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DIAL 3184

EL SALVADOR - Entretien avec Jon Sobrino : « Les miséricordieux restent conséquents, jusqu’au bout »

Adital

lundi 13 février 2012, par Dial

Jon Sobrino a toujours été un « compagnon de route » pour Dial, ou, pour le dire autrement, Dial publie régulièrement des textes de ce théologien jésuite, installé à El Salvador depuis 1957 [1]. Cet entretien, qui mêle réflexions théologiques et retours sur l’histoire d’El Salvador a été publié par Adital le 13 juin 2010.


Adital a conversé avec le théologien Jon Sobrino, prêtre basque, jésuite, qui vit à El Salvador depuis 1957, où il a vécu les années d’oppression, de répression et de guerre, mais aussi les années d’espérance populaire. Il fut grand ami de Monseigneur Romero et compagnon des jésuites assassinés le 16 novembre 1989. Ses derniers livres sont : Jesucristo liberador [Jésus-Christ libérateur] (1991), El principio misericordia [Le Principe miséricorde (1992), La fe en Jesucristo : ensayo desde las víctimas [La Foi en Jésus-Christ : essai à partir des victimes (1999), Terremoto, terrorismo, barbarie y utopía" [Tremblement de terre, Terrorisme, Barbarie et utopie] (2002).

Comment vivez-vous, dans la perspective de la foi, le fait d’être le seul survivant du massacre de la communauté jésuite de l’Université centroaméricaine de El Salvador, en 1989 ?

Avant de répondre aux questions que vous me posez, je veux dire quelques petites choses. La première est que vous centrez les questions sur l’action des Jésuites à El Salvador. Il est communément admis que personne n’est un juge impartial quand on parle de soi-même, et St Ignace nous l’a rappelé explicitement à nous, les Jésuites. Mais dans ce cas, il y a un autre problème que je vais vous expliquer bien simplement : je crois sincèrement que mes frères ont beaucoup apporté à l’Église et au pays, surtout les sept jésuites martyrs. Ce qui me pousse à le dire, c’est la tendresse et l’orgueil avec lequel Karl Rahner, par exemple, parlait du Père Alfred Delp, jésuite allemand, martyr, assassiné dans un camp de concentration. La deuxième est que, dépassant les modes d’action élitistes, typiques des Jésuites, mes frères ont travaillé, souffert et joui avec beaucoup d’autres prêtres et religieuses dans ces années-là. Et la dernière, je le dis avec une totale sincérité, et non comme une pieuse ritournelle, c’est que les pauvres de ce pays, les victimes surtout, environ 70 000, sont les principaux responsables du changement bénéfique que nous, les Jésuites, avons opéré.

Je vais répondre avec simplicité, sans aucune grandiloquence bien sûr, et en vérité. Moi j’étais en Thaïlande quand on a assassiné les six jésuites et les deux femmes qui travaillaient à l’UCA. À la messe du jour suivant, on m’a demandé si je voulais bien dire quelques mots. Voici ce que j’ai dit : « J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : on a assassiné toute ma communauté, toute ma famille. Et j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : j’ai vécu avec des gens de bien, défenseurs des pauvres, de la vérité et de la justice ».

C’est ce que je pense encore aujourd’hui. Dieu sait l’impact ultime qu’ont eu sur moi ces évènements. Et je n’ai pas l’habitude de trop me préoccuper de ce en quoi a consisté cet impact. À un niveau déjà plus conceptuel, oui, je crois que les assassinats m’ont éclairé sur des choses que je savais avant, mais que je connais maintenant d’une manière très spéciale : il faut assumer la réalité, il faut assumer le poids du péché, comme le serviteur souffrant de Yahvé. Mais ils m’ont aussi éclairé sur ce que l’on oublie toujours, et dans le premier monde [2] cet oubli est scandaleux ou honteux. Et je dis honteux parce que ce que je vais dire est l’abc du christianisme. Les martyrs de ma communauté et beaucoup d’autres milliers de martyrs, ici à El Salvador, en Afghanistan et en Irak, en Afrique, en Inde, nous portent, ils sont le peuple crucifié qui nous apporte le salut. En langage théologique, c’est un pas fait en direction du dépassement du gnosticisme, du salut par la connaissance, et de l’immersion, par l’initiation, dans un monde élitiste. À un niveau plus existentiel, je crois que depuis cet assassinat je suis un peu plus « réel », j’appartiens un peu plus à la planète où nous vivons, et j’appartiens moins – bien que je m’y trouve encore – à l’exception et à l’anecdote de ceux pour qui la vie est une évidence et qui désirent vivre toujours mieux. C’est un pas dans le dépassement du docétisme.

