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GUATEMALA - Un « nettoyage » est-il en préparation ?
Nery R. Villatoro Robledo
lundi 29 avril 2019, mis en ligne par
Jeudi 11 avril 2019.
Le « nettoyage » n’est que la forme que la répression a revêtue, au Guatemala, à certains moments et dans des conditions particulières pour se débarrasser de ceux qui, selon les détenteurs du pouvoir et ses affidés, sont perçus comme des ennemis du système et de son régime politique. Elle a été mise en œuvre dans les années 60, 70 et 80, particulièrement pendant les processus électoraux dans le but de « nettoyer » la scène pour ceux qui deviendront les nouveaux locataires de la résidence présidentielle, le « Gacamolón » [1]. C’est pour cette raison que les années d’élections présidentielles sont désignées comme des années de « nettoyage », durant lesquelles ont augmenté la répression, les exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, entre autres.
En d’autres termes, par « nettoyage » on entend l’élimination des opposants politiques, des militants et dirigeants qui contestent, qui luttent contre une situation, contre les injustices d’un système qui, sous le masque de la démocratie, est aussi injuste que pervers et criminel.
Peu à peu le capitalisme pervers a révélé son vrai visage. Comme je l’ai affirmé dans mon article « ¿Retorno al pasado ? », publié le 6 juin 2018 dans la revue gAZeta, « l’agressivité spécifique de son expansion a fait surgir de nouvelles formes de surexploitation de la force de travail, de nouvelles spoliations de biens communs et publics et leur marchandisation, une forme spécifique d’accumulation » de capital ; l’extractivisme est une de ses caractéristiques particulières qui représente une menace pour les territoires et les biens des communautés.
C’est dans ce contexte de l’offensive et de l’expansion du capitalisme qu’ont surgi de nouvelles formes de lutte et de résistance et, évidemment, de nouveaux acteurs sociaux qui assument la défense des territoires et des richesses naturelles comme raison principale de leur combat. Si cette lutte contre l’extractivisme et la spoliation de territoires est singulière c’est parce que sa raison principale en est la communauté comme nouveau sujet social.
Dans les dernières décennies, au Guatemala, comme dans presque tous les pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, les communautés et les peuples affrontent l’offensive féroce de la spoliation capitaliste. Des capitaux nationaux, associés au capital transnational dans des conditions de subordination, s’emparent de leurs biens et de leurs territoires avec l’appui ouvert ou caché de l’État. Pour y faire face, comme je l’affirme dans cet article, il existe de nouvelles formes de lutte anticapitaliste, une d’entre elles est celle qu’incarnent les mouvements de résistance et de défense du territoire qui, en riposte, affrontent deux formes principales de répression : la criminalisation des défenseurs et des dirigeants et les attaques et assassinats sélectifs.
La criminalisation est une forme de répression par la voie « légale », dans laquelle sont impliquées diverses institutions de l’État : ministère de l’intérieur, Police nationale civile, ministère public et pouvoir judiciaire, par la voie des tribunaux. Selon des données de l’Unité de protection des défenseurs des droits humains du Guatemala (Udefegua), entre 2008 et 2017, a été enregistrée une moyenne de 13 cas de criminalisation par mois. Dans les dernières années nous avons vu comment plusieurs dirigeants de communautés, défenseurs de territoires, ont été emprisonnés et accusés pénalement ; quelques-uns d’entre eux ont été condamnés par des jugements truqués, viciés, tandis que d’autres ont du être innocentés simplement parce qu’il n’y avait pas de preuves contre eux. Au sens strict, ce sont des prisonniers politiques du système.
Mais ils doivent faire face aussi à des attaques et des assassinats sélectifs. Selon les données de l’Udefegua, au cours de la période 2016-2017, ont eu lieu 4 264 agressions contre des défenseurs des droits humains, parmi lesquels des défenseurs de territoire et 206 assassinats. Pour la seule année 2017, on recense 493 attaques (209 contre des femmes), au nombre desquelles 166 ont été des actes de criminalisation et 52 des assassinats. Du 1er janvier au 8 juin 2018, l’Udefegua a enregistré 136 agressions et 2 tentatives d’assassinats contre des membres du Comité de l’Unité paysanne (CUC). Cinq personnes assassinées étaient des dirigeants du Comité de développement paysan de l’Altiplano (CCDA). Cette année, au total 6 membres du CODECA (Comité de développement paysan) ont été assassinés.
