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DIAL 3547

CHILI - La place et le rôle de l’amiral Merino et de la Marine dans le coup d’État de septembre 1973. Entretien avec l’historien Jorge Magasich

Bernardo Subercaseaux

mercredi 21 octobre 2020, mis en ligne par Dial

Jorge Magasich Airola est historien, auteur de Los que dijeron “No” (LOM, 2008) et d’une Historia de la Unidad Popular , à paraître. Dans cet entretien conduit par Bernardo Subercaseaux, il revient, à partir de ses recherches, sur le rôle de la Marine dans le coup d’État du 11 septembre 1973. Ce texte a été publié par l’édition chilienne du Monde diplomatique le 4 septembre 2020 et traduit en français par la rédaction du site À l’encontre.


Vous êtes historien et professeur à l’Institut des hautes études des communications sociales de Bruxelles, spécialiste de l’histoire navale du Chili et plus particulièrement de l’implication de la Marine dans le coup d’État de septembre 1973. Pourquoi vous êtes vous intéressés à ce thème de recherche qui a donné naissance à votre livre Los que dijeron no (LOM Ediciones, 2008) ?

Je pense qu’existaient trois types de motivations. D’abord parce que l’existence d’un nombre important de militaires, notamment dans la Marine, qui ont refusé de participer à l’attaque armée contre les institutions républicaines en 1973 indique que celle-ci n’a pas été perpétrée par l’ensemble des forces armées mais par une fraction d’entre elles. Les actions menées par les militaires légalistes est un épisode très important et peu étudié. Son étude historique donne un rôle dans l’histoire aux hommes en uniforme qui ont respecté la Constitution en 1973.

Aussi parce que la Force navale, contrairement à l’image d’ordre qu’elle projette d’elle-même, a connu en moins d’un siècle cinq crises sociales majeures : en 1891, lorsqu’elle s’est soulevée contre le président Balmaceda et les cinq amiraux : Juan Williams, Galvarino Riveros, Luis Uribe, Oscar Viel et Juan José Latorre, qui sont restés fidèles au gouvernement, tout comme un tiers de la Marine. Les rebelles ont dû descendre jusqu’au sixième dans la hiérarchie, le capitaine de vaisseau Jorge Montt, pour trouver un chef de la Marine déterminé à se mutiner et à précipiter le pays dans la guerre civile. Il y a une autre crise en 1925 lorsque, après le coup d’État de janvier 1925 par Ibáñez et Grove contre la junte militaire oligarchique, les officiers et sous-officiers du génie refusent d’obéir aux ordres du commandement naval de préparer les navires à une nouvelle guerre civile, ce qui permet le retour du président Alessandri [1] et la préparation de la Constitution. En 1931, après la troisième réduction des salaires du personnel public, les marins – probablement avec la complicité des officiers – occupent 27 navires, naviguent comme il se doit et luttent avec succès contre l’aviation. En 1961, plus d’une centaine d’étudiants de l’École navale de Viña [2] sont arrêtés après avoir protesté contre les mauvais traitements et la mauvaise qualité de la nourriture. Et en 1973, quelque 250 marins sont arrêtés parce qu’ils sont soupçonnés de faire partie des groupes anti-coup d’État, qui sont assez nombreux. Enfin, il faut aller au-delà des récits officiels de la Marine, qui se limitent à décrire les successions d’amiraux et de navires incorporés ou réformés, généralement proches des perspectives politiques d’extrême droite. Le livre Los que dijeron no [« Ceux qui ont dit non »] est également une contribution à l’histoire de la Marine comme élément de l’histoire du pays, avec ses contradictions, ses conflits et ses interventions politiques.

1.- L’historiographie de l’Unité Populaire a soutenu que le coup d’État de 1973 a été préparé dans la Marine, à Valparaiso, et que l’amiral José Toribio Merino a joué un rôle fondamental. Qu’indiquent vos recherches à ce sujet ?

