venir au village deux fois par mois et il n’y met jamais les pieds. »

« Il n’y a personne à qui se plaindre. Il y a bien une antenne de police à Bocana de Paiwas, mais le chef est dans une autre région. En outre, il n’est pas vrai que porter plainte au commissariat de police soit la façon la plus efficace de lutter contre la violence conjugale. Pour la police, une vache a plus de valeur qu’une femme. On nous a rapporté les cas d’une jeune fille violée et d’une femme battue qui se sont rendues à la police, le policier de service ne les a pas reçues et s’est d’abord occupé d’un délinquant qui avait volé une vache. Pendant ce temps, la femme violée attend qu’on s’occupe d’elle. Ou on lui demande d’apporter un certificat médical. Le problème est qu’elle se lave avant d’aller chez le médecin, car elle se sent sale, souillée par ce qu’elle a subi. La preuve disparaît. Et faute de preuve, le viol n’a pas eu lieu. C’est pour tout cela que nous considérons que les autorités ne servent à rien.

Le machisme est-il plus répandu à la campagne ? Que faire contre l’impunité ?

Au Nicaragua, la violence des hommes envers les femmes est une chose « naturelle ». La violence conjugale est tolérée par l’ensemble de la société. La religion, que le peuple accepte sans aucun esprit critique, donne à Dieu une identité masculine, ce qui légitime la supériorité des hommes sur les femmes et de fait, les abus de pouvoir. Ces superstitions et modes de pensée archaïques expliquent la totale impunité dont les hommes bénéficient partout, lorsqu’ils commentent des actes de violence envers les femmes.

Jamileth pense-t-elle que la violence machiste est plus importante en zone rurale qu’en zone urbaine ? « Je pense que non, dit-elle, la violence est la même en ville qu’à la campagne. En ville, elle est simplement mieux dissimulée. J’ai déjà vu des bourreaux à visage d’ange. La différence est qu’une femme d’un certain niveau culturel intériorise sa soumission, elle ne la dénonce pas. En cela, une femme de la campagne est plus libre. Je pense sincèrement que le machisme est aussi répandu à la campagne qu’en ville. »

Que pense la sorcière de l’impunité dont bénéficient les hommes coupables de violence ? « L’impunité est la règle au Nicaragua, elle s’est institutionnalisée. C’est plus flagrant dans les affaires de corruption, mais il en va de même avec le machisme. Que devons-nous faire, que nous reste-t-il ? La sanction doit être morale. Notre seule arme efficace est de rendre les délits publics grâce à la radio, et de dire que tel ou tel homme est un bon à rien. »

La voie empruntée par les sorcières est périlleuse et parsemée d’embûches. « Nous aussi nous avons peur, confesse Jamileth. Nous subissons les représailles des coupables. Les soirs de beuverie, on jette des bouteilles de bière contre la Casa de la Mujer ; parfois, on entend même des coups de feu. Une fois, un homme a engagé quelqu’un pour nous tuer, une amie et moi. Les premiers jours, nous nous sommes enfermées, puis nous avons décidé de le faire savoir. Toutes ces épreuves nous ont appris à être plus fortes, à dire les choses, à faire face à la vie. Maintenant les gens nous connaissent et savent que nous ne resterons pas muettes. Nous avons gagné reconnaissance et respect grâce à notre manière d’être. Dès que nous savons quelque chose, nous le rendons public. C’est notre seule arme : la parole, la force de la parole. »

Existe-t-il des ateliers pour les hommes ?

La question suivante surgit tout naturellement : travaillez-vous également avec les hommes ? Avez-vous déjà pensé à organiser un « atelier de masculinité » ? Jamileth répond sans hésitation : « Cette question est fréquente chez les femmes qui participent à nos formations. Certaines femmes souhaiteraient que nous organisions le même type de manifestation pour que leurs hommes changent et cessent de les maltraiter. Nous leur répondons que nous y travaillons à travers la radio. Nous leur disons qu’en changeant nous-mêmes, nous créons chez les hommes et dans tout le village un besoin de changement. Nous leur expliquons qu’avant tout chose, c’est à nous les femmes de changer, nous devons nous éduquer, nous approprier des idées nouvelles, apprendre à être autonomes et à nous valoriser ».

