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DIAL 3247

ARGENTINE - À qui appartient la rue ? Révélations d’une réunion entre vendeurs à la sauvette et policiers

LaVaca

mardi 23 juillet 2013, mis en ligne par Dial

Ce texte publié par LaVaca (8 mai 2013) ouvre une fenêtre sur un espace qu’on côtoie tous et toutes, la rue, sans forcément avoir conscience des conflits et des rapports de force qui lui donnent tantôt un visage, tantôt un autre. On découvre ainsi d’un peu plus près le travail des vendeurs à la sauvette de Buenos Aires et la force du collectif pour lutter contre les extorsions d’argent et les pressions de toutes sortes face auxquelles des individus isolés seraient désarmés.


Ce mardi 7 mai, deux chefs haut placés de la Police fédérale ont dû écouter pendant trois heures le témoignage de plus de 30 vendeurs à la sauvette [1] organisés, qui ont relaté la gestion mafieuse de la rue et de la vente ambulante opérée par les agents de cette force en différents points de la capitale. La réunion s’est tenue dans le cadre d’une médiation organisée par le ministère de la sécurité, après une série de plaintes des vendeurs à la sauvette regroupés sous le nom de « Vendeurs libres » (Mouvement social Francisco Jofré) et qui ont pour règle morale de ne pas payer de pots-de-vin sur les lieux où ils travaillent et qui, en conséquence, sont victimes d’une persécution mafieuse de connivence avec la police. La journée culmina avec la promesse de Mario Alberto Morales, responsable en chef de tous les commissariats, et de Guillermo Colucci, commissaire en charge des commissariats de la Commune 6, de garantir la sécurité physique de ces vendeurs à la sauvette et de réaliser une mise au pas de la police en matière d’interventions pour contraventions.

La réunion

Au siège du ministère de la sécurité, situé 12 rue México, à 10 heures et demie, entrèrent plus de 30 vendeurs à la sauvette, organisés dans l’Association Francisco Jofré, plus connue sous le nom de « Vendeurs libres », appelation qui les fait remarquer partout dans la capitale parce que :

  • Ils furent délogés par la Police métropolitaine de la rue Florida [2] (après que l’organisation a résisté 50 jours à l’expulsion), lors d’une répression qui a fait des dizaines de blessés et laissé sans alternatives les vendeurs, qui ont émigré maintenant à Caballito ;
  • Ils ne « s’arrangent » pas avec la police ni ne se soumettent aux anciens systèmes de contrôle de la rue, en général à la charge d’agents de la Police fédérale de mèche avec des réseaux clandestins de marchandise, et même avec des punteros [3], et des bandes ;
  • Ils ne cessent de dénoncer les persécutions que, depuis qu’ils sont à Caballito, leur fait subir la Fédérale (demande de pots de vin, menaces, procédures illégales) mais aussi d’autres vendeurs qui, eux, « s’arrangent » et voient dans ces vendeurs à la sauvette une justice déloyale.

Mario Morales, chef des commissariats, et Guillermo Colucci, en charge de la Commune 6, furent chargés de recevoir les vendeurs du fait de l’absence (au lieu de la présence promise) des commissaires des commissariats 10, 11 et 12, de la juridiction de Caballito. D’emblée, les représentants du ministère annoncèrent le changement de plans : « Nous avons estimé qu’il valait mieux qu’ils ne viennent pas pour que vous puissiez vous parler à votre aise », déclarèrent-ils. Mais les vendeurs à la sauvette l’avaient déjà décidé à l’avance : ils allaient « parler à leur aise », quelle que soit leurs interlocuteurs.

Le premier orateur fut Julio Pereyra, vendeur à la sauvette, qui, le 8 mars dernier, a été victime d’une attaque d’autres vendeurs – qu’il identifie comme des punteros de mèche avec la police – au point qu’il a dû esquiver des coups de couteau. Pereyra a décrit les différentes étapes de la persécution qui a conduit à cet épisode : depuis qu’ils ont été chassés de Florida par la Métropolitaine, à quand ils ont distribué des tracts à Caballito pour se faire entendre, jusqu’au débarquement au croisement d’Acoyte et Rivadavia [4] le 4 décembre dernier, et le « système de travail » que le sous-inspecteur Mainardi (Commissariat 12) leur suggéra à peine arrivés. Tout cela sous le regard attentif des fonctionnaires fédéraux et des compagnons vendeurs qui confirmaient et complétaient les noms et les charges des policiers impliqués.

