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COLOMBIE - La paix s’écrit avec P de Pacte et de Petro
Javier Tolcachier
mardi 5 avril 2022, mis en ligne par
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2 mars 2022 - Dans le contexte géopolitique de polarisation actuel, et compte tenu de la dépendance de la politique étrangère de la Colombie vis-à-vis des États-Unis, la grande question qu’il faut se poser est si un éventuel gouvernement de Petro pourrait se désaligner jusqu’à quel point et de quelle façon.
Les élections législatives en Colombie et les consultations entre partis pour que les diverses coalitions élisent leurs candidates et candidats à l’élection présidentielle de mai prochain ne sont plus très loin. La décision populaire aura à cette occasion un intérêt majeur. D’un côté, les pénuries sociales ont atteint un niveau dramatique. Les politiques du gouvernement actuel ont mené plus de 40% des Colombiens à la pauvreté, ainsi qu’un grand secteur de la population à l’insécurité alimentaire, au chômage, à la précarité de l’emploi, et à l’indigence. Par ailleurs, l’assassinat de femmes et d’hommes responsables sociaux et d’ex combattants démobilisés, la migration forcée, la corruption, les inégalités et le manque de pacification réelle du pays, à quoi s’est ajoutée une gestion déplorable de la crise sanitaire de la pandémie, nourrissent un malaise qui laisse supposer, avec raison, que le peuple pourrait orienter ses espoirs vers des options de véritable transformation politique.
À cette occasion favorable s’ajoute que les gauches et une bonne partie des progressistes ont su sortir de la fragmentation et présentent une proposition unie grâce au Pacte Historique. Proposition qui, si elle aboutissait avec le plus grand nombre de voix lors des comices parlementaires du 13 mars, sans aucun doute bénéficierait de l’appui de tous les secteurs sociaux intéressés par un changement d’orientation au bénéfice de cette nation qui souffre.
Avec C de conservatisme
Il est prévisible que la stratégie du pouvoir concentré soit de diviser la base de soutien et l’unité atteinte par le Pacte historique en appui d’un projet de transformation.
Cela signifie, pour les élections parlementaires de mars et face à l’impossibilité d’obtenir des majorités propres, de fragmenter la composition des chambres législatives pour bloquer des mesures de fond et obliger le gouvernement progressiste, dans le cas où il serait élu, à faire des concessions, pour les présidentielles, d’empêcher le triomphe du Pacte Historique au premier tour et de positionner l’un ou l’autre des prétendants comme alternative « démocratique » à un supposé « chaos ».
Quant au candidat de l’uribisme, Iván Zuluaga, ancien ministre conseiller et de l’économie d’Álvaro Uribe, il est très loin d’offrir des garanties de succès pour l’élite économique. Sa performance dans les enquêtes n’atteint pas les 10%.
La droite déclarée est représentée par l’Équipe pour la Colombie, coalition qui récolte actuellement autour de 15%, moins de la moitié du Pacte historique, mais qui pourrait grimper un peu si se concrétisait une alliance des droites avec le Centre démocratique d’Uribe et Zuluaga.
Tandis que l’entrepreneur en Construction Rafael Hernández (76 ans), brandissant le vieux discours de l’anti-corruption, est considéré comme celui qui recueillerait le plus de voix des indépendants, la coalition Centre espérance, obtiendrait pour le moment un soutien de presque 13%, selon la dernière enquête du CELAG.
Il faut s’attendre à la recrudescence d’une campagne sale, basée sur la peur et la diffamation contre le Pacte historique et en particulier contre son principal candidat, Gustavo Petro, qu’on estime être le gagnant assuré en interne de son parti et premier dans toutes les enquêtes pour les présidentielles.
Comme il est logique, après tant de trahison électoraliste et de déception populaire des pratiques politiques des élites, le nombre de ceux qui vont s’abstenir, voter blanc ou qui n’ont pas encore arrêté leur choix, est et sera élevé, empêchant ainsi une prévision définitive fiable.
Peuple avec P de paralysie, de progressisme et de Petro
Encouragé par un intense processus de mobilisation sociale qui a fait pencher la balance en faveur de la paix, ayant pour but central l’obtention des Accords signés par le gouvernement de Juan Manuel Santos avec les FARC en 2016, le peuple colombien a continué à se faire entendre dans les rues.
Une enquête menée par le Centre de recherche et d’éducation populaire (Cinep), indique que les principaux motifs des nombreuses luttes sociales entre 2016 et 2019 ont été les revendications de meilleurs services sociaux, la contestation d’engagements non respectés, les droits, avec des consignes clairement politiques.
