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DIAL 3298

Terre, terre natale, territoire

André Aubry

vendredi 24 octobre 2014, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

André Aubry [1] est mort dans un accident de voiture, le 20 septembre 2007, sur la route de Tuxtla à San Cristóbal, au Chiapas. Il avait 80 ans. À 7 ans de sa mort, nous publions ses deux derniers articles parus dans La Jornada début juin 2007. Face à un extractivisme galopant dont DIAL s’est fait l’écho ces derniers mois, ses analyses nous semblent toujours aussi percutantes. Elles montrent aussi, concrètement, en s’appuyant sur les pratiques agricoles indiennes, qu’il est possible d’établir, ou de retrouver, un autre type de rapport à la nature.


1.- La défense des territoires indiens

Dans ce pays, il n’y a plus de port de pêche, tous convertis en parking pour yachts valant des millions, qui ne servent qu’une ou deux semaines par an à leurs propriétaires. Il n’y a plus de plages pour les pêcheurs, elles ont été englouties par les hôtels. Il n’y a plus ni forêts ni jungles, mais des terrains de jeux artificiels pollués par le distingué tourisme d’aventure. Il n’y a plus de pâturages, mais des terrains de golf ; plus de rivières, mais des égouts à ciel ouvert ; plus de paysages champêtres, mais des parcs thématiques ; plus de ruelles dans des villes accueillantes, mais des Disneyland coloniaux. La Conquête néolibérale s’empare des terres comme il y a cinq cents ans et ravage les terres natales [2] pour y bâtir des territoires offerts à des collecteurs de devises.

La terre au sens large est cette planète Terre qu’Edgar Morin appelle la Terre patrie, les Indiens la Terre-mère et Saint-Exupéry la Terre des hommes. Plus concrètement, le terrain avec lequel on prend racine dans cette terre est la réalité nécessairement collective de ceux qui la travaillent et la garante de liberté de ceux qui l’habitent : Terre et Liberté. À l’instar de la rue et de la liberté qui y circule habituellement, elle n’est à personne car elle est l’espace collectif de tous ceux qui l’animent ; c’est en elles qu’ils s’expriment, jouissent ou luttent, et la font vivre.

La terre natale est la petite patrie, ma mémoire depuis d’enfance, ce pour quoi migrants et exilés éprouvent de la nostalgie, ce qui donne sépulture à nos morts, ce que le Petit Prince appelait sa rose avec son compagnon le renard : la matérialité, la vie et l’animalité de l’homme comme l’humanisation de la matière, de la vie et de l’animal hôte de cette terre natale. La terre natale est indissociable de l’affection.

Le territoire est l’espace que s’est réapproprié un peuple, le patrimoine du « first people », le peuple originaire qui l’a habité et modelé au long des siècles (Accords de San Andrés et Convention 169 de l’OIT) ; il héberge la racine et les ramifications actuelles de son histoire. Il est lieu et source de souveraineté.

Terre, terrain, terre natale et territoire (banamil, osil et la séquence lum, jteklum, lumaltik des Tzotzils et Tzeltals) et ce qu’ils contiennent ne peuvent se vendre, s’acheter, ou se confisquer, parce qu’ils appartiennent au plus grand nombre, qui lui doit son existence collective, historique et culturelle — un bien collectif transgénérationnel, la garantie de l’existence future de ceux qui les ont marqués et continuent de les marquer de leur empreinte per secula seculorum [3]. Ensemble, ils forment un héritage cosmique, une responsabilité historique, une mémoire vive.

C’est ce que nous a rappelé la commandante Kelly, à San Cristóbal de Las Casas, au départ de la onzième étape de l’Autre Campagne, le 25 avril 2007, en le désignant sous le terme de Défense du territoire. Pour les peuples indiens, paysans et ruraux, terre et territoire représentent en effet plus que travail et aliments : ils sont aussi culture, communauté, histoire, ancêtres, rêves d’avenir, vie et mère. Depuis deux siècles, cependant, le système capitaliste détruit la ruralité, expulse paysans et Indiens, change la face de la Terre, la déshumanise.

Si l’on remet les choses à leur place, la flore et la faune existant réellement ne sont pas l’œuvre de la seule nature. Pour le meilleur ou pour le pire, elles sont le produit circonstanciel d’un mariage millénaire entre la nature et l’humanité, c’est-à-dire un produit de l’histoire, dont l’auteur et acteur est un sujet historique collectif : les peuples dont les instruments ont été leurs cultures et leur savoir global accumulé qui, comme l’écologie commence à la reconnaître, est plus dans le juste que le prétendu savoir partiel des scientifiques.