Les menaces, a-t-il dit, ont été présentes dès le premier jour. Organisés, les vendeurs à la sauvette eurent un premier moment de négociation avec le responsable de la sécurité à Caballito, le commissaire du 12, du nom de Cuncio. « Il nous a parlé aimablement et nous a dit de ne pas nous inquiéter, de travailler tranquillement » a dit Pereyra.

Le jour suivant cette réunion, quand les « Vendeurs libres » arrivèrent à Acoyte, tout le reste des vendeurs à la sauvette (beaucoup d’entre eux employés par des grossistes, lesquels ont des vendeurs en différents points de la ville en connivence avec la police) étaient déjà là, mais sans munitions. C’est-à-dire que personne ne vendait ce jour-là. Il y avait là aussi Mainardi, le sous-inspecteur du « système de travail ».

Omar Guaraz, autre membre des Vendeurs libres, a eu affaire avec Mainardi. Celui-ci lui dit : « je ne te veux plus ici », sans autre explication, racontèrent-ils. Aussitôt après, il lui a demandé ses papiers et confisqué la marchandise. La promesse du commissaire Cuncio avait duré moins d’une demi-journée.

Qui encaisse l’argent ?

Les chefs policiers présents à la réunion demandèrent qui, concrètement, « encaissait l’argent ». « La brigade » répondirent-ils d’une seule voix. Les vendeurs font référence à la Brigade spéciale d’investigations du Commissariat 12, qui opère en civil – même si elle a le devoir de s’identifier – à bord d’autos qui ne sont pas des véhicules de service et maintiennent une présence et un contrôle dans la rue. Au sein de la brigade, les vendeurs ont mentionné Diego Bravo (chef de cette Brigade), dont le nom est revenu à maintes reprises dans leurs récits.

L’autre jour clé fut le 8 mars, quand on a tenté de blesser Julio Pereyra avec un couteau. La situation tendue fut créée, plusieurs heures après, par un agent dénommé Cuello : « Il a dit à une camarade qu’elle devait vite filer parce que le vendeur de CD voulait mettre son propre tissu à côté. » Il lui a dit : « Tu dois t’en aller, le seul habilité pour être ici c’est lui », a raconté Pereyra, complété par Guaraz. « La différence ? Le type des CD “s’arrangeait”, tandis que la camarade des vendeurs libres, non. Pour cette raison il avait la priorité pour mettre un deuxième tissu et enlever celui de la femme ». Un autre vendeur libre ajoute un renseignement qui a son importance : « Elle a deux enfants ».

Pereyra raconte comment ils sont venus soutenir la camarade qu’on voulait déplacer : « Je sors mon portable et je commence à filmer, alors là, le type devient nerveux, il se met à me menacer, on aurait dit un gamin de 12 ans ». Cuello finit par appeler des renforts : une voiture de patrouille arrive, mais au lieu d’aider Cuello, ils l’ont embarqué, au vu de l’irrégularité du procédé. « S’ils veulent maintenir leur plainte, ils s’autodénonceraient, parce que ceux qui sont en faute, ce sont eux », résume Pereyra.

Ce même jour, à 18 heures, une vingtaine de vendeurs « de ceux qui s’arrangent avec la police », déjà agités par la situation, se sont regroupés face à l’endroit où travaillent les Vendeurs libres. « Ils avaient des bâtons, des bouteilles et des objets pointus, comme des facas [5] » décrit Pereyra. Et il raconte comment l’un d’eux a essayé de lui porter des coups de couteau, comment il a esquivé, et comment il est parti en courant vers l’avenue Acoyte où il a atterri sur le capot d’un véhicule de patrouille qui passait par hasard. La police, bien qu’elle ait été appelée 4 fois par Pereyra, n’était pas réapparue depuis l’enlèvement de Cuello. Sans aller plus loin, Omar Guaraz résume : « Ce qui est en danger, ce sont nos vies ».

Tout ce qui est en jeu

L’organisation que décrivent ces travailleurs implique des agents de la Fédérale qui lèvent 300 pesos [42 euros] chaque vendredi par vendeur – soit 1200 par mois – en échange de « protection » et de vente libre pour les affiliés. Les Vendeurs libres sont l’envers de la médaille : persécution et harcèlement.

José prend la parole, pour que le projecteur ne soit pas braqué seulement sur Acoyte et Rivadavia, vu que lui représente les vendeurs du Parc Centenario : « Ce que nous sommes en train de raconter se passe dans toute la capitale », dénonce-t-il et il énumère : « rue Avellaneda, Constitución, Retiro, Place Flores ». Et il donne un renseignement qui illustre comment fonctionne le système des contraventions : « 90% des procédures policières sont faites d’office, c’est-à-dire sans plainte ».