Toutes ces revendications ont convergé et conduit à la Grève nationale de 2019, au cours de laquelle le peuple colombien a réagi massivement contre le paquet néolibéral de réformes du travail, les mesures d’imposition et le régime des retraites et de sécurité sociale du gouvernement de Duque, mais qui a inclus aussi d’autres demandes comme la mise en application effective de l’Accord de paix et de mécanismes pour garantir la vie, le respect des accords antérieurs avec des secteurs du mouvement social, ethnique et communautaire et des demandes de citoyenneté concernant la situation des femmes, des jeunes et le respect de l’environnement.
Une des réussites de cette marée transformatrice est sans aucun doute le vote de la loi qui autorise l’avortement, processus social et politique qui, à moins que n’interfère la fraude ou des stratagèmes d’envergure venant de la droite, devrait déboucher, comme c’est le cas au Chili, sur le triomphe des forces de progrès.
Gustavo Petro, le candidat autour duquel se livrera la bataille électorale, actuel sénateur et ancien maire de Bogotá, compte sur le précédent d’avoir rassemblé au second tour de 2018 un nombre supérieur à 8 millions de voix.
À 17 ans, il a commencé à militer dans le mouvement du 19 avril (M19), guérilla qui est née suite au triomphe frauduleux du candidat conservateur Misael Pastrana Borrero, durant la dernière des quatre années du Front National. Ce pacte entre libéraux et conservateurs qui a fonctionné de 1958 à 1974 a été une stratégie orchestrée pour proscrire des options de changement, en particulier celles des partis de gauche et du nationalisme populaire du général Rojas Pinilla, dont l’orientation idéologique était similaire à celle de Perón et de Getulio Vargas.
Petro a participé activement au processus de paix entre le M-19 et le gouvernement du libéral Virgilio Barco, processus qui a été suivi par la suite de la rédaction d’une nouvelle constitution politique, rédigée par une Assemblée constituante en 1991 et ratifiée par 86% des voix.
Ces antécédents indiquent clairement les modalités sur lesquelles pourrait se fonder une période de gouvernement dirigé par Petro. D’une part, la volonté sans faille d’appliquer les Accords de paix de 2016, de dialoguer en outre avec les factions armées actives pour obtenir une démobilisation juste comprenant une inclusion politique. D’autre part, le rétablissement des garanties démocratiques dans un système miné par la corruption, le népotisme, la collusion des pouvoirs de l’État, la répression, le narcotrafic, la concentration latifundiaire et financière et l’ombre omniprésente de l’aigle étasunien qui sape toute tentative d’une véritable souveraineté nationale.
Finalement il faut espérer que Petro, compte tenu de ses racines idéologiques, restaurera les droits sociaux, en présentant de fortes affinités avec la voie prise par des gouvernements national-populaires comme celui de Néstor Kirchner ou de Cristina Fernández en Argentine.
Avec C de concentration et de conflit
L’origine du conflit colombien est la concentration sans limites de la richesse conjuguée à l’appropriation du pouvoir politique par une partie des oligarques, empêchant ainsi toute option qui permettrait l’amélioration des conditions de vie des secteurs spoliés.
Ainsi que nous l’expliciterons dans le livre Memorias del Futuro [Mémoires du futur] :
« La Colombie a été depuis son indépendance un territoire où règne une énorme violence physique, économique et psychologique, ravagé par un état de guerre civile presque permanent. Les propriétaires terriens – descendants des explorateurs-exploiteurs espagnols de l’époque coloniale – ont les caractéristiques des seigneurs féodaux, constituant des milices paramilitaires pour défendre leur propriété ou conquérir celle d’autrui.
Le système politique a servi ces latifundistes conduisant au système de « biparti unique » « conservateur-libéral, qui se sont violement affrontés dans certaines occasions, mais toujours unis quand il s’est agi d’exclure l’autre, surtout ceux qui auraient mis en péril cet état de choses. Ainsi, dans les années 50, après l’assassinat du leader progressiste Gaitán et après la dictature nationale-réformiste de Rojas Pinilla, le « biparti unique » prend le commandement qu’il ne lâchera pas jusqu’à notre époque [1].
Cette alliance néfaste d’intérêts se cristallisera en outre en générant un récit médiatique hégémonique qui s’appuie sur un système de médias d’une concentration absolue. Leurs contenus sont un mélange, comme c’est habituel dans ce type de système, de propagande et d’incitation à la consommation, de divertissements frivoles, combinés à la promotion éhontée d’alternatives politiques conservatrices.
Les trois propriétaires des principaux conglomérats médiatiques du pays sont, selon la revue Forbes, les trois hommes les plus riches du pays. En première position, Luis Carlos Sarmiento, propriétaire d’environ 27 medias de communication et de plus de 6 groupes financiers. En deuxième position, le magnat Carlos Ardila Lüle, propriétaire de sept medias et de plus de 10 organisations entrepreneuriales. Quant au troisième, le chef d’entreprise Santo Domingo, il est propriétaire de 4 medias de communication et de 5 entreprises.
