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URUGUAY - Entre impunité et injustice : à quinze ans du « massacre de Jacinto Vera »

Humanario

jeudi 27 août 2009, mis en ligne par Info Sud télé

24 août 2009 - L’histoire du massacre de Filtro est une histoire de solidarités et de perte de mémoire, de répression sous des gouvernements conservateurs et d’impunité sous un gouvernement progressiste. L’histoire de « Filtro » est un hommage à la solidarité entre les peuples, une lutte qui doit rester gravée dans les mémoires. C’est une des plus grandes expressions du travail de mémoire et de recherche de justice que le peuple uruguayen maintient depuis quinze ans.

Nos Basques chéris

En 1988, après la fin de la dictature militaire uruguayenne, la ville de Montevideo accueillit 18 citoyens basques poursuivis politiquement par l’État espagnol en raison de leur militantisme pro-indépendantiste. Le processus constitutionnel en cours en Uruguay semblait leur garantir de pouvoir échapper aux montages judiciaires et aux fréquentes tortures pratiqués sur leurs terres d’origine. Pourtant, 13 d’entre eux furent arrêtés à leur arrivée en Uruguay.

Le gouvernement espagnol les désigna comme des membres de ETA et demanda leur extradition immédiate. Les autorités espagnoles firent pression en disant que si l’extradition prenait du retard, cela remettrait en cause le Traité de coopération signé entre les deux pays. Celui-ci incluait l’envoi de 200 ambulances, de véhicules policiers et des prêts destinés à financer des hôpitaux.

Les trois Basques prisonniers politiques

Après deux ans de négociations, le gouvernement uruguayen acquitta 10 des 13 accusés, mais 3 d’entre eux furent condamnés à être expulsés : Jesús Goitia, Luis Lizarralde et Mikel Ibañez. En 1993, les trois Basques entamèrent une grève de la faim, interrompue par la fausse promesse de l’exécutif de l’époque de leur rendre leur liberté. Le processus d’extradition des prisonniers politiques vers l’Espagne a alors débuté.

Au mois d’août 1994, des commandos spéciaux de la police espagnole arrivèrent à Montevideo, afin de mettre en œuvre conjointement avec la police uruguayenne l’extradition des trois Basques. Les prisonniers politiques commencèrent alors une nouvelle grève de la faim, en guise d’ultime espoir d’obtenir le droit d’asile.

La solidarité et le droit d’asile

Une partie du peuple uruguayen se solidarisa avec les actions des prisonniers politiques basques et se mobilisa en défense de ce précieux droit d’asile qui, dix ans auparavant, pendant la dictature, avait représenté pour beaucoup d’entre eux la possibilité d’échapper au terrorisme d’État.

Le 19 août, l’état de santé des détenus se détériora, après qu’ils aient cessé d’ingérer tout liquide, et ils furent internés dans l’hôpital Jacinto Vera à Montevideo (couramment appelé hôpital Filtro).

Le 20 août, les organisations qui appuyaient la demande des citoyens basques décidèrent de venir camper autour de l’hôpital pour témoigner de leur solidarité avec les prisonniers et réclamer qu’ils obtiennent le droit d’asile politique.

Sur fond de drapeaux basques et de cantiques, des feux furent allumés et des tentes montées. Le tout sous le regard nerveux de la police uruguayenne et des services secrets espagnols qui prétendaient exfiltrer les basques en ambulance jusqu’à l’aéroport pour les extrader.

Au fil des heures, de plus en plus de gens vinrent camper autour de l’hôpital, beaucoup de jeunes et de travailleurs, et le contingent des forces de police déployées dans le secteur augmenta proportionnellement. L’ambiance était de plus en plus tendue. Au matin du 24 août, la police commença à déloger les manifestants dans les rues proches de l’hôpital. La brutalité des forces de l’ordre (police uruguayenne et services secrets espagnols) lors de ces premiers incidents permit de saisir jusqu’où étaient-ils prêts à aller pour s’assurer du transfert imminent des prisonniers basques.

Un panorama politique complexe

Un spectre très large composé de nombreuses organisations se déclara opposé aux mesures mise en place par l’exécutif uruguayen. Les organismes de défense des doits humains, les organisations sociales, l’église catholique, le Parlement et le Conseil départemental de Montevideo ne furent pas entendus par le président Lacalle, du Parti national.

La gauche parlementaire et la Centrale ouvrière critiquèrent la résolution d’extradition mais elles étaient trop préoccupées par l’importance de la mobilisation populaire. Elles pensaient que cela pourrait compliquer la campagne électorale de la gauche pour les prochaines échéances nationales et départementales. Au dernier moment pourtant, ces deux forces, influencées par la présence massive du peuple dans les rues, adhérèrent aux mobilisations contre l’extradition et pour le droit d’asile.

Dans ce contexte politique, le peuple mobilisé força les directions des syndicats à vaincre leurs hésitations et à déclarer une grève générale. En colonnes, étudiants et travailleurs défilèrent depuis le centre de Montevideo jusqu’à l’hôpital Filtro, pour se joindre au mouvement.

La répression de l’hôpital Filtro

Ceux qui campaient autour de l’hôpital en soutien aux prisonniers politiques surveillaient rigoureusement le secteur, notamment les entrées et sorties de véhicules afin d’empêcher l’extradition. À l’aéroport de Montevideo, un avion militaire attendait, moteurs en marche.

