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RECENSION - Le Tunnel : L’histoire vraie d’une évasion de prison, de Guillermo Thorndicke
Claude Bourguignon Rougier
mardi 9 février 2021, mis en ligne par
– Traduction française d’Emmanuel Delgado Och
– Paris, Syllepse, collection « Côté cour »
– 2021, 224 pages, 21 euros
– ISBN : 978-2-84950-843-5
En 1990, à Lima, le journaliste Guillermo Thorndike était « enlevé « par un membre du Movimiento Revolucionario Túpac Amaru et séquestré pendant sept jours. On lui demanda alors de raconter l’incroyable histoire de l’évasion de 47 guerrilleros Tupamaristes qui avait eu lieu au mois de juillet. Trente ans plus tard, Emmanuel Delgado Hoch a traduit ce récit qui s’intitulait en espagnol « Les taupes : La fuite du MRTA de la prison de Canto Grande ».
Le récit s’inscrit dans la tradition de l’histoire de vie, de la littérature non fictionnelle, un genre que le célèbre journaliste péruvien pratiqua en de nombreuses occasions Les lecteurs y découvrent la prison de Canto Grande, dans les quartiers populaires de Lima, et la maison qui servit de couverture aux militants chargés de réaliser le tunnel. Pendant trois ans, à partir de cette « maison », les « taupes » creusèrent un tunnel de 300 mètres qui était un véritable ouvrage d’art.
Dans le livre, les chapitres écrits côté « maison » alternent avec ceux écrits côté prison. Nous avons donc deux points de vue : celui des militants qui encadrent l’équipe des « taupes », dans cette maison rudimentaire en bordure de la prison. Et celui de Victor Polay, le dirigeant du MRTA emprisonné à Canto Grande, En arrière fond, les prisonniers de droit commun, les narcotrafiquants, et les hauts cadres militaires arrêtés pour enrichissement grâce au narcotrafic.
Le journaliste, à travers des personnages parfois très bien campés, décrit la réalité sociale et politique du Pérou de la « guerre sale ». Il donne une forte présence à la ville de Lima qui, dès le premier chapitre apparaît comme un chaos, où les habitants sont livrés à eux même et d’où l’État est absent. La plupart des personnages sont des guerrilleros, mais nous voyons aussi des membres des polices de l’époque, de l’armée, et des gens du peuple, occupés à survivre à une débâcle économique digne de la république de Weimar, pour reprendre l’expression de l’auteur.
La terrible décennie des années 80 s’achève. Période marquée par une violence extrême, surtout connue en Europe pour la guerre qui opposa l’organisation maoïste Sentier lumineux à l’État péruvien. Un des intérêts du récit tient à ce qu’il met en scène un acteur du conflit moins connu, le MRTA, né au début des années 80 de la jonction d’organisations guerrilleras des années soixante. Le journaliste, dans le chapitre intitulé « Les clefs », retrace le parcours de ce mouvement, qui n’atteignit jamais l’importance numérique, ni la base sociale qui furent celles du Sentier lumineux. Le MRTA fit un peu parler de lui dans le monde lors de la prise d’otages à l’ambassade du Japon sous le gouvernement de Fujimori. Guillermo Thorndike, qui a construit sa narration à partir de très nombreux témoignages enregistrés de militants du MRTA, donne aux tupamaristas une humanité qui empêche de les réduire à des « terroristes ». La personnalité de Victor Polay, le dirigeant incarcéré à Canto Grande, et qui purge aujourd’hui une peine de 32 ans de réclusion, est au centre de l’histoire. L’auteur semble avoir eu envie de mettre en scène une autre figure de chef, un homme épris de justice plus que de « vérité scientifique », qui ne construisait pas son culte, ce que fit, dans des proportions inouïes, Abimaël Guzmán, le leader charismatique du Sentier lumineux. Nous voyons Polay se battre sur les fronts de guerrillas ouverts par le MRTA en Amazonie péruvienne, à partir de 1987 ; nous assistons à son arrestation et à son emprisonnement Il est dépeint comme un homme incorruptible, solitaire, aussi courageux qu’une autre dirigeante du MRTA à laquelle un chapitre entier est consacré : Lucero. emprisonnée elle aussi à Canto Grande. D’autres militants, moins prestigieux mais tout aussi remarquables par leur endurance et leur intégrité, Azucena, Martín, Rafael, Mateo, donnent vie à ce récit. Ils viennent tous de milieux populaires. Leurs histoires et celles de leurs parents s’ancrent dans cette hétérogénéité structurelle de la société péruvienne que le sociologue Aníbal Quijano a décrit à la même époque. La colonialité du pouvoir a marqué toutes ces histoires de vie. Dans le dernier chapitre, lorsqu’à l’occasion de l’évasion, apparaît pour la première fois le visage des 47 militants, nous découvrons celui d’Indiens, de Noirs, de cholos [1]
Mais le récit ne développe pas vraiment cette particularité, ce recoupement de la discrimination de classe et de race, il ne nous donne pas plus de clefs sur le rôle joué par le racisme structurel de la société andine. Parfois, lorsque l’auteur évoque les grandes luttes paysannes des années soixante ou la Grande Rébellion de José Gabriel Condorcanqui, dit Túpac Amaru, au XVIIIe siècle, nous entrevoyons l’enracinement des luttes dans une histoire coloniale qui a le racisme pour pivot. Mais on regrette que le journaliste ait moins fait apparaître le caractère ethnique de cette guerre sale, au cours de laquelle un pouvoir blanc liquida froidement une partie d’un secteur depuis toujours marginalisé de la société péruvienne : la population indienne des Andes.
