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DIAL 3617

BOLIVIE - Soixante-dixième anniversaire de la Révolution de 1952

Isaac Bigio

mercredi 18 mai 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

Cet article d’Isaac Bigio, politologue péruvien installé à Londres, a été rédigé pour marquer le soixante-dixième anniversaire de la Révolution de 1952 et publié sur le site ALAI le 12 avril 2022.


Le 9 avril 2022 marquait le 70e anniversaire de la Révolution bolivienne : bref retour sur l’histoire intense de l’insurrection des mineurs et du peuple qui a pris le pouvoir en 1952.

L’ancien Haut-Pérou a démontré à tous ses voisins ce que peuvent faire les masses mobilisées si elles sont décidées à obtenir des changements sociaux. Entre le 9 et le 11 avril 1952 a commencé la révolution bolivienne, le seul évènement dans l’histoire de l’Amérique du Sud contemporaine au cours duquel une insurrection populaire est parvenue à défaire l’armée.

Bien que ce soit l’événement le plus important dans l’histoire de la Bolivie du XXe siècle, ce soulèvement est peu connu au niveau international ; cela est dû au fait qu’il ne s’est pas situé sur l’échiquier de la guerre froide. Pourtant la Révolution bolivienne a montré à quel point peut être explosif un mécontentement social spontané. Une tendance qu’on peut sous d’autres latitudes.

Paradoxes

La révolution bolivienne a produit cinq changements substantiels. En premier lieu elle a renversé la « rosca » (les 3 grandes familles propriétaires des mines et de la richesse nationale) ainsi que l’armée. En second lieu, les syndicats se sont armés et ont occupé terres, préfectures et entreprises, se transformant en un pouvoir parallèle, et en donnant le droit de vote et la citoyenneté à la majorité indienne illettrée. En troisième lieu, les mines grandes et moyennes furent nationalisées et on plaça des travailleurs dans leurs conseils d’administration. Furent distribuées de même les terres des latifundia.

À la différence des révolutions mexicaine, cubaine et centraméricaine, en Bolivie c’est une insurrection urbaine spontanée qui a eu lieu. La révolution n’est pas venue de la campagne et il n’y a pas eu de guérilla. Ceci explique d’une part qu’il n’y ait pas eu de grand bain de sang et que d’autre part que les syndicats aient pesé plus fortement.

La révolution bolivienne a présenté de nombreux paradoxes. Bien que la révolution agraire bolivienne ait été aussi et même plus radicale que celle que conduisait Mao en Chine et que la nationalisation des grandes entreprises ait été plus massive que celles menées en Iran et au Guatemala, les États-Unis décidèrent qu’elle était la seule révolution qu’ils soutenaient et finançaient. Et cela, en dépit du fait qu’ils étaient en pleine période maccartiste et encourageaient le renversement par les armes des gouvernements iranien et guatémaltèque.

Tandis que la plupart des révolutions qui ont eu lieu à la fin de la seconde guerre mondiale ont été conduites et influencées par des partis communistes prosoviétiques, en Bolivie les deux idéologies qui ont le plus influencé la révolution ont été le nazisme-fascisme et le trotskisme.

Le parti qui est arrivé au pouvoir en 1952, le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), avait été fondé onze années plus tôt avec un manifeste et une symbolique inspirées du national-socialisme allemand. En 1941, Adolf Hitler s’emparait de l’Europe et les dirigeants du MNR en étaient les sympathisants. En décembre 1943, le MNR accéda au gouvernement grâce à un coup d’État militaire allié à celui conduit par Juan Domingo Perón en Argentine. En juillet 1946, un soulèvement populaire urbain antifasciste à La Paz renversa ce gouvernement, au cours duquel fut pendu le président Gualberto Villarroel.

Il semblait alors que le MNR ne s’en remettrait jamais et le parti le plus populaire était le Parti de la gauche révolutionnaire (PIR), prosoviétique. Néanmoins, le nouveau gouvernement basé sur une alliance entre communistes pro-Moscou et la droite pro-étatsunienne s’est progressivement affaibli. Le MNR changea de discours en adoptant un langage marxiste. Lors des élections présidentielles de 1951 son candidat Paz Estenssoro remporta la victoire mais un coup d’État préventif lui coupa la route du palais présidentiel.

Le MNR allait ensuite conspirer ensuite avec le colonel Antonio Seleme, ministre de l’intérieur de la nouvelle junte. Le 9 avril ils organisèrent ensemble un soulèvement militaire qui fut empêché immédiatement contrecarré. Tandis que Seleme s’estimant vaincu fuyait, des mineurs, des ouvriers d’usine et des citoyens armés marchèrent sur La Paz, et en coordination avec une partie des carabiniers, parvinrent à défaire l’armée. En 3 jours le pouvoir tombait aux mains des insurgés.

Dualité de pouvoirs

Le 17 avril était fondée la Centrale ouvrière bolivienne (COB). Celle-ci agit comme un État parallèle qui avait ses propres milices et imposait ses propres politiques. Juan Lechín devint le premier secrétaire exécutif de la COB, charge qu’il a conservée pendant 45 ans. La COB, dirigée par l’aile travailliste du MNR, construisit un co-gouvernement entre les deux secteurs : la COB et le MNR.