Junte militaire : de gauche à droite, César Mendoza, directeur général des Carabiniers ; José Toribio Merino, commandant en chef de la Marine ; Augusto Pinochet, commandant en chef de l’Armée de terre, et Gustavo Leigh Guzmán, commandant en chef de l’Armée de l’air

Dans ses Mémoires, Merino se présente comme un champion du catholicisme national, inspiré par l’Espagnol Francisco Franco, qu’il admire profondément. Il affirme qu’il a décidé de lancer une croisade contre le gouvernement d’Allende dès le jour de son élection [3]. Il commence par inciter la Marine à réaliser de nouveaux coups d’État : « Si, malheureusement, une situation comme celle décrite ici devait se reproduire, la leçon a déjà été tirée ». En réalité, il n’en a pas toujours été ainsi. Trois témoignages de personnes qui le fréquentaient en 1970-71 – Osvaldo Puccio, Luis Vega et Roberto Kelly – indiquent que, lorsque sa carrière dépendait de l’autorité politique, il cherchait à satisfaire les autorités avec obséquiosité. Ce n’est qu’à la fin de 1972 que l’image que Merino projette de lui-même est réelle. Dès lors, il est prêt à impliquer la Marine dans un soulèvement, même contre les autres branches des forces armées, comme ses prédécesseurs de 1891 et 1925. Il considère la Marine « comme l’instrument que Dieu m’a donné et que la Vierge a mis entre mes mains pour sauver le Chili d’un athéisme destructeur ». Au début conspire un petit groupe, composé de l’amiral Patricio Carvajal, du capitaine Arturo Troncoso et, dans une moindre mesure, de l’amiral Ismael Huerta, selon Luis Vega, alors avocat de la municipalité de Valparaiso. Jusqu’à ce que les responsables états-uniens de la mission navale répandent l’information selon laquelle le gouvernement péruvien prépare une guerre contre le Chili, à laquelle se joindraient l’Argentine et la Bolivie. Le Chili n’aura pas le soutien des États-Unis ou du Brésil, puisque les communistes sont au gouvernement.

Qui sont alors les seuls à pouvoir sauver le pays ? La réponse est évidente. La mission est de se préparer à prendre le pouvoir. L’argument de la guerre incite de nombreux militaires à passer d’une opposition de droite au gouvernement à l’insurrection. En 1972 commence à fonctionner un comité de coordination du coup d’État, composé de René Silva Espejo (directeur du quotidien El Mercurio), Carlos Urenda, Jorge Ross, Arturo Fontaine, Edmundo Eluchans, Hernán Cubillos, Orlando Sáenz (président de la SOFOFA [4]), Hugo León (président du secteur de la construction), Jaime Guzmán et d’autres. Il se réunit chaque semaine dans le bureau de Cubillos [5] à la maison d’édition Lord Cochrane. Ils y échangent des informations et décident des campagnes de presse. Les anciens marins Kelly et Cubillos sont chargés des contacts de conspiration avec Merino et les capitaines Arturo Troncoso et Hugo Castro, ainsi que de la propagande auprès de la Marine. C’est la première implication séditieuse connue de Merino. Et à partir de là, ça ne s’arrête plus…

2.- Sur le Paseo 21 de Mayo de Valparaíso se trouve une statue de 5 mètres de haut de l’amiral José Toribio Merino. Ce monument peut-il être considéré comme un témoignage de la collaboration entre civils et personnes de la Marine lors du coup d’État ?

« Affirmatif », comme disent les militaires. Sa réalisation est une prolongation de cette coordination pour le coup d’État, ou d’une partie de celle-ci. Parmi les personnes ayant financé la statue figurent des hommes d’affaires comme Eliodoro Matte, Ricardo Claro, Carlos Cáceres, Hernán Büchi, Gonzalo Boffil, Gonzalo Vial et Sergio de Castro. En un sens, la statue symbolise la convergence séditieuse entre les officiers de la Marine et les hommes d’affaires, deux groupes à l’extrême droite [6].

