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DIAL 3587

Notre Che : Un voyage en utopie, chapitres VII-IX

Bruno Serrano Ilabaca

mercredi 28 juillet 2021, par Dial

Comme nous l’avions fait pour le récit d’Ilka Oliva Corado, Histoire d’une sans-papiers, DIAL va publier, en plusieurs livraisons, la version française du livre du Chilien Bruno Serrano Ilabaca, Notre Che : Un voyage en utopie, publié en espagnol en 2018 (Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.). L’ouvrage a été traduit en français par Pedro Tapia [1]. L’auteur raconte son périple, dans l’Amérique latine des années soixante, pour aller rejoindre la guérilla du Che Guevara en Bolivie. Sont publiés ci-dessous les chapitres VII à IX.


← Lire les chapitres I-III, IV-VI.

VII. Lettre à Ofelia, ma mère

Chère mère,

j’ai eu de la chance et je suis installé depuis mercredi dernier dans une petite maison en banlieue de la ville. Ici vit un Camba que j’ai connu dans le camion que j’ai pris pour faire le voyage depuis Cochabamba. Sa maman, une Brésilienne, est une femme très bonne et d’une spontanéité extraordinaire. Elle me sert des repas composés de trois plats, avec patasca, masaco de bananes avec charqui, arepas, boulettes de manioc, chicha blanche, goyaves et du pain. Je te raconterai plus tard en détail en quoi consistent ces plats mystérieux, que nous ne connaissons pas. Je crois que je n’avais jamais autant mangé. Je vais attendre un peu avant de continuer par le train jusqu’à Corumbá, le premier village après la frontière brésilienne. C’est le seul moyen de déplacement, excepté l’avion. J’espère, grosse maman, que tu as reçu la carte postale que je t’ai envoyée il y a quelques jours. Cette lettre va peut-être prendre un peu de temps à te parvenir car l’envoi coûte cher, mais ne t’inquiète pas, je m’en sors presque bien.

Ici, j’ai pu constater la différence entre les gens qui ont de l’argent, les riches, et les pauvres. Je devais arriver chez Darío Bush, ici à Santa Cruz, pour retrouver Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda, mais ils ne sont toujours pas arrivés. Je suis passé cependant voir la mère de Darío, qui a beaucoup d’argent ; elle n’a pas été capable de la moindre attention envers moi, même si je lui apportais des nouvelles de son fils qu’elle n’avait pas vu depuis deux ans. À l’inverse, là où je suis maintenant, en banlieue, les gens très modestes ont été très bons avec moi. Tu te rends compte, petite maman : l’argent rend les gens égoïstes, à quelques exceptions près !

Je t’écris installé dans une petite pièce en pisé, dans une cabane dont la porte donne sur des arbres. Je me sens tranquille. Les oiseaux et les insectes font du bruit toute la journée. C’est comme ça que j’avais imaginé la forêt. D’un coup le ciel devient noir, il pleut des cordes avec coups de tonnerre et éclairs, puis le soleil revient. Les rues ne sont pas pavées et les taxis sont des jeeps, le seul véhicule qui résiste à ces chemins. Les trottoirs du village, c’est-à-dire du centre-ville, sont très hauts et passent sous les arcades des maisons soutenues par des colonnes en bois.

Hier soir j’ai eu un peu peur : je dormais avec la porte fermée pour éviter que n’entrent des insectes quand j’ai été réveillé par un bruit, comme si quelque chose descendait par les murs. Je suis resté immobile et j’ai essayé d’allumer la bougie mais il n’y avait plus d’allumettes. Après un bon moment, j’ai fait un gros effort et j’ai sauté vers la porte (je croyais qu’il s’agissait d’une couleuvre mais je ne voyais rien dans l’obscurité). Je suis resté dehors un bon moment, puis j’ai pris mon courage à deux mains et je suis rentré. Avec un morceau de bois, j’ai commencé à frapper là où j’entendais du bruit… il s’agissait d’une chauve-souris ! Voyant cela, je me suis recouché bien content et tranquille.

Mère, on apprend tellement de choses en voyage. On se rend compte avec joie qu’on contrôle de mieux en mieux ses peurs. Ça aide à avoir confiance en soi… Et surtout, il y a la sensation de vivre à plein. Mamasha, je veux que tu te sentes bien et que tu ne t’inquiètes pas pour moi.