Si on peut émettre des doutes sur la différence absolue que construit Thorndike entre une « bonne » guerrilla, celle du MRTA et une guerrilla « sanguinaire », celle du Sentier lumineux, le récit a néanmoins le grand mérite de faire surgir les différences profondes qui séparaient ces deux mouvements. L’un était une organisation basée sur la divinisation du chef, Abimël Guzmán et sa « pensée Gonzalo » ; l’autre, un mouvement issu de la tradition de guerrilla latino-américaine. Les mouvements paysans des années soixante, les lutte des syndicats miniers, l’apparition de fronts de lutte armée de type guevariste ou sandiniste, sont les racines d’un mouvement comme le MRTA dont Thorndicke retrace la généalogie.
Il présente une guerrilla intègre, qui, contrairement au Sentier lumineux, n’aurait pas coopéré avec les narcotrafiquants. Une organisation armée qui, certes, assassinait, éliminait les traîtres, enlevait des gens, mais qui sympathisait avec la population locale et l’encourageait à créer des comités de défense autonomes, à la différence d’un Sentier lumineux extrêmement vertical et hiérarchisé. En cela, il ne trahit pas la réalité historique. En effet, si les militants du Sentier lumineux ont systématiquement éliminé les populations andines ou amazoniennes [2] qui ne se pliaient pas à leur commandement, s’ils ont stratégiquement assassiné les cadres des organisations de gauche, ouvrières ou paysannes qui ne rejoignaient pas le mouvement, s’ils ont tué beaucoup des fonctionnaires d’un État qu’ils voulaient abattre, les tupamaristes, eux, ont beaucoup plus recherché la persuasion.
Autre point fort du roman, la répression étatique, qui y est particulièrement visible. Ce qu’on a trop facilement assimilé à une politique de « répression du terrorisme » était d’abord une politique d’extermination, pensée essentiellement par l’armée, ce qui serait confirmé lors de la découverte du Plan vert, projet d’élimination de l’« excédent de population » qui aurait touché plusieurs centaines de milliers de personnes [3]. Le lecteur du Tunnel voit des militants exécutés sommairement, torturés à mort, ou un Victor Polay, qui, dès qu’il est arrêté, a peur d’être liquidé pour « délit de fuite ». La violence systématique d’un État qui était pourtant, triste paradoxe, un État démocratique, légitimement élu, est omniprésente.
L’auteur fait aussi sentir la misère, due à la crise économique d’un pays où dès le début des années 80, le nouveau gouvernement démocratiquement élu, abandonne le projet de modernisation qui fut celui de la dictature « révolutionnaire » antérieure. Une société où l’exclusion de certains groupes, les dits Indiens, mais aussi les noirs, est systématique depuis la colonisation. Un pays où la classe politique élue démocratiquement appartient à un autre monde que la plus grande partie de la population. Paradoxalement, ce n’est pas le parti réformiste au pouvoir dans la deuxième partie des années des années 80 qui mènera une politique sociale. Au contraire, au nom du paiement de la dette extérieure, la population devra affronter la disparition du travail, une inflation dantesque, et la réduction drastique des programmes sociaux. Le Pérou de ces années-là n’est plus celui qui s’était bâti, jusqu’aux années soixante, sur la domination de classe de grands propriétaires terriens, le pays des gamonales, qu’avait analysé José Carlos Mariátegui en son temps. C’est un pays qui a connu, avec la dictature de Juan Velasco Alvarado, entre 1968 et 1975, une réforme agraire profonde suite à laquelle les anciennes structures hiérarchiques andines ont été bousculées. Un pays qui, très peu de temps après, avec la crise du pétrole a dû affronter une violente déprolétarisation, comme l’expliquait l’historien Nelson Manrique. C’est la population sans avenir de ce Pérou invivable qui va adhérer, plus que ne le reconnaît Thorndike dans le récit, aux promesses du Sentier lumineux. Un monde marqué par la corruption à tous les niveaux, et particulièrement, au sommet. Victor Polay, à Canto Grande, côtoie quotidiennement deux généraux emprisonnés pour leur commerce avec les narcotrafiquants. L’armée, à tous les niveaux, collabora avec les narcos, et on sait que l’impôt sur la pasta finançait pour une bonne part les besoins du Sentier lumineux.