3.- Qu’est-ce que la Cofradía Náutica del Pacífico Austral [Confrérie nautique du Pacifique austral], une institution créée – selon ses statuts – pour la culture des sports nautiques ? Qui y participait et quel rôle certains de ses membres ont-ils joué avant le coup d’État et pendant la dictature ?

La Confrérie a précédé cette coordination du coup d’État puisqu’elle est née en août 1968 à l’initiative d’Agustín Edwards [7] et d’Hernán Cubillos, un homme de confiance du propriétaire d’El Mercurio, un ancien officier de la Marine et futur ministre des affaires étrangères de la dictature. Il y avait des officiers de la Marine comme José Toribio Merino, Patricio Carvajal et Arturo Troncoso, Pablo Weber, avec « quelques civils dont le nombre augmentera avec le temps » tels que Fernando Léniz (administrateur des biens d’Edwards et ministre des finances de la dictature) et d’autres comme Jorge Ross, Enrique Puga, Isidoro Melero, Lord Dramon, Alfredo Barriga, Marcos Cariola, Emilio Sanfuentes. Les généraux Yovanne et Arellano y participent également, ainsi que d’anciens marins et des hommes de confiance d’Edwards, selon les récits d’Arturo Fontaine et de Roberto Kelly lui-même.

4. Le 11 septembre 1973, le propriétaire d’El Mercurio, Agustín Edwards, a participé à Barcelone à un dîner de la direction de la société PepsiCo, dont il était actionnaire et représentant à New York. La journaliste Josefina Vidal qui était présente à sa table a déclaré dans une interview (Revista Plan B, 2003, et El Mostrador, 24 avril 2017), que M. Edwards quittait continuellement la table, et à un moment donné, il a confié qu’il avait été appelé par son ami, l’amiral Merino, pour lui dire que « la situation était maintenant sous contrôle ». Compte tenu du décalage horaire, il était environ 15 heures au Chili. Dans ce contexte, peut-on parler – comme l’a dit le président Sebastian Piñera à la fin de son premier gouvernement [2014] – de civils qui étaient « complices passifs du coup d’État » ? Ou devrions-nous plutôt parler de « complices actifs » ?

Edwards part pour les États-Unis quelques jours après l’élection de 1970, lorsque l’ambassadeur Edward Korry et le chef de la CIA à Santiago, Henry Hecksher, l’informent qu’il n’y aura pas de coup d’État. À Washington, il rencontre Henry Kissinger puis Richard Helms, le chef de la CIA, le 14 septembre. Il lui remet un rapport impressionnant – presque entièrement déclassifié aujourd’hui – dans lequel il analyse l’« option militaire », donne des informations sur chacun des chefs militaires, leur propension ou leur rejet du coup d’État. Il est le premier à conclure que le général René Schneider doit être « neutralisé » (Korry arrive à la même conclusion quelques jours plus tard). Ce rapport, ainsi qu’un autre envoyé par Eduardo Frei [8] le 12 septembre déterminent les fameuses instructions pour organiser un coup d’État au Chili, données par Richard Nixon le 15 septembre 1970. Dans le deuxième volume d’une Historia de la Unidad Popular qui doit paraître cette année, aux éditions LOM (en même temps que le premier volume), je traite en détail de ce qui s’est passé pendant les 60 jours cruciaux entre l’élection et la prise de fonctions. Edwards a été un participant extrêmement actif au coup d’État. Le récit de Josefina Vidal indique deux choses : que José Toribio Merino maintient un contact prioritaire avec le propriétaire d’El Mercurio, et que l’amiral s’adresse à l’homme d’affaires comme un subordonné, qui rend des comptes à son supérieur. Elle reflète clairement la réalité du pouvoir. Et le patriotisme relatif de Merino.