Ce qui m’a aidé aussi, en tant que théologien, même si j’y avais pensé auparavant, c’est le fait qu’il existe les martyrs « jésuaniques », ceux qui vivent, travaillent et sont mis à mort comme Jésus de Nazareth : Rutilio Grande, Monseigneur Romero, les quatre religieuses états-uniennes. Les miséricordieux restent conséquents, jusqu’au bout. Et il existe d’autres martyrs, immense majorité sur la planète, qui sont mis à mort lentement par l’injuste pauvreté et violemment dans des guerres cruelles, dans la barbarie, l’oppression etc. Ces millions d’êtres humains, femmes et enfants surtout, j’aime aussi les considérer comme des martyrs. Pour ne pas créer de confusion inutile, nous les appelons le serviteur souffrant de Yahvé, le peuple crucifié. Ces deux groupes de martyrs sont distincts, mais les premiers trouvent leur raison d’être chez les seconds. Ces derniers n’ont pas même de nom et je n’ai aucun doute que Monseigneur Romero, ou Monseigneur Gerardi, ou Monseigneur Angelelli condamnent cet élitisme et nous appellent à mettre des noms sur les peuples crucifiés.

Quelle est la signification du martyre de Monseigneur Romero et de la communauté jésuite de l’UCA pour l’église qui chemine en pèlerin à El Salvador aujourd’hui ?

Permettez-moi de rappeler la distinction de Pascal. Il existe « l’esprit de géométrie », et en en faisant usage, on peut s’interroger sur la signification de ces martyres. Au niveau social, il est certain qu’ils ont aidé à accélérer la fin de la guerre. On peut penser aussi qu’à Rome il y a un procès en béatification de Monseigneur Romero, bien qu’il soit au point mort et que la chose pourrait durer longtemps. Mais ceci n’est pas fondamental.

Le fondamental se capte seulement avec « un esprit de finesse ». Les martyrs donnent une identité à beaucoup de gens à qui on a tout volé, jusqu’au nom et à la dignité. Les martyrs maintiennent l’obstination de beaucoup de gens à vivre ou survivre. Les martyrs maintiennent une solidarité qui a commencé avec le premier grand martyr salvadorien Rutilio Grande. Les martyrs ont délié la langue des pauvres, non pas à la manière charismatique, mais à la manière de Jésus : on écrit des évangiles sur eux, on compose des chants et des poésies, on se les remémore comme on se remémore le dernier repas de Jésus.

Tout cela arrive indubitablement avec des hauts et des bas, mais d’après ce que je connais, je crois qu’à El Salvador c’est une réalité importante. Beaucoup de ceux qui viennent de l’extérieur nous disent : « Vous vous souvenez de vos martyrs. Ils sont votre joie et votre orgueil. Ils sont vivants ». Personnellement cela me réjouit, mais cela m’attriste aussi un peu. Cela me réjouit parce que ces martyrs sont toujours la bonne nouvelle, comme Jésus crucifié et ressuscité. Et cela m’attriste parce que cela veut dire que beaucoup de gens, surtout dans le monde de l’abondance, n’en ont que faire des martyrs. Ils considèrent que parler des martyrs c’est se remémorer le sang qui a coulé, masochisme à éviter, puisque nous sommes au monde pour vivre bien et le mieux possible. Pourtant, entre nous, le martyr renvoie à un grand amour, ce qui est le plus important qui puisse arriver sur la planète. Mais les pays d’abondance, encore une fois, structurellement parlant, ne comprennent rien à ces choses. Et en plus, l’amour est toujours grâce. C’est pourquoi ici nous célébrons les martyrs tandis que d’autres les enterrent pour toujours.

Enfin voici une mise au point qui devrait être inutile. Ce n’est pas l’Église qui sanctifie les martyrs, mais les martyrs qui sanctifient l’Église. Si cette conviction existait nous aurions une Église institutionnelle très différente, plus versée sur la miséricorde et le risque de la dénonciation des injustices que sur l’autorité et le pouvoir – y compris celui de canoniser, avec ce que cela représente de formalités requises, d’ambiguïtés aussi et de peccamineux – toutes choses qui révèlent plus un esprit de mauvaise géométrie qu’un esprit de finesse.

Pour finir je dirai que les martyrs, aussi bien les « jésuaniques » que le peuple crucifié, sont ceux qui ramènent l’Église à sa place : au monde, à l’humanité et surtout, au monde des pauvres et des victimes. Certes, il y a des martyrs dans l’Église, mais tous ceux qui meurent dans la défense du pauvre et tous ceux qui meurent parce qu’ils sont pauvres sont des martyrs de l’humanité.

Comment la réflexion théologique des Jésuites, particulièrement la christologie et ecclésiologie, a-t-elle contribué au développement et au cheminement de l’église locale, consciente des défis historiques que lui pose la société ?