Tandis que dans la Russie de 1917 Lénine fit en sorte que les soviets rompent avec le gouvernement provisoire et le renverse, Paz Estenssoro parvint à éviter le sort de Kerenski en parvenant à contrôler la COB et en faisant en sorte que celle-ci collabore finalement à la restructuration de l’État et de l’armée.

L’opposition de droite au MNR fut capitalisée par la Phalange socialiste bolivienne (FSB), un parti de la classe moyenne blanche, qui s’inspirait de la Phalange espagnole et du franquisme. Bien que la Bolivie soit un pays avec une forte densité de peuples originaires, la Bolivie a subi une forte influence des idées nazi-fascistes. La Phalange critiquait le MNR, l’accusant d’avoir renié son anticommunisme antérieur et d’être perméable aux pressions des syndicalistes.

À gauche du MNR il y avait le Parti ouvrier révolutionnaire (POR). Malgré son idéologie trotskiste, le POR ne voulait pas que la COB fasse tomber le MNR mais chercha à radicaliser et à améliorer le nouveau gouvernement de Paz jusqu’à ce que finalement la majeure partie de ses cadres soit absorbée par le MNR. Jamais auparavant la Quatrième internationale, fondée par Trotsky en 1938, ne fut aussi proche d’accéder au pouvoir. Ses partisans représentaient la force principale au sein de la COB. Au lieu de faire tomber le MNR, ce dernier finit par intégrer nombre de ses cadres. Pour ceux qui critiquent le fondateur de l’Armée rouge cela suppose un échec de sa stratégie de révolution permanente, tandis que les trotskistes allèguent qu’ils n’étaient pas encore prêts à prendre le pouvoir ou que sa thèse fut révisée pour s’adapter au nationalisme. En dépit de cela, le trotskisme conservera une présence constante en Bolivie, au point d’avoir été une force centrale pour la création de l’Assemblée populaire de 1971 et la grève générale qui obligea le président Hernán Siles Suazo à quitter le pouvoir en mars 1985.

États-Unis

En soutenant Paz Estenssoro, les États-Unis parvinrent à empêcher que le MNR ne se tourne vers Moscou et à ce qu’il aille en se modérant, au point de soutenir le blocus de Cuba au cours des années suivantes. Entre 1952 et 1964 le MNR se maintint au pouvoir. Cependant, à la différence du PRI mexicain, il ne parvint pas à imposer une « démocratie de parti unique » et il commença bientôt à se diviser.

En 1964 l’armée même que Paz Estenssoro et le MNR avaient reconstituée l’obligea à quitter le pouvoir et imposa un cycle de 18 ans de domination des militaires.

Un tiers de siècle après 1952, Víctor Paz Estenssoro revint à la présidence en 1985. Cette fois-ci pour bouleverser le modèle qu’il avait lui-même imposé. Le leader de la plus grande transformation étatique qu’avait connu l’Amérique du Sud devint l’instigateur de la nouvelle « révolution » thatchériste néo-libérale et privatisatrice.

Le maître d’œuvre du choc en question, qui servirait de modèle à ce qui allait se faire dans d’autres pays (comme au Pérou avec Fujimori en 1990), fut le ministre de l’économie « Goni » Sánchez de Losada, un homme qui parlait toujours avec un fort accent états-unien, propriétaire de nombreuses mines quand bien même son parti, le MNR, les avaient nationalisées précédemment. Plus tard « Goni » accéda à la présidence en 1993-1997 et 2002. Un demi-siècle après 1952, le paradoxe est que le MNR est revenu au palais présidentiel, faisant figure d’incarnation de l’important secteur privé des mines et de l’aval des États-Unis et faisant face à une vague constante de contestations syndicales, indiennes et agraires. Le principal mouvement d’opposition a été le Mouvement pour le socialisme (le MAS) du leader des producteurs de coca, Evo Morales. Curieusement le MAS a été fondé à partir d’une scission de la Phalange et continue à arborer le bleu comme couleur. Les rôles se sont inversés. Après avoir été moteurs du soulèvement contre l’oligarchie, les roses sont devenus les représentants de la nouvelle élite, tandis que les bleus ne sont plus désormais la force politique des propriétaires terriens blancs anticommunistes mais la couleur du parti des paysans quechua.

Evo

En janvier 2006, l’année où on devait célébrer le 54e anniversaire de la révolution de 1952, Evo Morales prête serment comme premier président de gauche indien d’un pays qui a la plus importante population amérindienne du continent. Son gouvernement inverse le tournant monétariste et relance une série de nationalisations et de réformes en faveur des classes populaires.

Nombre de ses politiques constituent un retour aux anciens postulats sociaux de 1952 mais avec 5 grandes différences : 1) le parti d’Evo a de solides racines au sein des paysans quechua et aymara et de la gauche traditionnellement pro-cubaine ; 2) l’opposition n’est pas menée par une force fasciste mais par des néo-libéraux qui poussent au séparatisme ou à l’autonomie la partie orientale de la Bolivie ; 3) la Bolivie devient un État plurinational après la réunion d’une assemblée constituante ; 4) le pays est parvenu à entrer dans une période de stabilité relative ; 5) le MAS au lieu de changer de candidat présidentiel, a affirmé sa volonté de maintenir le même binôme présidentiel Evo Morales - García Linera jusqu’à leur nouvelle tentative d’être réélus en 2019.

[…]


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3617.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : ALAI, 12 avril 2022.

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