5.- Le 26 juillet 1973, six semaines avant le coup d’État, le capitaine de vaisseau Arturo Araya Peters, aide de camp de la Marine auprès du président Allende, est assassiné. Les services de renseignement de la Marine de l’époque ont déclaré que l’assassinat avait été perpétré par des secteurs de la gauche. La justice a déterminé que les responsables étaient des militants proches de Patria y Libertad [9] ; aucun d’entre eux n’a été emprisonné. En 1981, toutes les personnes impliquées ont été graciées par l’intervention de l’amiral Merino. Que pouvez-vous nous dire sur cet assassinat ?

Dans le livre Los que dijeron ‘No’, je pense avoir présenté ce qui est connu. Un groupe d’extrême droite, apparemment plus extrémiste que Patria y Libertad, a été emmené chez l’aide de camp [Arturo Araya Peters] par l’ancien officier de marine Jorge Ehlers Trostel. Ils ont tiré sur Arturo Araya, principalement Guillermo Claverie (il l’a admis), bien qu’il soit possible que l’auteur du tir mortel ait été en position d’embuscade. Les jours suivants, une gigantesque campagne de désinformation est menée pour accuser les Cubains et les gardes du corps d’Allende, y compris la fabrication d’un faux coupable, impliquant les sénateurs García Garzena, Fernando Ochagavía et Pedro Ibáñez (Parti national) ; les députés Hermógenes Pérez de Arce, Silvia Pinto et Mario Arnello (Parti national) ; Claudio Orrego et le président de la Chambre lui-même, Luis Pareto, tous deux membres de la Démocratie chrétienne.

Les services de renseignement militaires, dirigés par Nicanor Díaz (qui a participé au coup d’État), n’enquêtent que dans cette direction. Mais le service d’investigations d’Alfredo Joignant [10] a réussi à arrêter le groupe de droite, qui a avoué être à l’origine des tirs. Ils ont été arrêtés et l’affaire a été portée devant un tribunal naval présidé par Aldo Montagna. Les auteurs de l’attaque sont en effet libérés immédiatement après le coup d’État. Plusieurs ont rejoint l’appareil répressif, notamment le « Commandement conjoint ». Il y eu des peines, ridiculement petites, qu’ils n’ont pratiquement pas purgées. Et la mémoire de l’aide de camp Arturo Araya Peters a été éradiquée de la Marine, jusqu’à après 1990. C’est vrai que Merino, en tant que chef autoproclamé de la Marine, est responsable de cette impunité. Tous les souvenirs des amiraux du coup d’État – Merino, Huerta, Huidobro, Carvajal, Kelly – imputent l’attentat au « terrorisme » ou au « chaos », masquant le fait que les auteurs ont été identifiés et arrêtés, et qu’ils étaient d’extrême droite.

Carlos Tromben C, historien officieux de la Marine, déclare que « l’on ne sait pas encore très bien qui a tiré sur l’aide de camp, parmi les nombreux groupes armés de toutes sortes opérant au Chili en 1972 », alors qu’en fait, on le sait très bien. Dans ce cas, il doit déformer les faits pour maintenir sa défense obstinée de la version des auteurs du coup d’État, ce qui discrédite son travail d’historien.

6.- En quoi consistait le plan Cochayuyo ? Qui a été impliqué dans son élaboration ?