« Nous devons nous reconstruire. Où que nous allions, nous ramassons des morceaux de femmes. Nous sommes physiquement entières, mais psychologiquement détruites : nous avons avorté, nous avons été violées et nous n’en parlons pas, nous avons eu une enfance triste, rendue difficile par tant de pauvreté. Nous devons d’abord nous reconstruire pour recoller tous ces morceaux de femmes et faire de nous des êtres entiers ».

« Pour que les fleuves ne tarissent pas et que les villages ne meurent pas »

Les femmes de Bocana de Paiwas et leur radio, Palabra de Mujer, ne travaillent pas uniquement à semer les graines du féminisme dans l’esprit des femmes et des hommes. Conscientes qu’au-delà des problèmes « des femmes », le féminisme peut résoudre les problèmes de toute une société, que le féminisme est une position éthique et politique complète et humaniste, les femmes ont organisé et mené la résistance des habitants de Bocana de Paiwas contre le mégaprojet Copalar, que veulent instaurer la Banque interaméricaine de développement et un consortium de multinationales.

Le projet Copalar, un ouvrage gigantesque de production d’énergie hydroélectrique, a été conçu il y a une quarantaine d’années. Dans les années 1970, sous la dictature de Somoza, il fut écarté pour des raisons techniques et à cause de la guerre contre la dictature. Le gouvernement sandiniste voulut le remettre au goût du jour mais en raison de la guerre des années 1980, le projet fut à nouveau ajourné. Aujourd’hui, ce projet constitue l’un des principaux axes du Plan Puebla-Panamá dont on parle de moins en moins [1]. Pour ses défenseurs et promoteurs, le projet Copalar assurerait l’indépendance énergétique du Nicaragua, dont 83 % de l’énergie provient du pétrole et de ses dérivés, toujours plus chers sur le marché international. Le projet Copalar est censé produire deux fois plus d’énergie que n’en consomme le Nicaragua, ce qui permettrait, en outre, d’en exporter.

Ceux qui rejettent ce mégaprojet s’appuient d’une part, sur les répercussions négatives qu’ont eu ces barrages hydroélectriques démesurés dans d’autres pays d’Amérique du Sud et du monde, et d’autre part, sur la résistance d’autres populations qui s’y sont opposées. Au Panama par exemple, la population se mobilise actuellement « contre les barrages », « pour que les fleuves ne tarissent pas et que les villages ne meurent pas ». De la même façon, les femmes de Bocana de Paiwas s’opposent au projet Copalar pour que le Río Grande de Matagalpa ne tarisse pas et que leur paradis sur terre, Bocana de Paiwas, ne soit pas rayé de la carte.

Lorsqu’elle a reçu le prix One World à Londres, Jamileth Chavarría a insisté sur la valeur symbolique de cette récompense au moment même où sa communauté était menacée de disparition par la construction d’un barrage hydroélectrique. « Le projet COPALAR-PPP n’a fait l’objet d’aucune concertation avec les habitants de Paiwas. Il signifie la destruction de notre identité et de notre mode de vie et ne sert qu’à assurer des profits aux entrepreneurs nationaux et internationaux qui ne font que piller et détruire les ressources naturelles des pays du Sud, sans rien proposer en échange aux villageois et à leur environnement. »

Résistance contre le mégaprojet Copalar

Le projet Copalar bouleversera la géographie du Nicaragua. Il implique l’inondation d’une partie du lit du Río Grande de Matagalpa, de 21 de ses confluents ainsi que des vallées environnantes. La moitié de la commune de Paiwas disparaîtrait et, avec elle, la totalité de son chef-lieu [2]. Selon les plans d’origine, l’eau retenue par le barrage pour la production d’énergie hydroélectrique recouvrirait une surface équivalente à la moitié du lac Xolotlán de Managua, qui s’étend sur près de 1050 km². Le barrage le plus grand serait large de près d’un kilomètre, pour 200 mètres de hauteur. Les défenseurs du projet tout comme ses détracteurs calculent que près de 30 000 personnes se retrouveraient sans toit ni terre et devraient être évacuées et relogées.

Depuis 2005, les femmes de Paiwas ont commencé à s’organiser et à organiser la population pour lutter contre ce projet. Entre information, manifestations et recommandations, la mobilisation est permanente. Par ailleurs, deux forums se sont tenus avec des habitants d’El Salvador, du Guatemala et du Honduras, dont les vies furent détruites par des projets similaires.