La nature seule a engendré la mer, la jungle (la végétation spontanée du tropique humide) et la montagne (et de même dans les terres froides ou tempérées), les steppes, les déserts, etc. Durant le cours de l’histoire, l’homme les a tous transformés en paysages. Les peuples de pêcheurs et de marins ont tracé les routes maritimes et océaniques, construit des ports et des digues, choisi et aménagé des plages. Les Mayas ont transformé la jungle en forêt. Les peuples d’agriculteurs ont fait de la montagne une association de bois et de parcelles cultivées. Les peuples d’éleveurs et de chasseurs ont rendu habitables leurs steppes en les utilisant comme prairies et pampas. Sillonnant les déserts, les Bédouins ont fait surgir des oasis et tracé des routes avec leurs traversées.

La nature réelle œuvre historiquement dans son mariage prolongé avec l’homme. L’homme humanise tout ce qu’il touche, le civilise et se le réapproprie. La main de l’homme est visible en tout, où que ce soit et au fil du temps : dans les montagnes, dans l’eau, dans le sol, le ciel et l’air. C’est-à-dire qu’elle transforme la planète terre en foyer : la terre des hommes, à partir du territoire (sa réappropriation par un peuple) élu collectivement pour devenir leur terre, là où, compte tenu de circonstances évolutives, le lieu était le plus propice parce que leur savoir l’avait façonné en fonction de leurs désirs, rêves et projet de vie.

La faune humaine aussi — ce n’est pas péjoratif — est l’hôte de la nature, et, comme telle, auteur et acteur — parfois avec talent — du devenir écologique.

2.- Autres réserves et réappropriation de territoires

La défense du territoire a été inaugurée par la proclamation de deux réserves. L’une à El Mayor, dans le nord du Mexique ; l’autre à Huitepec, dans le sud-est. Quels sont les objectifs d’une réserve ? À quoi sert-elle ? On peut examiner les concepts, les options et les types d’usage qui en découlent en partant des réflexions précédentes.

La première option, la plus répandue jusqu’ici, est une décision administrative (et donc exogène pour ceux qui y vivaient) qui supprime de l’écologie le facteur humain. Créer une réserve, c’est restaurer la nature, en la livrant aux experts de la « conservation ». Pour ce faire, on confisque un territoire au peuple qui l’occupait. Au Chiapas par exemple, pour créer la RIBMA (Réserve intégrale de la biosphère de Montes Azules), le gouverneur Manuel Velasco Suárez a expulsé les Lacandons de leur habitat, les concentrant dans trois nouveaux villages, aors même qu’ils restent légalement propriétaires de leurs 600 000 hectares. Trente ans plus tard, un autre gouverneur, Pablo Salazar Mendiguchía, a expulsé les Chols, Tzeltals et Tzotzils du territoire lacandon (déjà réduit de moitié), dont l’administration fut confiée à Conservation internationale et à quelques écologistes mexicains partageant son fondamentalisme « conservationniste ». Les peuples indésirables furent relégués dans trois hameaux stratégiques, à Palenque et à Marqués de Comillas, nos réductions du XXIe siècle.

De fait, ce conservationnisme n’est qu’un trompe-l’œil. Le même discours écologique a servi à leurs collègues pour en finir avec l’Amazonie au Brésil. Le plus grand poumon d’oxygène du continent est désormais parcouru par un réseau stratégique d’autoroutes qui a éliminé la faune de cette jungle transformée en marchandise. Au moment de leur tracé, Ford et Volkswagen sont devenus propriétaires de 100 000 hectares de jungle chacun et ce fleuve majestueux qu’est l’Amazone brésilien est désormais pollué à partir de Manaus. Au Chiapas, quiconque débarque de la rivière Lacantún à Montes Azules se heurte à un grand écriteau hissant bien haut les nouvelles couleurs de notre forêt : Ford Motor Company. Un pont monumental et une route goudronnée traversent le sud de la RIBMA, où la rivière Azul est devenue couleur chocolat, avec des berges couvertes d’ordures. Le discours conservationniste qui s’émeut devant la nature n’est que le passe-montagne de la firme Monsanto et autres multinationales qui promettent des banques de semences, une industrie transgénique et pharmaceutique et la biopiraterie — c’est-à-dire des entreprises exploitant les richesses vierges de la nature. Dans la région des Altos de Chiapas règne la même hypocrisie : ceux qui ont défié Zinacantán en promulguant soudain leur réserve de Huitepec, sur les flancs du puits artésien de San Cristóbal de Las Casas, entre ses trois monts volcaniques gorgés d’eau (dont l’un est le Huitepec), ont autorisé l’extraction de sable et de gravier qui transforme en cuvette bavant d’eau notre citerne naturelle ; ils ont construit un supermarché, un théâtre et un « parc » bétonnant les zones humides et recouvrant les sources d’une couche de ciment et de nouveaux quartiers sans espaces verts, c’est-à-dire, rendant impossible l’approvisionnement des nappes phréatiques.