Ton fils t’embrasse.

P.S. Renato est-il arrivé à Santiago ? Je lui écrirai plus tard. Embrasse ma petite sœur Pily de ma part.

VIII. Les retrouvailles à Santa Cruz de la Sierra

Après plusieurs jours orageux je retrouvai finalement Darío, Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda, qui venaient juste d’arriver à Santa Cruz. Ils avaient pris un avion de Santiago à La Paz et de La Paz, emprunté la route jusqu’à la porte de la maison de Darío.

Nous nous assîmes sur un banc en bois au centre de la place tournant le dos à la statue en bronze datée de 1920, d’un patriote argentin mort au combat contre les Espagnols – je crois qu’il s’appelait Warnes, mais je n’en suis pas certain – représenté dans une attitude de combat, le sabre à la main. Il fut vaincu à la bataille d’El Pari et sa tête empalée sur une pique, nous raconte Darío.

J’avais un vague souvenir d’un héros bolivien mort criblé de balles dans un affrontement avec l’armée chilienne durant la guerre de 1879 à Calama, quand la ville était encore territoire bolivien. On avait exigé qu’il se rende et il avait répondu : « Me rendre ? Que se rende votre grand-mère ! »

– Quand je le questionnai sur ce personnage, Darío Bush haussa les sourcils et répondit :

– Il s’appelait Abaroa. Ici les gens sont tout aussi chauvins que les Chiliens.

– C’est quoi cette histoire que les Chiliens sont chauvins, couillon ?

– Le problème est que les Boliviens sont complexés, répliqua Charme le Maigre, prêt à une âpre discussion.

Nous lui avons dit en chœur d’arrêter de nous les casser avec ça. C’était justement pour ça que nous étions arrivés en Bolivie, pour lutter pour l’égalité, les pauvres, etc. Nous voulions savoir si le Che se trouvait ou non dans ces forêts intimidantes, pour nous incorporer à sa guérilla ou bien savoir comment continuerait cette histoire… Même si, maintenant que je connaissais les difficultés du terrain, quelques doutes avaient commencé à m’envahir.

Darío Bush, avec un air de conspirateur, nous demanda de nous approcher le plus possible et chuchota tout doucement :

– Demain nous entrerons en contact avec l’un des guérilleros du Che.

Nous sommes restés glacés devant la certitude que nos rêves allaient devenir réalité…

– Attendez-moi demain à deux heures chez Floriano Quispe, dit-il, en montrant du doigt un bar qui se trouvait à l’angle oriental de la Place d’armes.

Nous nous séparâmes alors. Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda partirent avec Darío, et moi, je retournai vraiment inquiet au hameau du Camba.

Cette nuit-là, je rêvai de Che Guevara. Il me regardait droit dans les yeux, avec son béret à l’étoile en bronze qui émettait des scintillements éblouissants. Sa main ensanglantée m’indiquait alors la forêt et me confiait un fusil que j’essayais de tenir, mais il était tellement lourd qu’il commençait à m’écraser. J’essayais de le tenir à l’épaule, mais c’était comme un canon qui m’asphyxiait sous son poids et le rêve tourna au cauchemar. Je me réveillai en criant et un chimpanzé qui s’était installé sur ma poitrine s’échappa en sautant, la queue enroulée. Le cabanon n’avait pas de porte et la lumière de la lune éclairait l’entrée. Je ne réussis pas à me rendormir, obsédé par le rendez-vous avec le guérillero. Au Chili, je n’en avais jamais rencontré. En fait, il n’y avait pas de guérilleros dans mon pays, parce que la politique passait par le vote et qui allait sortir un fusil à la Chambre des députés ?… Par ailleurs, je commençais à être envahi par une certaine nostalgie de mon quartier, des repas à la maison qui, vue de loin, me semblait tellement accueillante et bourgeoise. Et les amis de la bohème, qui étaient certainement en train de disserter au café Il Bosco sur La Nausée de Sartre ou La Métamorphose de Kafka. Ou d’autres avec la révolution cubaine et la guérilla péruvienne de De La Puente. Et moi, ici, au bord de la forêt, affamé et plutôt inquiet, attendant de rencontrer Ernesto Che Guevara lui-même qui préparait la révolution continentale, m’imaginant dans un uniforme vert olive, un cigare pendu à la commissure des lèvres et ma photo dans tous les journaux du pays…

