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DIAL 3147

COLOMBIE - Genèse de la disparition forcée

Mouvement de victimes de crimes d’État (MOVICE)

samedi 9 avril 2011, mis en ligne par Dial

Ce texte, rédigé par le Mouvement national des victimes des crimes d’État (MOVICE) et publié sur le site de la Corporación Jurídica Libertad le 16 septembre 2010, revient sur les très nombreux cas de disparition forcée survenus en Colombie depuis la fin des années 1970. La lutte de cette organisation fait écho, dans un autre contexte historique et national, à celle de l’Association des familles des détenus, disparus et martyrs pour la Libération nationale (ASOFAMD, Bolivie) dont nous avions présenté les activités dans le numéro de février 2011 [1].


Les premières disparitions forcées se produisent à la fin des années 1970 en Colombie, dirigées contre des militants de gauche reconnus (syndicalistes, étudiants, intellectuels, entre autres), des partis politiques d’opposition comme le Parti communiste, ou des membres d’organisations insurgées capturés en dehors des combats. À cette époque, on en sait très peu sur ce genre de crime, il n’est pas considéré comme un acte criminel dans le pays. Les autorités judiciaires et politiques le justifient en signalant simplement qu’il s’agit de personnes disparues ou qui ont décidé d’intégrer des groupes insurgés. Depuis, des informations concernant les victimes ont été recueillies, la plupart du temps par des organisations de défense des droits humains qui ont enregistré de nombreux cas dans leurs bases de données, mais ces disparitions bénéficient de l’impunité la plus totale.

Cette pratique de la disparition forcée coïncide avec la mise en circulation de manuels d’opérations militaires définis par le décret 1 537 de 1974, connu sous le nom de Stratégie de défense et sécurité nationale, et le décret 1 923 de 1978 qui élargit les compétences de la force publique au jugement des civils et octroie des pouvoirs judiciaires à la police. Dans ces deux décrets, la population civile est conçue comme objectif de la lutte contre insurrectionnelle puisque c’est en elle que « se fonde l’existence de groupes subversifs » ; c’est donc elle qui est la cible d’opérations d’intelligence, de guerre psychologique et de « défense » contenues dans les manuels de référence. La classification de la population en listes noires, grises et blanches est une stratégie bien connue à laquelle on applique différentes modalités d’agression, parmi lesquelles la disparition forcée. C’est également une époque de renforcement de la stratégie paramilitaire avec l’apparition du MAS (Muerte a Secuestradores, Mort aux ravisseurs, en français), dans le Magdalena Medio [2], et qui s’étendra plus tard à l’ensemble du pays.

Dans les années 80, ce crime se généralise et devient permanent. Les groupes paramilitaires, avec la complicité des forces armées, reprennent cette pratique comme modalité d’agression et d’exercice de la terreur contre les paysans qu’ils capturent, torturent et assassinent avant de les faire disparaître. Ils s’approprient ainsi leurs terres et leurs biens, ou encore mettent en œuvre des projets stratégiques d’infrastructure ou d’exploitation des ressources naturelles. Dans les années 90, la disparition forcée devient le crime contre l’humanité le plus pratiqué par les groupes paramilitaires, elle répond alors à trois objectifs principaux :

 exterminer et faire disparaître les dirigeants sociaux et politiques ;
 réaliser des actions d’extermination de secteurs de la population considérés indésirables, comme les prostituées, les toxicomanes, les LGBT [3] et les indigents ;
 imposer une forme de discipline et de contrôle social de populations entières auxquelles s’applique cette modalité, afin de créer un état de terreur et en finir avec toute intention de dénoncer ou de s’opposer à la stratégie paramilitaire.

De nombreuses victimes de disparition forcée terminèrent dans des fosses clandestines, réduites en cendres dans des crematoriums artisanaux construits sur des propriétés d’éleveurs de bétail, de paramilitaires ou de narcotrafiquants, ou dans les grands fleuves du pays, sans qu’on ait pu retrouver leur trace jusqu’à nos jours. Cette réalité, ajoutée à la peur de dénoncer une disparition forcée dans une zone contrôlée par ceux qui l’ont perpétrée et au manque de confiance dans les institutions étatiques ne permet pas d’avoir une idée précise du nombre total de victimes. Des témoignages de parents sont encore recueillis car ce n’est qu’aujourd’hui qu’ils osent dénoncer ces crimes, mais de nombreux cas restent à documenter.

