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DIAL 2574
PÉROU - Premières audiences publiques de la commission vérité et réconciliation
Sofia Macher
mardi 16 juillet 2002, mis en ligne par
La Commission Vérité et réconciliation mise en place au Pérou en 2001 a été chargée de mener l’enquête sur la violence subversive et la répression dont le pays a été le théâtre pendant 20 ans. Un court extrait préliminaire, tiré d’un article du numéro de Noticias Aliadas du 6 mai 2002, dresse un tableau rapide du contexte. L’article principal, extrait de Ideele (n° 146, avril-mai 2002), se fait l’écho du bilan provisoire proposé par Sofia Macher, un des membres de la Commission.
Révéler la vérité
La Commission Vérité et réconciliation, nommée en juillet dernier, ne dispose que de 18 mois pour réunir les témoignages, préparer son rapport et proposer des recommandations pour faire face aux blessures laissées par la violence subversive et la répression militaire et policière qui ont eu lieu entre 1980 et 2000.
À ce jour, elle a réuni les témoignages de quelque 3 000 victimes ou membres des familles des victimes dans tout le pays.
Le choix de Ayacucho et de la ville voisine de Huanta comme théâtre des premières auditions revêt une importance symbolique. Les séances se sont déroulées sur le campus de l’Université nationale San Cristóbal de Huamanga , là où quelques-uns des idéologues fondateurs du mouvement maoïste Sentier Lumineux, y compris le leader Abimael Guzmán, ont enseigné ou étudié dans les années 70 et 80.
La première action du Sentier Lumineux contre le gouvernement a eu lieu en mai 1980, lorsque un commando a brûlé des urnes électorales dans la localité de Chuschi, province d’Ayacucho. Une fosse commune a été découverte récemment dans les environs et les fouilles sont réalisées pour la première fois par une équipe d’anthropologues légistes, travaillant avec la Commission Vérité et réconciliation.
Un des membres de la commission, l’ancien sénateur Rolando Ames, explique que la première matinée des audiences publiques a suffi pour mettre en évidence un élément clé : « Ce pays maintient une fracture très vive entre le monde métis, institutionnel, occidentalisé, où des droits citoyens ont été conquis, où la loi fonctionne plus ou moins bien, et des zones où une population de langue quechua reste encore marginalisée. »
Quelque 30 000 personnes sont mortes du fait de la violence politique entre 1980 et 1992. D’après le Bureau de défense du peuple, il y a eu plus de 5 500 cas de disparitions par la force et d’exécutions sommaires dont la moitié dans le département d’Ayacucho. Plus de 42 % des disparitions se sont produites sous le gouvernement du président Alan Garcia (1985-1990).
Noticias Aliadas, 6 mai 2002
Sofia Macher : « Écouter les victimes crée un engagement vis-à-vis d’elles »
« Le premier point de mon bilan concernant les auditions déjà réalisées est qu’elles ont confirmé une hypothèse : les auditions sont un outil important pour la réconciliation grâce aux divers objectifs qu’elles permettent d’atteindre.
Un des objectifs est d’avoir un effet sur la société péruvienne, de la rendre partie prenante du processus engagé par la Commission Vérité et réconciliation. Et une des façons de la faire participer est de lui donner la possibilité d’écouter les histoires que racontent les victimes elles-mêmes et de comprendre leur souffrance, leur besoin de réparation tout comme l’urgence dans ce pays de réformes qui garantissent que cela ne se reproduira plus jamais. Je crois que le public qui a suivi les auditions a été ému, s’est senti en empathie avec ceux qui ont témoigné. Un des buts a donc été atteint : établir le contact entre public et victimes.
Le deuxième objectif de la Commission était de permettre de retrouver la dignité. C’est un des aspects qui m’a fortement surprise dans presque tous les témoignages. Les gens avaient beau venir évoquer des sujets très intimes, parler de souffrances très grandes, ils le faisaient avec une dignité impressionnante, réaffirmant que personne n’avait le droit de leur faire ce qu’on leur a fait. Cela signifie que ce sont des personnes qui se considèrent comme des sujets de droit et qui éprouvent une indignation légitime face aux excès subis.