Avant de partir à la réunion avec Darío, je m’efforçai d’attraper le singe qui s’échappait sautant entre les palmiers, pour lui flanquer un bon coup de pied sur ses fesses pelées pour m’avoir fait rater mon rêve avec le Che. Mais le primate était, pour reprendre les mots de Mao Zedong, « comme un poisson dans l’eau », se confondant avec le feuillage de la forêt et il me fut impossible de mettre la main dessus.

Vers midi et demi, n’en pouvant plus d’attendre, je parti à pied par le sentier boueux jusqu’au bar de Quispe, au milieu d’une tempête foudroyante qui vomissait des cascades d’eau. Le ciel était traversé par la foudre, le tonnerre résonnait et les éclairs illuminaient encore davantage le jour. Une demi-heure plus tard, la nature était à nouveau, humide et placide comme si le terrible esclandre n’avait été qu’un petit coup de colère atmosphérique.

IX. La transcendantale réunion secrète avec Pombo

J’ai retrouvé Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda assis sur le dossier d’un banc de la place, à quelques mètres de l’endroit choisi pour la rencontre cruciale. À deux heures moins dix, nous avons traversé la rue poussiéreuse pour rentrer dans le bar plongé dans la pénombre. Sur un côté des portes battantes complètement délabrées, on pouvait apercevoir un comptoir humide et des verres sales entreposés contre une armoire aux portes en moustiquaire, où grouillait une armée de mouches qui cherchaient à y pénétrer. Nous nous installâmes autour d’une petite table dont la nappe était tachée de vin. Quand le serveur, reniflant, s’approcha pour prendre la commande, Darío apparut et dit d’une voix péremptoire :

– Allons-y, nous sommes attendus, et il se dirigea rapidement vers la porte.

Nous nous levâmes à l’unisson, comme les neveux de l’oncle Donald et nous sortîmes. Une fois dans la rue, il nous expliqua :

– Suivez-moi, et il commença à marcher sur les hauts trottoirs en pierre du Callejón de la Cruz.

Nous marchâmes alors d’un bon pas par un dédale de sentiers jusqu’aux faubourgs de la ville. Nous attendait là une vieille jeep Willys, en assez mauvais état et couverte de boue jusqu’au pare-brise.

– Montez, couillons, ordonna Darío, en gonflant la poitrine comme s’il était le chef. Bon, à ce moment-là, il l’était vraiment… et nous ses subordonnés obéissants. Par une piste torturée, de la boue sans discontinuer, nous filâmes vers le sud-est. Après un peu plus de deux heures, pleins d’enthousiasme malgré les bringuebalements de la jeep et les pluies torrentielles, Charme le Maigre demanda comme ça :

– Et où est-ce qu’on va, merde ?

Darío, sans lever les yeux de la route forestière accidentée, lui répondit :

– À La Guardia, sur la route de Samaipata… On nous y attend.

Après d’innombrables kilomètres dans la forêt et finalement déjà bien malmenés par le voyage, avec le moteur de la jeep qui fumait à cause d’une rupture du radiateur qui nous obligeait à le remplir régulièrement avec nos urines ou de l’eau boueuse, nous nous engageâmes sur la tortueuse rue principale d’un village proche de La Guardia.

Darío arrêta la jeep sur un côté de la place, à l’abri d’un arbre tordu semblable au baobab du Petit Prince. Il posa la main sur son front, comme s’il faisait un effort de mémoire et nous demanda ensuite de le suivre par une série de ruelles étroites et sinueuses, entourées de files de maisons basses en pisé, avec un toit en paille. La nuit tombant, après une demi-heure de marche et ruisselant de transpiration, nous pénétrâmes dans un bar obscur avec une petite arène où s’organisaient des combats de coqs et des paris. C’était une pièce en pisé au toit de paille assez clairsemée, avec plusieurs tables bien abîmées et sales disposées en désordre. À l’une d’elles, un mulâtre bien costaud aux cheveux courts buvait de la canne. Sur un côté, à une autre petite table, un homme d’une corpulence moyenne, portant de grosses lunettes, à moitié chauve, des cheveux noirs sur les côtés du crâne et accoutré d’un vieux costume poussiéreux. Darío nous indiqua de nous asseoir avec le mulâtre. Nous étions très nerveux en nous approchant de la table. L’homme nous dévisagea un long moment.