Quelqu’un peut-il douter de l’immense offensive médiatique qui se déchainera contre Gustavo Petro ou des « lignes rouges » par lesquelles ils tenteront de limiter l’aspiration populaire de transformation qu’il incarne ?
Paix véritable ou Paix américaine
La Colombie est le principal bénéficiaire régional des fonds du gouvernement étasunien. En 2022, cette « assistance » a atteint 813 millions de dollars [2] canalisés prioritairement vers des programmes du Département d’État et de la USAID et en moindre proportion vers le Département de la Défense. La nation sud-américaine a assumé de façon presque permanente, au cours des dernières 20 années, cette pole position [3] qui de toute évidence n’est pas fortuite ni désintéressée.
Selon le rapport récent « Un plan pour la récupération de la Colombie du COVID et parce que les États-Unis y voient leur intérêt », produit par l’Atlantic Council [4] : déclare « Historiquement, la Colombie a été un allié indispensable qui a servi d’ancrage aux relations des États-Unis en Amérique latine et dans la Caraïbe (ALC) et a collaboré avec les États-Unis pour veiller aux besoins régionaux. »
Les services prêtés par la Colombie à la stratégie politique de la puissance du Nord sont innombrables, depuis la fondation de l’OEA, comme levier d’ingérence des États-Unis en Amérique latine et dans la Caraïbe, en 1948, à Bogotá.
Au nombre des plus récents, il suffit de citer l’obsession maladive d’œuvrer comme fer de lance de l’assaut contre le gouvernement de Nicolas Maduro, de participer à des manœuvres militaires conjointes, de recevoir la visite du chef (maintenant cheffe) du Commando Sud ou d’agir, depuis 2017, avec le statut d’associé global comme tête de pont pour le débarquement en Amérique latine de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Fort de ce rôle aussi offensif que dangereux d’être le seul état latino-américain associé, l’actuel mandataire colombien a visité le 14 février le quartier général de l’organisation guerrière, y rencontrant son secrétaire général Jens Stoltenberg. De là, que personne n’ait été surpris quand, peu de jours après, ont commencé les actions armées de la Russie sur le territoire ukrainien, Duque a fait savoir que la Colombie va accompagner « toutes les sanctions qu’exige cette situation qui a pour but de troubler la paix mondiale… »
En raison de cette position servile du pays aux desseins de la politique étrangère états-unienne, on peut lire en page 5 du rapport cité, la préoccupation de la Task Force Colombia (elle figure sous ce titre) du Conseil atlantiste : « la polarisation actuelle politique et sociale, alimentée par les manifestations, pourrait conduire à une chute précipitée de la confiance dans les institutions démocratiques. Cela, ajouté à l’antagonisme croissant manifeste entre des secteurs de la population civile et le gouvernement, aura des effets durables avec des implications importantes pour les prochaines élections présidentielles de Colombie en 2022 ». C’est-à-dire, la chute du gouvernement droitier totalement soumis à Washington.
Dans le contexte géopolitique de polarisation entre un empire décadent et l’avancée de nouvelles puissances émergentes en Orient et compte tenu de la relation symbiotique et dépendante de la Colombie aux États-Unis, la grande question qu’il faut se poser est : un gouvernement éventuel de Petro pourra-t-il se désaligner, à quel point et de quelle façon.
Une telle attitude, souhaitable, difficile peut-être, mais absolument déraisonnable, ferait que la Colombie puisse rejoindre l’axe Mexique-Argentine, auquel s’ajouterait probablement aussi le Chili, renforcerait la CELAC, comme principal forum de concertation en Amérique latine et dans la Caraïbe, aiderait à amoindrir l’ingérence et à renforcer l’intégration et l’autodétermination de la région. Ce type de posture collaborerait à la prémisse de la Zone de Paix, atteinte en 2014 dans le cadre du IIe Sommet de la CELAC à La Havane.
Cette possibilité est, sans aucun doute, une excellente raison pour qu’il en soit ainsi.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/215028.
[1] Tolcachier, J. Memorias del Futuro. Virtual Ediciones. (2008) Santiago de Chile.
[2] Source : https://foreignassistance.gov/cd/colombia/
[3] excepté en 2011 et en 2016, où le principal récepteur a été Haïti et en 2003 où la Colombie se situe derrière le Mexique
[4] L’Atlantic council, fondé en 1961, dans le cadre de la guerre froide est un think tank promoteur des politiques expansionnistes états-uniennes, qui a parmi ses directeurs deux ex-secrétaires d’État : Henry Kissinger et Thomas Pickering. Voir l’article de Pagína 12, « Un think tank de estrechos lazos con la OTAN” [Un think tank aux liens étroits avec l’OTAN].