En troisième lieu, lorsque les témoins achevaient leur déposition, tous déclaraient qu’ils éprouvaient paix et soulagement d’avoir pu raconter leur histoire devant un auditoire qui les avait écoutés avec autant de sérieux. Il y a donc aussi une fonction de catharsis.
Ce qu’attendent les victimes
C’est là sans doute l’aspect le plus délicat du travail de la commission, car, après avoir témoigné, ces personnes font de nous les dépositaires d’une responsabilité qui va bien au delà de nos possibilités. Certains achèvent de raconter leur histoire, convaincus que nous allons, nous, leur dire ce qu’il est advenu de leurs parents disparus, autrement dit que nous allons désigner les individus responsables à traduire en justice. D’autres réclament à la Commission de leur octroyer des réparations matérielles, pour eux-mêmes et parfois aussi pour leurs communautés.
Mais ils indiquent aussi des voies pour la réconciliation. La veuve Bustillos déclarait ainsi que, pour clore le deuil de son époux, elle avait besoin que les coupables reconnaissent leur responsabilité et lui présentent des excuses publiques. Dans d’autres témoignages on retrouve cette demande d’explication publique. Ces personnes considèrent que de même qu’elles racontent au pays tout entier ce qui s’est passé - et comment, en outre, elles ont été accusées de terrorisme et ont souffert de discrimination à cause de cela - de même les responsables de leur situation devraient passer par un processus similaire et manifester publiquement qu’ils reconnaissent leur responsabilité.
L’impact sur les membres de la Commission
Les témoignages nous ont tous terriblement marqués, ceux qui connaissaient déjà les cas comme ceux qui ne les connaissaient pas. Le récit d’histoires de ce genre par la personne qui l’a vécue directement est d’une immense valeur, sans comparaison possible avec un témoignage écrit ou une recherche en sciences sociales.
Tous les membres de la Commission ont été bouleversés par cette possibilité qui nous est donnée d’aborder les événements depuis le point de vue des victimes. Des choses ont été dites qui ne se disent pas, par exemple, dans un tribunal où c’est un juge qui dirige le récit par ses questions. La forme de l’entretien était ici totalement différente, sans cadre prédéfini, sans questions, avec seulement une écoute respectueuse. Les témoins ont raconté leurs histoires en les organisant en fonction de ce qu’ils avaient vécu.
Le rapport final de la Commission se fondera aussi sur le point de vue des victimes. Les témoignages seront la source principale de l’investigation, sans prétendre que ce qui y est dit constitue la vérité. Il s’agit d’une vérité subjective, reflétant les répercussions sur les individus et la société de la violence vécue pendant vingt ans.
Et maintenant ?
Les auditions ont ouvert un débat. Je me demande si elles sont capables de rendre caduques, par leur seul poids, des prises de position comme celle du congressiste qui a déclaré que la seule manière d’affronter l’avenir est de tourner la page et que s’attarder à écouter les témoignages est un acte morbide. Si l’on assiste à une audition et que l’on se met à écouter ce que raconte l’autre, on finit par se sentir engagé vis-à-vis de cette douleur. Je crois que lorsque quelqu’un raconte ce genre de choses, d’une certaine façon il se saisit de son auditoire et l’engage.
Une anecdote est pour moi très révélatrice. Une femme que je ne connaissais pas s’est approchée de moi et désignant les invités étrangers, m’a dit combien elle était surprise que des gens si différents, qui ne parlent pas notre langue, qui vivent dans des pays si distincts puissent ressentir la même chose que nous. Ce commentaire montre que par delà les différences culturelles, l’amour au sein d’une famille, la douleur face au malheur qui peut toucher un fils, un mari, une mère, affecte tout le monde. Et c’est précisément cela, le concept fondamental de l’universalité des droits de l’homme. »
Ideele, avril-mai 2002
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2574.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : voir à la fin de chaque texte.
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