La deuxième option est plus subtile, on pourrait la qualifier de « cocacolière ». L’allusion à ce rafraîchissement est pertinente, car, de fait, il est central dans les deux réserves créées par la deuxième étape de l’Autre Campagne, celle d’El Mayor, dans le golfe de Californie, et celle de Huitepec, dans les Altos de Chiapas. Dans les deux cas, la création et le financement vient de Pronatura, qui gère des réserves forestières dans ces deux bassins, en échange de quoi elle compense en couverture végétale efficace l’eau obtenue en concession pour fabriquer ses boissons, fait des économies d’impôts pour son action bienfaitrice et a voix au chapitre et vote pour la gestion du réseau aquifère de ces bassins, administrés selon l’équilibre classique des écologistes : concilier ressources naturelles et surproduction industrielle, mariage impossible entre critères opposés, comme le dirait Wolfgang Sachs. Une telle option ne débouche pas sur la confiscation et l’expulsion, mais sur le vil privilège d’un enfant gâté du système : le modèle capitaliste-entrepreneurial de développement.

La troisième option est celle de la commandante Kelly. C’est sur le flanc du Huitepec appartenant à la municipalité de Zinacantán, à côté de la réserve de Pronatura, mais séparée d’elle, que se situe la réserve des zapatistes. Une puissante éponge végétale rétroalimente l’eau du Huitepec. À l’intérieur de la réserve, entre des espaces touffus de végétation spontanée, se trouvent des zones de savante sylviculture : on y trouve des alignements de chênes (arbre qui n’acidifie pas le sol, à la différence du pin, ce qui rend possible la culture), d’une variété qui survit à la taille et dont la frondaison laisse passer la lumière, ce qui rend possible l’assimilation chlorophilienne des légumes ou de la milpa [4] et les protègent des champignons. Leur localisation forestière rend possible l’évapotranspiration, c’est-à-dire qu’elles résistent à la sécheresse. En prime, les arbres fournissent le bois dont on continue d’avoir besoin pour faire la cuisine — scandale qui perdure en dépit du gaz naturel chiapanèque de Reforma [5] — et accessoirement pour faire et vendre du charbon de bois. La variété de chêne choisie repousse droit et fort après la taille (alors qu’à l’état naturel il se tord en spirale, majestueusement mais sans usage possible), ce qui fait de bons piliers pour les maisons et même une bonne matière première pour les menuisiers. Une fois achevée la période de culture décidée, ces chênes continuent à jouer leur rôle écologique et l’épais tapis végétal se reconstitue, avec ses produits naturels couramment consommés par les paysans : tisanes, champignons, herbes médicinales, sans parler de la faune qui y vit et qui vient enrichir l’ordinaire des repas.

Dans la forêt lacandone, avant qu’elle ne soit spoliée de ses produits, d’abord par la chasse à courre, puis par les chicleros exploitant le latex et enfin par les éleveurs, c’était pareil, comme en témoignent encore des lieux peu accessibles aux machines : acajous (caobas) et sapotilliers (chicozapotes) étaient aussi alignés, comme les chênes du Huitepec. Ce n’est pas l’œuvre de la nature mais du savoir accumulé par un peuple, agent écologique aussi puissant que la nature. Il a rendu compatibles usage et reproduction naturelle de la forêt, écologie et besoins essentiels, avec son agrosylviculture, pastorale aussi, parfois — je pense aux moutons, par exemple.

Ce critère correspond à une autre option et à un autre concept de réserve : ni confiscation, ni expulsion, ni trompe-l’œil, ni autre privilège que la jouissance et la tendresse que confère le territoire : une réappropriation populaire et durable, « soutenable », disent les écologistes, jusqu’à ce qu’elle devienne, maintenant, la cible du cancer capitaliste dans sa phase néolibérale.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3298.
 Traduction d’Ángel Caído. Traduction modifiée par Dial.
 Source (français) : Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte, 9 juin 2007.
 Texte original (espagnol) : La Jornada. La première partie a été publiée le 1er juin et la deuxième le 7 juin 2007.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française originale (Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte - http://cspcl.ouvaton.org) et l’adresse internet de l’article.

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[2terruño a ici été traduit par terre natale qui nous semble rendre mieux compte du sens du mot que « terroir » — note DIAL.

[3Pour les siècles des siècles

[4Système de culture conjointe de trois plantes complémentaires, souvent désignées comme les trois sœurs, le maïs, la courge et le haricot grimpant — note DIAL.

[5Reforma est une municipalité du nord de l’État du Chiapas, près de la frontière avec l’État de Tabasco — note DIAL.

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