Les femmes ont également exercé des pressions sur les députés qui doivent se prononcer pour ou contre le projet. En mai 2006, le président du Nicaragua, Enrique Bolaños, a présenté à l’Assemblée nationale un projet de loi sur le barrage Copalar, dont le coût en infrastructures se calcule en milliards de dollars. Enrique Bolaños et le président du Mexique, Vicente Fox, ont baptisé Copalar « l’affaire du siècle ». A Bocana de Paiwas, en revanche, les femmes se demandent, indignées mais décidées, à qui profitera cette fameuse affaire. Quoiqu’il en soit, elles sont déterminées à empêcher le projet de voir le jour.

« Nos racines disparaîtront, nos morts disparaîtront »

« Nous nous sommes rendues à l’Assemblée, raconte Jamileth, pour y trouver les députés. Ils disent ne rien savoir du projet mais nous sommes convaincues qu’ils mentent et que beaucoup d’intérêts sont en jeu. Ils ne veulent pas l’avouer. Ils ne veulent pas nous donner les renseignements que l’on demande. On ne donne pas d’information aux personnes mobilisées. Don Jarquín Anaya est membre de la Commission pour les infrastructures à l’Assemblée nationale. Lorsqu’il a accepté de nous parler, sa seule préoccupation a été d’essayer de nous convaincre des bienfaits de ce merveilleux barrage. C’est le barrage qui les intéresse, et non Paiwas. Ils n’ont que faire du développement dans notre village. »

Une Commission contre le barrage a été créée à Bocana de Paiwas. Elle est composée de personnes d’horizons très différents. Les femmes ont formé des groupes de femmes et d’hommes dans toutes les communautés des trois municipalités concernées — Río Blanco, Matiguás et Paiwas – pour qu’ils organisent la résistance.

Déterminée et sûre d’elle, Jamileth affirme qu’il faudra leur passer sur le corps pour leur prendre leurs terres, car ils ne les abandonneront pas. « Ce barrage va signer notre disparition, parce que ce sont les racines de notre histoire qui seront englouties, les fondements même de notre identité. Nos terres disparaîtront. Ce sont les terres sur lesquelles nous avons construit nos vies. Nos morts disparaîtront également, et nous les aimons, même morts. Devra-t-on jeter nos fleurs dans ce lac qu’ils vont construire ? De plus, nous savons déjà, à travers ce qui se passe dans le reste du monde, que ces centrales hydroélectriques gigantesques sont nuisibles et que le développement que l’on nous promet ne bénéficiera pas aux plus pauvres, mais bien aux multinationales. Permettre la construction de ce barrage, c’est permettre que l’on nous tue et que l’on pille notre pays ».

Portée, impact, règles...

Les chiffres nous disent jusqu’où porte la parole de ces femmes. 3 500 personnes vivent à Bocana de Paiwas et la commune, qui comprend 32 villages, compte 51 000 habitants au total. En 14 ans, la Casa de la Mujer a formé 32 éducatrices, qui coordonnent à leur tour dix autres éducatrices dans chaque village. La Casa de la Mujer a également formé 15 jeunes médiateurs qui coordonnent 10 jeunes dans leur communauté. La radio émet dans un rayon de 80 kilomètres et ses ondes atteignent Matiguás, Río Blanco, Siuna, El Tortuguero, La Cruz del Río Grande et Camoapa. On peut parfois même l’écouter à Bonanza.

Bien entendu, il y a des problèmes de financement. Jamileth explique que la radio n’a aucune vocation politique ou religieuse : « Nous ne voulons rien avoir à faire avec les politiciens corrompus. Et nous savons qu’en règle générale, la religion a enfermé les femmes dans un carcan. Tout le problème est là : ce sont les Églises et les partis politiques qui ont le plus de moyens. Et nous, nous ne les laissons pas dire ce qu’ils veulent... Nous voulons que tout le monde participe à cette radio parce qu’ainsi l’exige le pluralisme politique. Mais nous avons aussi des règles : sachant que la radio est très écoutée, si un parti politique souhaite louer un espace, nous lui présentons la liste de règles à respecter et lui expliquons qu’en cas de non-respect de cette charte, il sera simplement banni. On ne peut pas permettre qu’ils détruisent le travail que l’on fait sur cette même antenne. »

Obstacles, pressions, stratégies...