C’est seulement depuis 2000 et la loi 589 que la disparition forcée est reconnue comme un délit, qu’elle est considérée comme tel par l’institution judiciaire. Actuellement, la Colombie souscrit à la majorité des instruments internationaux sur la question et a développé une législation et des mécanismes spéciaux. Pourtant, la détention et la disparition forcée de personnes continuent d’être systématiques, permanentes et généralisées, comme le signalent les rapports de l’ONU, les organismes de défense des droits humains et même les instances officielles. Suite à une importante campagne menée par le Mouvement national des victimes des crimes d’État (MOVICE), le gouvernement a consenti à présenter un projet de loi qui permette de ratifier pleinement la Convention internationale des Nations unies pour la protection de toutes les personnes contre la disparition forcée.

Combien de victimes de disparition forcée en Colombie ?

Personne ne peut apporter de réponse précise à cette question. La non reconnaissance de ce délit pendant des années, le fait qu’il apparaisse comme un simple enlèvement ou un homicide et, par conséquent, le manque de rapports officiels, la peur de dénoncer de la part des parents des victimes, la persécution contre les organisations de victimes qui s’occupent de mener des recherches et la volonté constante du gouvernement d’occulter les chiffres, font qu’il est impossible d’avoir des données précises sur la magnitude de ce crime contre l’humanité.

Jusqu’à mi 2009, le Bureau du Procureur général de la Nation avait enregistré 25 000 victimes et recevait encore des plaintes. La Commission nationale de recherche de personnes disparues a enregistré quant à elle 35 086 cas ; elle a par ailleurs déclaré que les cas de disparition forcée ont augmenté dramatiquement entre le 1er février 2007 et le 21 octobre 2008. Durant cette période, 7 763 cas ont été enregistrés, dont 3 090 en 2008. Les registres de médecine légale et des sciences légistes disposent de chiffres encore plus élevés. De leur côté, les organismes de défense des droits humains, parmi lesquels le Mouvement national des victimes des crimes d’État, affirment que depuis 1977, et si on prend en compte les quatre dernières années, les chiffres pourraient dépasser les 50 000 victimes. Organismes gouvernementaux et non gouvernementaux coïncident sur le fait que le nombre de victimes continue d’augmenter. Ces chiffres intègrent la documentation des cas d’exécutions extrajudiciaires au cours de la période de « sécurité démocratique » [4], crime également connu sous le nom de « faux positifs » en Colombie [[Voir DIAL 3069 - « COLOMBIE - Quel bilan tirer de sept années de présidence Uribe ?  ».]. Le nombre de cas documentés s’élève à 3 083 (entre juin 2002 et décembre 2009), parmi lesquels un pourcentage élevé ont débuté par des disparitions forcées.

Un exemple peut illustrer la magnitude de l’horreur. L’Institut national de médecine légale signale qu’il a reçu dans la ville de Medellín – entre le 1er mars et le 7 avril 2010 – un rapport mentionnant 109 cas de disparitions forcées. Six personnes ont été retrouvées mortes et 103 sont encore portées disparues, dont 34 femmes. Enfin, la disparition forcée continue d’être une réalité douloureuse et derrière chaque cas, une personne, un projet de vie, une famille et très souvent un collectif, sont gravement affectés.

Prendre part aux recherches des victimes de disparition forcée

Le MOVICE est également préoccupé par la faible participation des familles aux processus de recherche des personnes disparues (seules 448 familles ont pu participer aux plus de 4 000 exhumations réalisées). Dans de nombreux cas, les parents des victimes sont uniquement perçus comme des plaignants, une source d’informations, objet de la preuve d’ADN, mais pas comme des sujets de droit. Mais d’autres raisons expliquent également leur faible participation :

 méconnaissance de la part des instances officielles de l’identité des personnes qu’elles recherchent, manque d’investigation préliminaire rigoureuse et efficace. Les organismes ne savent pas qui contacter ni vers où orienter leurs investigations ;
 manque d’information adéquate et compréhensible de la part des familles sur leur droit à participer ;
- refus de Bureau du Procureur de la présence des parents des victimes et de leurs accompagnateurs lors des exhumations, par manque de sécurité ; argument contradictoire puisque le gouvernement nie l’existence d’un conflit armé, nie le contrôle exercé par les paramilitaires sur certains territoires et met l’accent sur les avancées en matière de sécurité grâce à la politique de « sécurité démocratique » ;
 crainte de la part des fonctionnaires de l’impact émotionnel sur les parents des victimes et les communautés, incapacité à gérer ces situations sans l’appui de professionnels, particulièrement lors des exhumations et des identifications ;
 manque de moyens pour que les parents des victimes puissent réaliser un suivi des processus judiciaire et d’investigation ;
 Annonces des exhumations faites au dernier moment.