A 17 h, ce 24 août 1994, quand le cortège des étudiants et ouvriers arriva près de l’hôpital, la police commença de nouveau à déloger les manifestants. Les corps de cavalerie et les brigades d’infanterie les encerclèrent. Pris dans les gaz lacrymogènes, des manifestants étaient blessés, d’autres détenus. Ceux qui parvenaient à rompre l’encerclement se repliaient vers les quartiers riches pour se regrouper et revenir défendre leurs camarades et pour éviter l’extradition des Basques. Les gens se défendaient avec des pierres et se protégeaient derrière des barricades, quand la police commença à faire circuler la rumeur que des policiers avaient été blessés par balle. Des renforts furent alors demandés ; lorsqu’ils arrivèrent sur place, équipés d’armes à feu, le massacre débuta.

Alors que les manifestants reprenaient certaines positions dans le secteur, ils ne soupçonnaient pas qu’un convoi était en chemin et qu’il s’ouvrait un passage à feu et à sang au milieu du cortège, pour atteindre l’hôpital.

C’est lors de cette embuscade démentielle contre les manifestants que la police causa le plus grand nombre de blessés, et les plus graves. Les médecins qui se rendaient dans le secteur pour secourir les victimes furent réprimés avec violence. L’infirmier Esteban Massa survécut à la blessure par balle qu’il reçut dans le dos alors qu’il conduisait un blessé à l’hôpital. D’autres blessés tentèrent de se réfugier dans un dispensaire du secteur, mais celui-ci fut attaqué par les forces de police à coups de grenades lacrymogènes.

Les assassinats de Morroni et Facal

Des policiers en civil attendaient les manifestants qui se dispersaient dans les quartiers alentour. Fernando Morroni, qui avait à peine 24 ans, fut atteint de plusieurs tirs dans l’épaule, le thorax et le cœur, provenant d’un fusil à canon scié. L’assassin se trouvait à moins de deux mètres de lui.

Le matin suivant, on apprit la mort de Roberto Facal, un jeune militant étudiant en architecture. La police essaya de couvrir l’assassinat par le biais d’un communiqué qui impliquait la victime dans un supposé crime passionnel.

En plus de ces deux assassinats, il y eut des centaines de blessés graves, parmi lesquels certains sont devenus hémiplégiques, aveugles, en bref, handicapés à vie.

L’extradition et l’après

Peu après 22h, les prisonniers politiques basques furent rapidement transférés vers l’aéroport de Montevideo : direction l’Espagne. Quelques jours plus tard, le ministre de l’Intérieur uruguayen était interpellé par le Parlement sur sa responsabilité dans le désormais connu « massacre de Filtro ». Questionné à propos des victimes, il répondit : « nous avons dû sacrifier ce cheval qui était gravement blessé à une patte ».

La justice ne trouva aucun responsable matériel pour les assassinats, et parmi les quelques officiers chargés de diriger la répression, presque tous furent acquittés.

Aujourd’hui, quinze ans après les faits, ces officiers occupent à nouveau les postes de direction de la police. Devant les dénonciations présentées par les organismes de défense des droits humains, l’actuel gouvernement de Tabaré Vasquez se justifie en disant qu’il ne dispose pas de meilleurs éléments pour occuper ces postes, et que « leur responsabilité sur ces faits est douteuse ».

Les responsables de la répression « récompensés » par le gouvernement « progressiste »

Major Juan Rolan

Il est actuellement chef d’état-major de la garde républicaine. Il a sous ses ordres la garde des cuirassiers et celle des grenadiers. Rolan fut un des quatre policiers jugés et condamnés par la justice. Il a été condamné pour « délits réitérés de lésions personnelles graves et gravissimes ».

Major Raúl Guarino

Il est actuellement responsable de la direction de la sécurité de Montevideo, et a 24 commissariats sous sa responsabilité. Le jour du massacre de Filtro, il se trouvait avec Rolan, sous ses ordres, alors qu’il dirigeait un autre groupe de policiers. Jusqu’à une période récente, il était chef de l’école départementale de police de Flores. Dans le dossier du massacre de Filtro, il lui est reproché d’avoir donné l’ordre de lancer des grenades contre des civils, alors qu’il avait reçu l’ordre express de ne pas le faire. Avant que Tabaré Vasquez soit président, il a dirigé la Garde des cuirassiers.

Inspecteur Erode Ruiz

En mars 2005, il a été désigné chef de la police de Lavalleja. Jusqu’alors, il avait travaillé à la préfecture de police de Montevideo, pour la direction des groupes d’appui. Le 24 août 1994, il était commissaire de la section de police 23A. Après 20h, il fut désigné pour commander l’opération d’évacuation et le transfert des prisonniers politiques basques de l’hôpital Filtro à l’aéroport de Montevideo. À 20h15, les répressions nocturnes commencèrent, et c’est au milieu de ce chaos que l’extradition se mit en marche.

Major Jorge Deffes

Depuis l’arrivée au pouvoir de Tabaré Vasquez, il est membre de l’état-major de la préfecture de police de Montevideo. Lors de la présidence antérieure, il a dirigé la garde républicaine. D’après son dossier judiciaire, le jour du massacre de Filtro, il commandait les gardes mobiles qui firent irruption dans la manifestation, permettant l’extradition des prisonniers politiques et marquant le début du « massacre de Jacinto Vera ».


Article initialement publié en espagnol par Humanario le 24 août 2009 : « Sobra impunidad, falta justicia - A 15 años de la Masacre de Jacinto Vera ».

Texte traduit et publié en français par info sud télé.

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