De juin de cette année-là jusqu’à aujourd’hui les agressions et les assassinats ont augmenté. Le dernier cas d’assassinat a eu lieu le 8 avril à La Libertad, dans le Petén, celui de Leonel Nájera Trigueros, membre de CODECA et de l’équipe de campagne du Mouvement de libération des peuples (MLP). C’est le troisième assassinat de l’année, perpétré contre des membres de CODECA, en plus de la disparition, le 19mars, d’une de ses membres, Carina Mazariegos.
Ces chiffres ne sont pas seulement les données glaçantes d’une réalité de plus en plus préoccupante, ils mettent aussi en évidence que ceux qui remettent en cause le capitalisme sauvage, le combattent, et luttent contre ses conséquences, comme la spoliation, sont la cible d’attaques, d’assassinats et de disparitions forcées ( tel est le cas de Carina Mazariegos, jusqu’à ce que les investigations du Ministère public ne prouve autre chose) ; ils révèlent aussi que la violence a augmenté dans la mesure où la résistance et la lutte des communautés et des peuples est un obstacle à l’accumulation capitaliste. Plus préoccupant encore, si on recense la persécution et la répression dans ses diverses manifestations signalées plus haut, et d’autres à venir, est que des membres et des dirigeants d’organisations figurent sur des listes aux mains de l’oligarchie, de chambres de commerce, de groupes corporatifs, de fondations, qui se font appeler antiterroristes et corps répressifs de l’État ; ils figurent sur ces listes au titre de principaux ennemis du « développement », euphémisme derrière lequel se dissimule le capitalisme dans sa phase la plus agressive connue jusqu’à ce jour.
Préoccupant surtout est qu’il ne serait pas étonnant que cette augmentation d’agressions et d’assassinats, une fois passé le tintamarre des élections, ne devienne une campagne de « nettoyage » dont l’objectif serait de nettoyer le terrain pour ceux qui, vainqueurs de la bataille électorale, assumeront en janvier de l’année prochaine l’administration de l’État. Une campagne de nettoyage qui serait dirigée contre des personnes qui défendent le territoire, des personnes qui luttent, qui remettent en cause ce système d’exploitation, de spoliation et de corruption. Curieusement, l’augmentation des assassinats de défenseurs du territoire a coïncidé avec l’arrivée de Degenhart au ministère de l’intérieur et avec le changement du commandement de la Police nationale civile : une nouvelle démonstration de ce pacte entre bourgeoisie, mafias et structures criminelles.
Je termine en réaffirmant ce que j’ai écrit dans l’article que j’ai cité plus haut parce que je crois que les assassinats des défenseurs du territoire révèlent clairement qu’il s’agit d’actes de personnes organisés dans ce but, à la manière des anciens escadrons de la mort :
Ces derniers assassinats se distinguent de ceux qui ont eu lieu antérieurement par le modus operandi. Ils s’inscrivent dans le mode opératoire caractéristique des escadrons de la mort : une filature et un contrôle de la victime, préalablement au passage à l’acte ; un véhicule avec des hommes en armes qui la suit le jour de l’assassinat jusqu’à l’exécution et qui disparaît ensuite sans laisser de trace. Ils ont toutes les caractéristiques d’exécutions extrajudiciaires commis par des groupes armés qui, probablement, sont constitués d’éléments de forces de sécurité de l’État et de groupes armés privés de groupements d’entreprises affectées par les luttes sociales. Dans toutes ces circonstances l’oligarchie, le CACIF (Comité coordinateur des associations agricoles commerciales, industrielles et financières) et l’État désignent le CODECA et le CUC, dans cet ordre, comme leurs principaux ennemis.
Dans cette conjoncture, la répression et, avec elle, les assassinats sélectifs peuvent aller en croissant et conduire aisément à des assassinats collectifs et massifs. C’est la contre-insurrection appliquée aux mouvements et aux luttes sociales qui remettent sérieusement en question le modèle économique et le système politique, fortement infiltré par les mafias ; ce n’est pas que l’histoire se répète ; c’est utiliser les mécanismes et les méthodes efficaces du terrorisme d’État du passé pour affronter et réprimer les luttes sociales d’aujourd’hui.
Nery R. Villatoro Robledo est historien, chercheur, analyste politique et éditorialiste.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://gazeta.gt/se-prepara-una-limpieza/.
[1] désignée ainsi pour le vert - guacamole de sa façade – N.d.T.