Bocana de Paiwas est un bastion du PLC (Parti libéral constitutionaliste) dirigé par Arnoldo Alemán. Pendant la guerre des années 1980, le chef-lieu a accueilli de nombreux déplacés, victimes de la guerre. L’Église catholique et les Églises évangéliques sont très présentes et ne cessent d’exercer des pressions. En particulier, elles sont très sensibles au thème de l’interruption volontaire de grossesse sur laquelle la radio informe les femmes en toute liberté. Certaines Églises vont même jusqu’à prêcher de ne pas écouter cette radio parce que ce serait pécher. Mais les femmes de la Casa de la Mujer ont su surmonter ces obstacles. Les gens écoutent la radio et cela leur donne du pouvoir. C’est le pouvoir de la parole.

« En ce qui concerne nos stratégies, raconte satisfaite Jamileth, l’une des expériences qui nous a le mieux réussi est la diffusion des matchs de baseball. Dans ces moments-là apparaît toute l’essence du machisme. Tous les hommes se rassemblent pour cette occasion. Ils sortent soignés, bien habillés et armés. Les femmes, elles, restent à la maison. Grâce à une installation simple que nous greffons sur notre antenne de radio, nous captons les ondes en provenance du terrain de jeu. La qualité du son n’est pas la meilleure, mais comme les hommes veulent savoir où en est leur équipe et les femmes dans quel état d’esprit sont leurs maris, tout le village nous écoute. Les commentateurs sportifs se chargent de la retransmission du match, mais entre chaque manche, nous occupons l’espace avec Palabra de Mujer pour fustiger la violence ou soutenir l’avortement et diffuser nos messages. Dans ces moments-là, le village entier est à l’écoute. »

« J’étais féministe avant même de connaître ce mot »

La sorcière messagère de Bocana de Paiwas a un ange qui veille sur elle. Une ange. Lorsque nous demandons à Jamileth depuis quand elle est féministe et d’où elle puise l’énergie avec laquelle elle encourage les autres femmes, son cœur se serre.

« Je crois que cela me vient de ma mère. Elle m’a beaucoup appris. Elle s’appelait Carmen Mendieta. C’est mon ange gardien. Ma mère n’était pas une mère comme les autres . Elle fut la première femme de Bocana de Paiwas à brandir une banderole revendiquant les droits des femmes, la première à prononcer le mot « revendication ». Elle était membre de l’AMNLAE, l’association des femmes sandinistes. À la maison, nous étions sept enfants, la plupart du temps livrés à nous-mêmes parce qu’elle participait à de nombreuses réunions. Elle nous expliquait que nous devions apprendre à vivre seuls parce qu’il était temps d’agir ; il était temps que les femmes se montrent fortes. Pour l’aider, nous préparions les tortillas, frères et sœurs ensemble. Nous avons appris non seulement à cuisiner, mais également à survivre et à nous entraider. Cela a été un véritable apprentissage. Elle a été tuée en 1987, pendant la guerre, lors d’une embuscade. Elle avait 36 ans et j’en avais 15. Je pense qu’on l’aurait tuée de toute façon pour ce qu’elle était. J’ai tout appris avec elle ».

« Je crois que j’étais féministe avant même de connaître ce mot. En mon for intérieur, je suis une rebelle depuis la petite enfance, mais je ne savais pas le traduire en mots. Ensuite, je suis devenue professeure. Mais je ne me suis jamais entendue avec mon directeur car il ne me laissait pas assez de liberté. Je n’ai pas appris le féminisme à l’université. En fait, dans ma vie et celle de mes camarades, le féminisme est devenu un besoin. Trouver la Casa de la Mujer a été une libération intérieure. A partir de ce moment, j’ai pu m’envoler. Cette organisation est la lumière de ma vie. »

Juillet 2006. Vingt-septième anniversaire de la révolution sandiniste. Dans les associations de femmes comme celle de Bocana de Paiwas — associations qui se multiplient aujourd’hui au Nicaragua — la révolution vit toujours, et avec elle ce rêve de changement pour lequel tant de femmes comme Carmen Mendieta donnèrent leur vie, cette lumière grâce à laquelle tant de femmes comme sa fille Jamileth apprirent à voir la vie, à penser et à construire un nouveau Nicaragua, un nouveau monde.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2923.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Envío, n° 292, juillet 2006.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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[1Énorme projet de construction d’infrastructures conçu pour favoriser les grandes entreprises et qui concerne neuf États, du Mexique au sud de l’Amérique centrale.

[2Bocana de Paiwas.

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