Selon Merino lui-même, le plan Cochayuyo est un complément au plan PRI-ANCLA existant, qui a été conçu par des officiers putschistes, sans en informer le commandant en chef de la Marine, Raúl Montero [11]. Il a été mis au point par les capitaines Jorge Camus et Ramón Undurraga. Pour Merino, ses « ennemis » étaient constitués par 20 000 à 30 000 « irréguliers », dont quelque 5000 bien armés et entraînés. C’est-à-dire une bonne partie des travailleurs de Valparaiso. Le plan Cochayuyo prévoit l’utilisation de l’artillerie des navires contre les populations civiles. Dans ses mémoires, Merino identifie les « cibles probables de l’attaque » : le cordon maritime portuaire [12], qui s’étend de Puertas Negras à Plaza Sotomayor, en incluant le chantier naval Las Habas, plusieurs ouvrages en construction et l’École des douanes de l’Université du Chili ; le cordon Centre-Almendral, qui comprend l’industrie Hucke, la Direction des routes et l’École d’architecture de l’Université du Chili ; le cordon Placeres-Portales de l’avenue Argentina à El Sauce, en incluant l’Université de Santa María. À Viña del Mar, le cordon Quinze nord, centré sur l’industrie métallurgique Concón ; le cordon Concón, centré sur l’Entreprise nationale minière et l’Entreprise national du pétrole ; le cordon Quilpué, de Paso hondo à El Belloto, dont le centre est la KPD – une entreprise de pièces préfabriquées d’origine soviétique –, les entreprises Pâtes Carozzi et Guzmán. Pour Merino, une bonne partie de la population est considérée comme « l’ennemi » et il est prêt à la bombarder. Le plan Cochayuyo était, à la fois, fou et réel.

7. La Commission Rettig [13] a documenté que trois navires de la Marine, l’Esmeralda, le Lebu et le Maipo, ont servi de centres de détention et de torture en 1973. Le cas du prêtre ouvrier Miguel Woodward, qui serait mort des suites des tortures qu’il a subies sur le navire-école de la Marine, est toujours devant les tribunaux. Quels sont les résultats de votre enquête à ce sujet ? Pensez-vous que les hauts-gradés de la Marine portent une responsabilité dans ces événements ?

En fait, je connais cette affaire en tant que citoyen, mais ce qui s’est passé après le coup d’État ne faisait pas partie de mon enquête.

8.- Le témoignage du prisonnier Luis Vega, conseiller juridique du ministère de l’intérieur, dans un document de la Commission Rettig et dans son livre Mis Prisiones [« Mes prisons »], rappelle ce qu’il a vécu sur La Esmeralda : « Le spectacle était infernal. Les ampoules étaient rouges. Les tortionnaires portaient des combinaisons d’entraînement et des masques noirs. Ils m’ont attaché les mains derrière le dos et chacun de mes dix doigts. Ils m’ont conduit sous les coups dans les douches, dont la sortie d’eau avait été supprimée, et un énorme jet d’eau de mer sous pression s’en échappait. Cela ressemblait à une « cave existentialiste » [14]. Ils m’ont arraché de force une épaisse chaîne en or que je portais soudée autour du cou. Jusqu’à ce jour, j’ai encore les marques qu’ils m’ont laissé en l’arrachant. Le jet d’eau me fendait le crâne et l’eau pénétrait dans les yeux, le nez, la bouche et les oreilles. Et vous aviez l’impression de vous noyer, d’éclater, d’être rendu sourd. Ils nous ont fait sortir, nous ont jetés à plat ventre par terre, et ont commencé à nous donner des coups de pied et à battre les six hommes et la femme qui étaient là. Le 12 septembre, nous étions déjà 42 hommes et 72 femmes, entassés ensemble. La même nuit du 12, un officier ordonne de mettre une bâche pour séparer les enclos des hommes et des femmes. Le traitement réservé aux camarades femmes était infâme. Ils leur tripotaient les seins, les fesses et les cuisses ; ils les mettaient sous l’eau et criaient hystériques : “Toutes ces connes prétendent avoir leurs règles…” Pendant dix jours, j’ai écouté les protestations courageuses, les cris déchirants et les lamentations des hommes et des femmes torturés ». Que pensez-vous que dirait Arturo Prat [15] de cette utilisation de La Esmeralda comme centre de réclusion et de torture ?

La même chose que ce que décrit avec dégoût Luis Vega qui, comme beaucoup d’autres, a été victime des atrocités perpétrées sur le navire-école.

9.- Que pouvez-vous nous dire sur ces officiers de la Marine qui ont dit non au coup d’État, pouvez-vous citer quelques cas et nous informer de ce qui leur est arrivé ?