« Nous cherchons les êtres qui nous sont chers. Nous ne cherchons pas des tombes et des os. »

Telle est la réaction des familles de victimes quand elles voient défiler froidement les statistiques des organismes judiciaires sur le succès des exhumations réalisées par le Programme national d’identification des victimes non identifiées et de recherche de personnes disparues, du Bureau du Procureur général de la Nation. Ce programme a été présenté devant la communauté internationale comme étant à la base du succès de la loi 975 de 2005 (connue sous le nom de Loi de justice et paix). Pourtant, en se penchant sur les statistiques, s’il est vrai que le Bureau du Procureur a permis quelques avancées, il est encore bien loin d’assurer l’accès au droit à la vérité et à la justice. Plus de 90% des victimes restent aujourd’hui disparues et la plupart des affaires n’ont pas pu être résolues ; les paramilitaires n’ont reconnu leurs crimes que de manière globale et l’État n’assume pas sa responsabilité dans ce crime contre l’humanité.

Le règne de l’impunité rend ces délits bien relatifs. Aujourd’hui encore, de nouveaux cas de disparitions forcées passent aux mains de la justice pénale militaire comme s’il ne s’agissait que de cas d’obéissance due. Des combattants ayant été exhumés figurent dans les statistiques afin de gonfler les résultats des recherches de personnes disparues. D’un point de vue psychosocial, cette re-victimisation des familles ôte tout caractère réparateur aux processus de recherche, d’exhumation, d’identification et d’une remise des corps qui se fasse dans le respect de la dignité.

Souvenons-nous qu’il est question de plus de 50 000 victimes de disparition forcée au cours des trente dernières années. Le Bureau du Procureur signale que jusqu’au 28 février 2010, 2 488 fosses ont été trouvées, contenant 3 017 corps. Mais l’identification et la remise des restes et des corps sont encore très lentes : 910 corps ont été pleinement identifiés, parmi lesquels 796 ont été remis aux familles.

Un événement à vite oublier

Le 15 octobre 2009, dans les installations du Corps technique d’investigation (CTI) de Medellín, organisme lié au Bureau du Procureur général de la Nation, 23 corps de victimes de disparition forcée ont été remis par l’Unité de justice et paix. Les familles et la presse furent invitées à participer à l’événement. Les restes se trouvaient dans de petites caisses en bois scellées que les parents n’ont jamais pu ouvrir. Derrière les caisses se trouvaient tous les fonctionnaires de l’Unité de justice et paix, du CTI, de la mairie, entre autres. Les parents des victimes quant à eux furent installés sur des chaises, loin des restes de leurs proches ; on leur demanda d’être présents à cette cérémonie pendant laquelle les discours des fonctionnaires représentaient le véritable enjeu vis-à-vis de la presse qui se fit l’écho des bons résultats obtenus par le programme d’exhumation et d’identification des cadavres.

Ce jour-là, Yoni Rivera était présent avec ses dix frères pour recevoir les restes de leur père Sebastián Enrique Rivas Valeta et de leur frère Wilson Rivas López, tous deux torturés, disparus et assassinés le 20 juillet 1996 dans la commune de Turbo par des paramilitaires qui opéraient dans la région. Leur mère n’a pu assister à l’événement, Rosiris de Carmen López a été cruellement assassinée en 1997 pour avoir dénoncé les faits. Peu importait alors que Rosiris soit enceinte et que ses enfants soient accrochés à ses mollets au moment du meurtre, les assassins n’eurent aucune compassion : elle fut dépecée, étripée, son fœtus arraché et son corps éparpillé pour que ses enfants voient tout. Yoni avait douze ans. Il a eu le courage, avec ses frères, de récupérer les morceaux du corps de leur mère. Le jour de la remise des restes, les enfants se sont retrouvés, car ils vivent maintenant dispersés aux quatre coins du département d’Antioquia, mais leur histoire n’a pas intéressé grand monde, ils n’étaient pas les héros du jour. Le Mouvement national des victimes des crimes d’État les a réunis pour une célébration eucharistique intime où pour la première fois, ils ont pu parler de ce qu’ils sentaient. Ils ont pu s’approcher des « cercueils » tranquillement, les toucher et exprimer leurs peurs. Le plus âgé s’interrogea « Ce sont les corps de notre père et de notre frère ? » Tout ce qu’ils savent à ce jour, c’est qu’on leur a fait une prise de sang pour réaliser un prélèvement d’ADN auquel ils n’ont pas compris grand-chose, ils n’ont pas assisté à l’exhumation. « Ce fut comme une remise de diplôme de fin d’études », ont déclaré certains…


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3147.
 Traduction de Christophe Kenderian.
 Source (espagnol) : Corporación Jurídica Libertad, 16 septembre 2010.

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[2Le Magdalena Medio est situé dans l’est du département d’Antioquia, au centre-nord de la Colombie.

[3Sigle mis pour Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres – note DIAL.

[4Politique conduite par le président Álvaro Uribe Vélez (2002-2010).

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