Le grand attrait du livre, qui se lit comme un roman d’action, est le regard qu’il porte sur la fin d’une époque, au Pérou et dans le monde. Il apporte un contrepoids aux récits qui mettent sur un même plan violence « terroriste » et violence d’État. Et nous permet de ne pas confondre maladie et symptôme.
Nous y voyons tomber les statues. Par exemple, un des monstres sacrés de l’histoire politique péruvienne, l’APRA. Ce parti avait été avec le péronisme argentin, ou le courant de Lázaro Cardenas au Mexique, une des grandes formations populistes du XXe siècle. Férocement anticommuniste, il prétendait cependant réaliser des transformations sociales importantes, et endura les persécutions des divers régimes militaires qui affligèrent le Pérou entre 1930 et 1980. Mais lorsqu’il parvint au pouvoir en 1986, avec Alan García, le programme de changement ne fut pas mis en œuvre, alors que l’exclusion avait pris des proportions effrayantes. Thorndicke fait place à la critique de cette formation politique à travers les tribulations de Victor Polay emprisonné sous le gouvernement de l’homme qui fut son compagnon d’exil, Alan García.
L’évasion de la prison de Canto Grande apparaît comme le crépuscule d’une époque où il était encore possible de croire à une révolution par les armes. Époque sombre, avec le sacrifice pour seul horizon plausible. Guillermo Thorndicke montre un Polay seul, toujours au bord de sa disparition programmée. Et si le MRTA qu’il dépeint n’est pas celui que décrit la presse de l’époque, il est cependant marqué par la dureté, visible dans le calvaire des « taupes », condamnées à des journées de travail de 15 heures dans un souterrain où elles manquent souvent s’asphyxier. L’héroisme du militant, au nom d’une mystique révolutionnaire ancienne, est incontournable.
Le récit nous laisse sur une impression inquiétante. Nous comprenons que nous autres Occidentaux, avons fait une lecture erronée de l’histoire latino-américaine. Nous avons condamné les dictatures du Cône sud, réclamé le retour de la démocratie, mais nous n’avons pas compris qu’une démocratie pouvait, comme les dictatures, pratiquer une guerre sale, assistée d’ailleurs par les mêmes militaires qui formèrent la contre-insurrection chilienne, argentine ou brésilienne. La démocratie péruvienne appliqua des méthodes élaborées par les cadres des armées états-uniennes ou françaises dans le cadre de guerres de décolonisation. Son armée se comporta comme une armée d’occupation.
Cette continuité est palpable. Ce climat d’occupation, d’oppression, de répression féroce, nous le respirons dans Le Tunnel. Il donne sa force au récit et invite à poursuivre une réflexion qui ne concerne pas que le Pérou.
[1] Le terme cholo a des acceptions diverses et son emploi remonte à la période coloniale. La définition du terme et le statut de celui qu’il désigne a intéressé les sciences sociales à partir des années soixante, lors des grandes migrations andines vers la ville. Bien que le cholo, historiquement, soit un métis, le terme désigne souvent, de façon dépréciative, l’Indien de la ville, le migrant pauvre. Le cholo synthétise toute l’ambiguïté du discours sur le métissage en Amérique latine, le bon métissage étant celui qui blanchit. Voir : Emilie Doré et Carmen María Sandoval, « Le racisme à la péruvienne : contradictions et ambigüité de la notion de cholo », L’Ordinaire des Amériques, n° 211, 2008, p. 209-224. https://journals.openedition.org/orda/2599.
[2] Le peuple ashaninka souffrit particulièrement de leurs sévices.
[3] Voir à ce sujet le livre de l’historien Nelson Manrique, El tiempo del miedo : la violencia politica en el Perú, 1980-1996, Lima, Fondo Editorial del Congreso del Perú, 2002.