Certains officiers de la Marine ont tenté de maintenir la légalité de l’institution. À commencer par le commandant en chef, l’amiral Raúl Montero, qui était résolument opposé au putsch ; il a été kidnappé chez lui, par des équipes dirigées par Merino. Les amiraux Daniel Arellano, Hugo Poblete Mery et le capitaine René Durandot ont été exclus, ainsi que le lieutenant Horacio Larraín, qui dût s’exiler au Danemark, et le capitaine Gerardo Hiriart, qui se trouve à l’étranger, envoie sa démission. D’autres, comme le commandant Carlos Fanta, ont suivi les putschistes mais se sont opposés à l’instauration d’une dictature. Ils se sont retrouvés en dehors de la Marine où le soutien à la dictature et à ses doctrines extrémistes était une condition pour rester.

10.- On a l’impression que la Marine, surtout les officiers, sont très polis et respectueux. Ils cèdent leur siège aux dames ou anciens. Ils sont, dit-on, des « gentlemen ». J’ai cru comprendre que vous avez fait des recherches sur les relations entre les officiers et les membres non-gradés de la Marine, que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Dans les entretiens avec plus de 30 marins sur la vie dans la Marine à la fin des années 1960 et au début des années 1970 – publiés récemment – le mot « traitements » semble souvent désigner les abus de pouvoir des officiers, les ordres arbitraires, les humiliations. Un des éléments qui explique les cinq crises sociales de la Marine en moins d’un siècle est la tension entre la situation sociale des marins, qui sont des techniciens, et l’autoritarisme des officiers qui maintiennent un traitement méprisant, comparable à celui régnant dans une hacienda du XIXe siècle. Une des conclusions est que les marins anti-coup d’État, en plus de dénoncer le coup d’État qui se prépare, formulent des revendications sociales, à partir de simples exigences, comme le même menu pour tous, le fait de ne pas porter d’uniforme pendant les jours de repos, le droit de poursuivre ses études, la liberté de lire, l’application du droit d’association et une école nautique unique, où les plus qualifiés accèdent aux plus hautes fonctions. Ceci jusqu’en 1973. Je n’ai pas étudié la situation actuelle. Mais je vous recommande le remarquable livre Vuestros nombres valientes soldados : La brecha en derechos y privilegios que separa a civiles de militares [« Vos noms, vaillants soldats : La brèche en termes de droits et privilèges qui sépare les civils des militaires »], de Catalina Andrea Gaete Salgado (Ediciones Radio Universidad de Chile, 2014).

11.- La mémoire historique la plus complète possible est une condition nécessaire pour une société saine et ouverte vers le futur, comme l’Allemagne l’a compris par rapport au passé nazi, mais une société ne peut pas non plus rester figée à jamais dans ce qui s’est passé : ne serait-il pas souhaitable que la Marine fasse une autocritique par rapport à sa participation au coup d’État et surtout à la violation des droits humains ? Pensez-vous qu’il est possible que quelque chose de ce type se produise ? Pensez-vous qu’un geste de cette nature pourrait contribuer à une plus grande proximité entre l’armée et la société ?

Mon opinion, en tant que citoyen, est qu’est tout d’abord nécessaire une politique internationale de résolution de tous les problèmes en suspens avec les trois pays voisins, en particulier des restes de la guerre contre la Bolivie et le Pérou. Si nous y parvenons, nous pourrons laisser aux générations futures un pays sans tensions latentes, qui peuvent toujours dégénérer. Pour cette raison, je pense qu’une position ouverte vis-à-vis de la demande bolivienne d’accès à l’océan [16] est positive pour la Bolivie et très positive pour le Chili. Les pays concernés pourraient réduire considérablement leurs dépenses d’armement et la taille de leurs forces armées, afin d’affecter ces ressources à des politiques de développement économique et social.

