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L’idéologie sans idéologie (I)
Jorge Majfud
lundi 29 avril 2019, mis en ligne par
Mardi 23 avril 2019.
Selon le dogme hégémonique, débarrasser des idéologies (indépendantistes ou progressistes) les relations économiques des blocs, tels que le Mercosur, signifie « appliquer les règles neutres du libre marché ». Bloquer et condamner pour des générations les économies de petits pays qui tentent d’explorer des voies non alignées sur celles des superpuissances, n’a rien d’idéologique mais relève plutôt de cette même « neutralité idéologique » des marchés.
Au début de l’année 2019 certains quotidiens occidentaux répétaient que les nouveaux présidents de l’Argentine et du Brésil s’étaient proposés de « vider de contenu politique le Mercosur », comme ils avaient précédemment promis de « désidéologiser l’éducation » et tout ce qui relève de la vie sociale. Le 19 avril El País de Madrid titrait « Le Mercosur retourne à son origine » et sous-titrait « Macri et Bolsonaro avancent l’idée de ce que le bloc est désidéologisé et doit recouvrer l’esprit commercial qui a été à son point de départ ». Dans le même sens, la suggestion du président du Brésil de faire pression sur les professeurs et d’imposer des lectures révisionnistes de l’histoire, à « ces professeurs victimes » des idéologies de gauche, ne veut pas dire qu’il s’agit d’une limitation de la liberté de parole des professeurs mais d’un simple « nettoyage idéologique ».
Quand un président parle de nettoyage, ce qui, dans sa main, semble être un balai est généralement une mitraillette.
Le sens de ce discours, si facile à inoculer à la population, n’est pas nouveau. Le concept est basé sur l’idée de l’absence d’idéologie dans ses (appelons-les) « institutions garantes » que sont les organes de presse au service du pouvoir financier, l’église et l’armée. Néanmoins (et cela n’est pas un paradoxe mais une partie de la logique historique), si il y a eu et si il y a des institutions imprégnées d’idéologie en Amérique latine et dans bien d’autre régions périphériques du monde depuis des siècles, elles ont été et continuent à être, précisément, les principaux organes de presse, les églises dominantes et les armées.
Autre ingrédient, bien que non institutionnel mais culturel et présent dans chacune des « institutions garantes », à fort contenu idéologique, qui est présenté comme quelque chose de neutre, c’est le patriotisme. Qui oserait dire que le drapeau d’un pays ne représente pas tous les citoyens de la même façon ? Qui oserait dire que le geste ridicule de mettre sa main sur son cœur quand résonne l’hymne national, alors qu’un enfant meurt de faim, n’est pas un geste sacrosaint, émouvant à en pleurer, digne d’un feuilleton télévisé états-unien ? Quand il s’agit évidemment de l’hymne et du patriotisme d’un pays satellite et non de l’hymne et du patriotisme de quelque superpuissance, et que les enfants ne meurent pas de faim mais sous des bombes intelligentes et au nom de la liberté.
Eh bien non. Bien que le drapeau soit unique, la patrie n’est pas au service de tous de la même façon ni tous ne donnent la même chose pour la patrie. Le discours d’un groupe est d’autant plus patriotique qu’il donne moins à cette fiction fantastique, raison pour laquelle quand un parasite de notoriété publique meurt, tout le monde dit qu’« il a été au service de la patrie » et personne ne dit à quel point « il a été servi par la patrie ».
L’autre origine de cette idée de « neutralité idéologique » est celle du libre marché que défend l’idéologie néolibérale. Le marché pourrait être neutre, mais la façon dont il est mis en œuvre ne peut jamais l’être.
Il ne devrait pas être difficile, alors, d’expliquer pourquoi le programme des extrêmes droites présente, en même temps, de telles variations des mêmes choses : « patrie, famille, religion », « intérêts spéciaux », liberté des marchés, liberté des riches et des puissants, militarisme et prétendue neutralité idéologique.
Quand au cours de la décennie de 2005 à 2015 (la maudite décennie de prospérité des économies latino-américaines) se sont associés (en trop grand nombre) des groupes régionaux, motivés par des projets communs et par des idéologies progressistes, on les a accusés d’agir pour des raisons idéologiques progressistes et non au nom de la vertu de la neutralité mercantile qui, une décennie plus tôt avait conduit aux pires crises connues du siècle. Depuis au moins un siècle, chaque fois que les grandes puissances occidentales ont imposé ou soutenu de brutales dictatures en Afrique, au Moyen Orient et en Amérique latine elles l’ont fait pour protéger la « neutralité du marché » et des entreprises. Leurs entreprises. Chaque fois qu’elles ont entravé le commerce de pays menant des expériences différentes, indépendantistes, non alignées, et qu’elles ont détruit avec succès leurs économies pour prouver qu’il n’y avait pas d’autre alternative, jamais il n’a été dit que tout cela se faisait par pure idéologie mais plutôt au nom de la sacrosainte liberté et neutralité des marchés.
Dans cette histoire et sa litanie de répétitions, bloquer économiquement une île communiste de la Caraïbe pendant un demi-siècle et inonder de dollars des dizaines de « dictatures amies » n’est pas l’application d’une idéologie mais une manifestation évidente du libre-échange.
Actuellement, à la fin de la deuxième décennie du nouveau siècle, une fois encore les « nouveaux neutres » affirment que leur croisade consiste à faire prévaloir les lois du marché sur l’idéologie. C’est pour cette même raison qu’ils peuvent commercer avec la Chine communiste (libre circulation des capitaux, censure des citoyens).
Cuba, en revanche, (ce bel exemple de ce que « le socialisme n’a jamais fonctionné dans aucune partie du monde ») ne peut commercer sans interférences idéologiques avec la plus grande économie du monde et, durant de nombreuses décennies, a été acculée par les satellites du sud. Quand Fidel Castro a rencontré Richard Nixon à Washington, trois mois après sa prise de pouvoir sur l’île, Eisenhower est allé jouer au golf. Castro a tenté de maintenir une relation commerciale normale, « désidéologisée », avec les États-Unis, mais Washington était convaincu qu’il pouvait tout régler à grand renfort de coups d’État ou de bombes, comme il l’avait fait, par exemple, au Guatemala, en Iran et en Corée du Nord, et il n’allait pas se laisser défier par une forme d’indépendance, ou de succès économique ou existentiel qui ne fût pas celui qu’il privilégiait.
Il en va de même avec le Venezuela aujourd’hui : on s’efforce d’étrangler d’autant plus Maduro, au delà de ses échecs politiques et économiques, qu’il faut démontrer que « le socialisme ne fonctionne pas » (nous ne parlons du Portugal ou de la Norvège que quand cela tourne mal), qu’il existe un « seul modèle possible de réussite » (Condolezza Rice), celui de la « neutralité désidéologisée » des marchés, qui use de toutes les violations possibles, morales, légales, économiques et militaires, à l’encontre de ceux qui s’entêtent à s’aventurer sur une voie indépendante, différente.
Jorge Majfud est un écrivain uruguayo-états-unien, auteur de Crises et autres romans (Crisis y otras novelas).
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/199453.