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DIAL 3463

La révolution de 1968 a transformé l’Amérique latine

Raúl Zibechi

mercredi 25 juillet 2018, mis en ligne par Dial

La période de 1968 a été charnière aussi en Amérique latine. Avec ce texte et deux autres à venir dans le numéro de septembre, DIAL « commémore » les 50 ans de 1968… Article de l’Uruguayen Raúl Zibechi publié sur le site de Sputnik Mundo le 5 mai 2018.


Il suffit de regarder sous la ligne de flottaison, en examinant à la loupe ce qu’était alors la vie quotidienne, pour comprendre les profonds changements provoqués dans la région par les événements survenus autour de 1968, qui articulent un cycle de luttes sociales aux profondes répercussions politiques.

Une liste des nouvelles organisations sociales surgies durant ces années-là surprendrait même les personnes alors impliquées. C’est l’époque où se mobilisèrent non seulement les peuples autochtones et afro-américains, mais aussi les paysans et les étudiants, les syndicats ouvriers et les guérillas qui suivirent le chemin tracé par Che Guevara, tombé au combat en octobre 1967 en Bolivie. Pour lui rendre hommage, Cuba déclara 1968 « année du guérillero héroïque ».

Parmi les grandes actions populaires, l’imaginaire collectif a retenu en premier lieu le massacre de la Place des trois cultures, le 2 octobre à Mexico, qui mit fin aux manifestations étudiantes massives dirigées contre le régime qui assassina des centaines de jeunes pour les empêcher de perturber la tenue des jeux Olympiques, inaugurés quelques jours après le massacre de Tlatelolco [1].

Du point de vue ouvrier, l’action la plus importante survient trois mois après la fin de l’année, en mars 1969, lorsqu’environ 40 000 travailleurs de l’automobile de la ville de Córdoba (Argentine) défièrent dans la rue le régime militaire de Juan Carlos Onganía. Soutenus par les étudiants, les ouvriers occupèrent le centre-ville le 29 mars, firent se replier la police, à court de gaz lacrymogènes, attaquèrent des commissariats, occupèrent des édifices publics et affrontèrent les troupes auxquelles le gouverneur dut faire appel pour rétablir l’ordre [2].

El Cordobazo a été l’insurrection ouvrière le plus important de la période, elle ne s’est pas soldée par une victoire mais a forcé la dictature à initier sa retraite. Le plus remarquable est que durant les mois qui ont suivi 15 soulèvements populaires ont eu lieu dans une dizaine de villes argentines, dont Rosario et Córdoba, qui a de nouveau été le théâtre d’une insurrection en 1971. Les ouvriers ont débordé les contrôles dans les usines et dans les rues.

En Colombie, les paysans ont été à l’origine d’un débordement similaire. Le président Carlos Lleras Restrepo (1966-1970) tenta d’engager une politique réformiste en accord avec l’Alliance pour le progrès, ce pourquoi il avait besoin du soutien du monde paysan afin de promouvoir une réforme agraire par le haut qui neutraliserait les propriétaires terriens, réfractaires au moindre changement. À cette fin, il encouragea la création de l’Asociación Nacional de Usuarios Campesinos (ANUC, Assocation nationale des usagers paysans) qui devait, selon son idée, « institutionnaliser les relations de l’État avec les classes populaires, notamment avec le monde paysan qui, dans les années 1960, commençait à prendre de plus en plus d’initiatives politiques avec ses organisations professionnelles, des mobilisations spontanées pour défendre la terre, et un soutien direct ou indirect à la guérilla ».

Mais le monde paysan saisit l’occasion pour se soustraire à la tutelle du gouvernement réformiste de Lleras. Signe de rupture claire avec les propriétaires terriens mais aussi avec le gouvernement qui essayait de concilier des intérêts contradictoires, ils occupèrent 645 grands domaines au cours des derniers mois de 1971.

Le troisième grand débordement fut le mouvement étudiant, qui fut particulièrement important en Uruguay. Durant les cinq mois qui s’écoulèrent entre la marche du 1er mai 1968 et l’arrêt des cours de l’Université de la République, de l’Université du travail et des établissements d’enseignement secondaire, décrété par Jorge Pacheco Areco le dimanche 22 septembre, on a enregistré 56 grèves, 40 occupations de locaux, 220 manifestations et 433 attentats avec des cocktails Molotov et des bombes artisanales, selon des chiffres fournis par Jorge Landinelli dans son livre 1968 : la revuelta estudiantil (« 1968 : la révolte estudiantine »).