J’ai déjà commenté l’apport fondamental des martyrs salvadoriens parmi lesquels se trouvent les jésuites. Je vais maintenant répondre brièvement à la question. Je vais me centrer sur quelques points fondamentaux. Depuis la fondation du Centre de réflexion théologique à San Salvador, en 1974, on a insisté sur la centralité de Jésus de Nazareth, l’historique, ce qui est le moins manipulable de la constellation de réalités dans la foi chrétienne. Cela a conduit au Royaume de Dieu, dont les destinataires sont les pauvres, et à un Dieu du Royaume, Dieu de vie, de libération. Dialectiquement et par antinomie, cela a aussi conduit à l’anti-royaume, aux structures idolâtriques qui donnent la mort. Je crois qu’Ignacio Ellacuría, conjointement avec Juan Luis Segundo, a déterré la réalité des idoles, normalement bien enterrée, surtout dans le monde d’abondance.

Partant de ce Jésus de Nazareth, la théologie que nous faisions ici essaya de parler du Dieu de vie, du Dieu des pauvres, des victimes, du Dieu crucifié et aussi du Dieu qui rend justice aux victimes et ressuscite Jésus. Quant à l’Esprit saint, notre théologie ne l’a peut-être pas explicité autant. Elle insiste davantage sur être, penser et parler en esprit, c’est-à-dire rendre réelle la suite de Jésus et l’ouverture au mystère du Père. Nous avons bien insisté sur ce que dit le Credo : Seigneur qui donne la vie, qui a parlé par les prophètes. La grâce est de nous être trouvés in actu cheminant humblement avec Dieu, pratiquant la justice et aimant avec tendresse.

Incontestablement, nous avons tenu en grande estime le concile Vatican II. En ce qui me concerne, parce qu’il a conçu l’Église comme une créature croyante dans, avec et pour le monde, le tout devant Dieu, et plus important encore, parce qu’il l’a pensée comme Église des pauvres, ce que Ellacuría a théorisé en profondeur après Medellín. Je crois que nous gardons la priorité de Medellín pour dépasser les limitations du Concile, par exemple sur l’Église des pauvres ; pour concrétiser ce qui, à mon avis, est resté excessivement abstrait dans la déclaration géniale du Concile sur les signes des temps. Deux choses se sont passées en Amérique latine. La première est de mettre un nom réel sur ces signes. Depuis la dénonciation divine des injustices, « le signe des temps est toujours le peuple crucifié », disait Ignacio Ellacuría. Et vu depuis l’utopie de Dieu, le signe des temps est « l’espérance de libération de tous les esclavages » comme l’a dit Medellín. La seconde chose est qu’au Concile, le « signe des temps » a une acception historico-pastorale – ce qui caractérise une époque – et une acception historico-théologale – les réalités qui rendent présent Dieu ou sa volonté. Je crois que la théologie d’ici a pris au sérieux cette seconde acception, comme cela n’a pas eu lieu dans les pays d’abondance.

On pourrait dire beaucoup d’autres choses, mais je veux ajouter deux réflexions pour finir. C’est peut-être une opinion très personnelle, mais je sens que dans les églises du monde d’abondance on tente – avec raison – de récupérer Vatican II. Mais j’ai l’impression que l’on fait appel à lui pour défendre des droits à l’intérieur même de l’Église. Je partage et défends totalement cette intention, mais je crains un peu qu’elle ne devienne peu à peu une priorité au détriment des droits des pauvres et des victimes de ce monde. Medellín, c’est autre chose. La priorité revient à l’église des pauvres, et, dans l’Église, aux pauvres.

Ma seconde et dernière réflexion est que tout ce que je viens de dire a été vécu avec plus ou moins d’intensité à El Salvador et dans son Église. Disons que dans la décennie des années 1960 et 1980, celle-ci est arrivée à la plénitude, symbolisée par Monseigneur Romero. Après, la descente est indéniable dans l’Église universelle et aussi en Amérique latine. Dans cette perspective, ici à El Salvador, nous essayons de nous ouvrir aux nouveautés incontestables, qu’elles soient historiques, ecclésiales et théologiques (genre, ethnie, religions...). Mais peut-être ce qui nous distingue, à mon avis au moins, c’est l’esprit de résistance pour que l’on ne nous arrache pas le meilleur que nous avons reçu : Medellín, les martyrs, les communautés populaires pauvres, les théologies « jésuaniques »… Je ne crois pas que cela soit pur entêtement et aveuglement face aux changements et nouveaux paradigmes. Mais je crois vraiment que sans cet héritage – comme celui du mouvement de Jésus, celui de l’évangile de Marc, celui de François d’Assise, celui de la génération d’évêques latino-américains des décennies passées – ce qui est nouveau ne va pas prospérer chrétiennement, et il existe un grave danger de dégénérescence. De là, provient peut-être notre obstination, du moins celle de votre serviteur.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3184.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Adital, 13 juin 2010.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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