Honte

« J’ai honte », c’est la première chose que dit Guillermo Colucci, chef du 6e. « Ce que vous êtes en train de raconter me fait honte ». Colucci se présente comme « responsable administratif » des polices, c’est-à-dire comme capable de « donner des ordres », mais pas de suivre de près leur exécution directe. Il parle de « 2 ou 3 imbéciles », il dit que « ce n’est pas une organisation », il offre son téléphone (« s’il se passe quelque chose, appelez-moi »), il assure « qu’ils peuvent travailler tranquilles » (phrase qui rappelle aux vendeurs à la sauvette l’inquiétante promesse du commissaire Cuncio) et assure que s’il rencontre un officier faisant quelque chose d’illégal, « je le tue ».

Alors José, marchand forain du Parc Centenaire, bondit. « Mais cela n’est pas nouveau », dit-il, « nous ne sommes plus des enfants… ».

Le chef des commissaires, Morales, s’engage à garantir la sécurité physique de ces vendeurs sur leur lieu de travail ; « mais je ne peux pas leur mettre un garde du corps qui les suive jusqu’à leur domicile ». Il dit qu’au ministère ils sont capables de sanctionner les policiers impliqués dans des affaires illégales, mais pas « de les mettre en prison, c’est à cela que servent les plaintes ». À la fin, il tente de répondre à José : « Mais vous autres au Parc Centenario, on continue à vous empêcher de travailler ? »

José : « Non, mais c’est grâce à ce que nous, nous avons fait ». En outre il mentionne l’inquiétude qui plane concernant la bonne prédisposition des responsables de la Fédérale : « Ce n’est pas que demain ils vont cesser d’exiger des pots-de-vin d’une manière ou d’une autre ».

La suite

Damián, du Mouvement social La dignité, propose de concrétiser cette idée ; en accord avec les travailleurs, il informe qu’ils essaieront d’organiser tous les vendeurs à la sauvette de Caballito – aux punteros aussi - pour désarticuler le système des pots-de-vin.

Ada, autre travailleuse, ajoute : « Ce serait bien si c’était le contraire, que le vendredi arrive et que nous ayons la bonne surprise de découvrir que la Brigade n’est pas passée pour encaisser l’argent ».

Tous, y compris les commissaires, paraissent d’accord.

César prend la parole, il dit avoir travaillé 36 ans dans la rue. « Vous êtes le second fonctionnaire que je rencontre qui s’identifie comme un travailleur », faisant référence à des paroles antérieures de Colucci. « Le jour où nous comprendrons que nous sommes tous des travailleurs, les policiers et nous, nous allons nous respecter », affirme-t-il.

César va plus loin : « Et pour que vous voyiez que nous n’en restons pas à la plainte, nous avons des propositions. Nous voulons une loi qui régule l’activité. Nous ne sommes pas illégaux, nous sommes dérégulés » déclare-t-il.

La Ville, la grande absente

Fatigués de parler, et ayant arraché quelques promesses de la part des responsables de la Police fédérale, les vendeurs demandèrent que le ministère, à l’origine de cette rencontre, s’exprime. C’est Caroline, directrice du Programme de participation citoyenne, qui a pris la parole ; elle a résumé correctement les points décidés au cours de la réunion, a fait la promotion des forums de sécurité dans les quartiers, et terminé en indiquant la pièce manquante pour envisager une solution intégrale de la sécurité : « Il nous manque l’acteur du Gouvernement de la Ville », pour réguler les procédures des contraventions avec les inspecteurs de la Ville, convenir de propositions conjointes, de priorités, de la coordination des forces et des compétences.

Mais aujourd’hui la balle est dans le camp du ministère, sa conséquence politique se mesurera aux résultats concrets de cet échange. Le reste est clair et la discussion continuera dans les différents espaces d’échange, avec toujours l’espoir que ce premier pas sera suivi d’autres permettant d’avancer vers une régulation qui permettra à ces travailleurs de travailler.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3247.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : LaVaca, 8 mai 2013.

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[1le mot original espagnol est « manteros », en référence au morceau de tissu (« manta ») déposé sur le sol et utilisé comme étalage – note DIAL.

[2Une rue piétonne du centre-ville – note DIAL.

[3Personnes employées de manière plus ou moins informelle par les partis au niveau local – note DIAL.

[4Deux grandes avenues du quartier de Caballito – note DIAL.

[5Grand couteau pointu à lame recourbée – NdT.

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