En mai, on dénombrait 10 lycées occupés, deux fermés pour cause de grève, trois fermés par le gouvernement de crainte qu’ils soient occupés, et les affrontements avec la police étaient presque quotidiens. En juillet, le gouvernement décrète la militarisation des fonctionnaires des secteurs de l’électricité, de l’eau, du pétrole et des télécommunications, touchés par des conflits, et un rapprochement se produit entre ouvriers et étudiants.

L’État comme les organisations syndicales et étudiantes furent débordés par la mobilisation des bases. Cette année-là fut marquée par les assassinats des étudiants Líber Arce, Susana Pintos et Hugo de los Santos, fait inédit dans l’histoire de l’Uruguay.

Il est apparu autour des événements de 1968 une nouvelle génération de mouvements et de militants, beaucoup plus politisés et actifs que les précédents. Bon nombre des organisations appelées à jouer un rôle prépondérant sur les plan social et politique dans les années qui suivirent sont nées durant cette période. Il faut mentionner ici le Mouvement Julián Apaza en Bolivie, berceau du katarisme, la Fédération des coopératives de logement par l’entraide (Fucvam) en Uruguay, le Conseil régional indien du Cauca en Colombie et l’Ecuarunari en Équateur, parmi les plus remarquables. Des années plus tard, mais toujours sous l’influence de la vague de 1968, naîtront les Mères de la Place de Mai en Argentine et le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre au Brésil.

En 1968, Paulo Freire rédige son livre Pédagogie de l’opprimé, qui est le faire-part de naissance de l’éducation populaire, et le prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez donne une conférence intitulée « Vers une théologie de la libération », qui est à l’origine de ce courant religieux. Dans le domaine de la pensée critique, ces années furent celles de l’élaboration et de la diffusion de la théorie marxiste de la dépendance par les Brésiliens Ruy Mauro Marini et Theotonio dos Santos, comme aussi de la formulation de la théorie de la marginalité par Aníbal Quijano, José Nun et Miguel Murmis.

Avec ces différents auteurs, la pensée latino-américaine se présente au monde avec une personnalité et des profils propres, de la même façon que le mouvement social acquiert une maturité et des modalités différentes de celles du premier monde [3].

Ce cercle vertueux apparu autour de 1968 fut interrompu brutalement par les coups d’État survenus au Chili et en Uruguay (1973), puis en Argentine (1976), et par la répression subie dans presque tous les autres pays. Mais il a provoqué des changements très profonds, tant dans les sociétés qu’au sein du système politique.

En premier lieu, il a délégitimé les vieilles oligarchies et les droites, ainsi qu’une bonne partie des forces qui soutenaient les États-Unis. Les changements ne se firent pas sentir immédiatement mais les bases sur lesquelles s’appuyaient ces oligarchies furent minées par l’irruption des nouvelles générations.

Deuxièmement, l’irruption de nouveaux sujets collectifs, entre autres les femmes, les Indiens, les personnes d’origine africaine et les jeunes, a déclenché une vaste remise en question du patriarcat et des relations coloniales de pouvoir. Comme le souligne le sociologue Immanuel Wallerstein, après 1968 « les “peuples oubliés” commencèrent à s’organiser en mouvements sociaux mais aussi en mouvements intellectuels ».

Le troisième point concerne les changements culturels survenus à partir des années 1960, qui peuvent se résumer en une perte de légitimité de l’impérialisme, de l’autoritarisme et de toutes les formes de domination, à travers un large spectre qui va de la famille et de l’école aux lieux de travail et aux institutions.

Aujourd’hui nous continuons de vivre, ou de subir si l’on préfère, les conséquences de 1968. À partir de là, plus rien n’a été comme avant. Les puissants ont eu plus de mal à imposer leur volonté ; les dominés s’extraient peu à peu de leur condition. Le monde, pour le meilleur ou pour le pire, devient moins stable et plus chaotique ; mais le changement est devenu la norme dans nos sociétés.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3463.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Sputnik Mundo, 5 mai 2018.

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