– Comment tu t’appelles ? me demanda-t-il soudain.

– Bruno, répondis-je et quand je commençai à prononcer mon nom de famille, il me stoppa sèchement.

– Ça suffit, dit-il.

– Et toi, s’enquit-il en regardant Charme le Maigre droit dans les yeux.

– Eduardo, répondit-il à voix basse.

– Bien, dit-il, en faisant un mouvement affirmatif avec sa tête.

Il regarda ensuite le Noir Sepúlveda.

– Christian, balbutia-t-il d’une voix neutre.

Regardant Darío dans les yeux, il lui demanda alors :

– Ils sont tous là ?

Darío avala sa salive et répondit :

– Oui, Monsieur.

– Écoute-moi, bordel, je ne suis pas monsieur, répliqua le mulâtre avec un brin d’ironie.

Après, quand il apprit que nous étions étudiants, moi des Beaux-Arts et les autres de Sciences politiques, son visage devint pensif et il garda le silence.

Je me rendis compte à ce moment-là que l’homme à moitié chauve de la table voisine nous regardait de façon insistante. Je n’y ai pas d’abord accordé d’importance, mais remarquant pour la troisième fois son regard observateur, je chuchotai au mulâtre – en baissant la tête pour que l’autre ne puisse pas m’entendre – que l’homme de la table à côté nous surveillait. Le mulâtre fronça les sourcils et regarda dans la direction que je lui avais indiquée. Il sourit et me dit :

– Ne t’inquiète pas, petit, c’est pas grave.

Son accent était des tropiques et sa manière de parler était étrange, mais c’était lui l’autorité. Puis, calmement, il nous demanda si nous avions fait notre service militaire. Nous répondîmes à l’unisson que non, que nous étions contre le militarisme. Le mulâtre opina de la tête en signe d’assentiment.

– Mais vous savez au moins tirer, alors, demanda-t-il découragé.

Charme le Maigre et le Noir Sepúlveda répondirent que non. Pour ma part, je racontai avec enthousiasme que, dans la ferme d’un ami, j’avais tiré plusieurs fois avec une 22 long rifle. Le mulâtre s’exclama, rageur :

– Putain !

Il resta alors un bon moment en silence, plongé dans ses pensées. Il jeta alors un coup d’œil à la table d’à côté où l’homme à moitié chauve continuait à nous regarder d’un air amusé.

– Allez, mon gars, vous pouvez rentrer tranquilles, mon frère. Nous vous préviendrons le moment venu… Ne racontez à personne cet échange.

Et il fit un geste de fermeture éclair sur la bouche pour conclure. Il nous serra la main tour à tour avec sa main immense et puissante et leva le pouce en guise de salutation. Au moment de sortir, je m’aperçus qu’il commençait à parler à voix basse avec l’homme de la table à côté.

Dehors, la nuit tombait et nous fîmes les frais d’un nouvel orage tropical, type déluge universel. Il dura quelques minutes seulement mais cela suffit pour être rincés.

Nous marchâmes sans parler un long moment. Darío Bush rompit le silence :

– Bon, il ne nous reste plus qu’attendre, voilà tout.

Au lever du jour et sous une pluie intense, nous reprîmes le chemin de Santa Cruz de la Sierra et arrivâmes à la place en début d’après-midi. Avec un mélange d’inquiétude et de déception, nous nous dîmes au revoir.

Avec un soupir de résignation et assez inquiet de l’avenir proche, je rentrais en marchant à la cabane du Camba.

→ Lire les chapitres X à XIII.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3587.
 Traduction de Pedro Tapia.
 Source (espagnol) : Bruno Serrano Ilabaca, Nuestro Che : Un viaje a la utopía, Santiago du Chili, editorial Cuarto Propio, 96 p.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Le traducteur remercie pour leur aide à la relecture Jacqueline Quatrecotes, Vincent Gerbe et Guy Michel Isnard.

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