La deuxième idée est que l’histoire nous dit que l’armée chilienne a systématiquement agi contre son peuple. La liste des meurtres et le nombre de victimes sont impressionnants. C’est pourquoi l’un des enjeux du débat constitutionnel [17] doit être sa démocratisation. Cela signifie, entre autres, que la Marine, comme l’Armée de terre, ainsi que l’Armée de l’air et les Carabiniers [18] ne doivent plus être des institutions qui défendent la droite pour se mettre vraiment au service de tous les Chiliens. Et dans ce débat, les militaires qui ont fait leur devoir en 1973 en respectant la Constitution doivent être reconnus et entendus.

12.- Comme l’a établi la Commission Church du Sénat américain (1975-76) [19], l’intervention du gouvernement Nixon et ses opérations de renseignement ont joué un rôle actif dans le renversement du président Allende (même avant qu’il ne prenne ses fonctions, par sa collaboration à l’assassinat de celui qui était alors commandant en chef de l’Armée de terre, le général René Schneider). La Marine a des liens étroits avec les forces navales états-uniennes par le biais de l’opération UNITAS. Vos recherches ont-elles mis en évidence des liens entre l’opération UNITAS de 1973 et le coup d’État ?

En analysant l’ingérence états-unienne au Chili, il faut garder à l’esprit qu’interviennent plusieurs institutions, parfois en désaccord entre elles : la Maison-Blanche, le Département d’État (ministère des affaires étrangères), la CIA, l’ambassade, l’armée (le Pentagone) et le Conseil de sécurité nationale (NSC). Les documents déclassifiés fournissent des informations sur les quatre premiers, mais on ne sait pas ce qu’ont fait les deux derniers. Le rôle de la flotte Unitas qui se trouvait proche des côtes chiliennes lors du coup d’État doit être détaillé dans les archives de la Defense Intelligence Agency (DIA, « Agence du renseignement de la défense »), qui dépend du Pentagone. Et cela, pour autant que nous le sachions, n’a pas été déclassifié.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3547.
 Traduction rédaction À l’encontre. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
 Source (français) : À l’encontre, 5 septembre 2020.
 Texte original (espagnol) : Le Monde diplomatique, édition chilienne, 4 septembre 2020.

En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, les traducteurs, la source française originale (À l’encontre - https://alencontre.org) et l’une des adresses internet de l’article.

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[1Arturo Alessandri Palma, président de la République du 24 décembre 1932 au 24 décembre 1938 – NdT

[2Ville faisant partie du Grand Valparaiso – NdT

[3Les élections ont eu lieu le 4 septembre et la prise de fonction le 4 novembre 1970 – NdT.

[4Organisation patronale – NdT.

[5Ancien de l’École navale Arturo Prat, puis directeur, dès 1962, de l’entreprise Cemento Melón, installée dans la région de Valparaíso et, dès 1963, membre de la direction d’El Mercurio – NdT.

[6La liste complète se trouve à l’adresse suivante : https://www.theclinic.cl/2012/01/16/la-estatua-de-merino-se-tambalea.

[7La plus grande fortune du Chili d’alors qui a établi des liens avec Richard Helms de la CIA et a financé massivement El Mercurio – NdT.

[8Président de la République de novembre 1964 à novembre 1970, il sera assassiné en 1982 par les services de Pinochet après être devenu un opposant – NdT.

[9Groupe paramilitaire – NdT.

[10Nommé par Allende à la municipalité de Santiago – NdT.

[11Commandant en chef de 1970 au 11 septembre 1973 – NdT.

[12Organisation d’autodéfense – NdT.

[13Commission nationale vérité et réconciliation qui publia en 1991 le rapport sur la période dictatoriale de 1973 à 1990 – NdT.

[14Par analogie aux bars souterrains en France – NdT

[15Commandant de la corvette Esmeralda sur laquelle il mourut lors du combat naval d’Iquique en mai 1879 – NdT.

[16Demande répétée par Evo Morales en 2018 – NdT.

[17Actuel – NdT.

[18Police militarisée – NdT.

[19United States Senate Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities, dirigée par Frank Church – NdT.

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