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DIAL 3626

MEXIQUE - Manuel pour déterrer la barbarie

Rodrigo Caballero

samedi 16 juillet 2022, mis en ligne par Dial

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Les niveaux de violence soufferts par la population mexicaine conduisent à la mise en place par celle-ci de moyens d’action inédits, comme avec ce groupe de femmes qui recherche les fosses communes où pourraient avoir été enterrés des disparus dans l’État de Michoacán. Article et photos de Rodrigo Caballero publié par Pie de pagína le 30 avril 2022.


Un groupe de femmes de l’État du Michoacán se charge de déterrer la barbarie en utilisant les traces que laisse la violence, une pratique de plus en plus courante au Mexique face à l’inaction des autorités.

Tacámbaro, Michoacán – Imagine un endroit, mais pas n’importe quel endroit, un lieu vert et sombre, un lieu qui ait quelques caractéristiques précises qui permettent que les crimes qui y sont commis puissent y être enterrés.

Avant tout, ce doit être un lieu qui permette d’y entrer et d’en sortir rapidement sans être vus, mieux encore, où l’on peut accéder en voiture, pour éviter la fatigue de devoir porter un corps.

Les familles ont toujours à l’esprit que la majorité des criminels sont trop paresseux et veulent travailler le moins possible : à peine sont-elles arrivées sur le terrain qu’elles doivent se mettre à penser comme des assassins.

Ce doit être aussi un endroit entouré de hautes herbes ou qui doit être caché d’une manière ou d’une autre pour éviter que quelqu’un tombe sur la fosse clandestine, le dernier lieu où les familles voudraient retrouver leurs disparus.

En outre, la terre ne devra pas être dure, les enquêteuses pensent que personne ne creuse une tombe s’il faut utiliser longtemps une pioche ou une pelle, c’est un autre détail qu’elles ont à l’esprit à mesure qu’elles avancent en pleine nature.

À qui appartient cet endroit ? Le plus plausible est qu’il n’ait pas de propriétaire particulier, qu’il appartienne au gouvernement fédéral, à l’État, à une collectivité ou une communauté, une propriété privée attire les regards là où personne ne veut regarder, à moins que la terre n’appartienne aux criminels eux-mêmes.

Une fois qu’il répond à ces critères ce n’est plus un lieu quelconque, il devient une piste, un point sur la carte, un endroit possible, un lieu soupçonné de cacher la barbarie : les corps des disparus qui ont été enlevés.

Des lieux de ce genre abondent dans la sierra du Balcon de la terre chaude, nom sous lequel on connaît le village enchanteur de Tacámbaro, dans l’État du Michoacán, l’endroit où sont arrivées les nouvelles enquêteuses du Michoacán.

Elles arrivent jusque-là dans les camionnettes de la police de Michoacán et de la Garde nationale. Elles traversent d’abord des champs de maïs et de canne à sucre par des brèches qui mettent à rude épreuve les véhicules à quatre roues motrices.

Elles s’arrêtent à l’entrée d’un champ sur le flanc d’une colline, où les attendent déjà des fonctionnaires de la mairie de Tacámbaro, qui considèrent la recherche avec la solennité d’une cérémonie de de remise de soutiens.

Après une série de marques d’encouragement des agences gouvernementales impliquées, elles commencent le travail qu’elles sont venues accomplir : rechercher les corps de ceux qui ont disparu, produit de la violence que subit l’État du Michoacán. Le premier lieu qu’elles ont repéré est une pente par laquelle l’eau s’écoule par temps de pluie, les sillons sont mous et pleins de pierres entraînées par le courant du ruisseau, en ce moment à sec mais qui pourrait se remplir à la moindre pluie.

Au milieu de la zone il y a un arbre au tronc noueux qui surplombe de la pente. Y est encore accroché un morceau de câble blanc d’un appareil électro-ménager, qui a servi à enserrer la cheville d’un homme qui avait été enlevé. Quand la police est arrivée, l’homme était plié en deux, il grattait le sol mou et déplaçait des pierres avec un bâton. Il n’avait encore réussi à creuser qu’un trou d’une dizaine de centimètres qui allait devenir sa tombe.

L’homme a survécu et pu témoigner : ceux qui l’ont enlevé lui ont donné l’ordre de creuser un trou de ses mains jusqu’à ce qu’il soit suffisamment profond pour y entrer. Mais les policiers sont arrivés avant qu’il ne termine.

Aux autorités il a expliqué que les hommes qui l’ont enlevé utilise tout le temps cette technique avec leurs victimes. C’est pourquoi les enquêteuses croient qu’il peut y avoir d’autres corps dans cet endroit, à la limite des municipalités de Turicato et Tacámbaro.

Des enfants plus d’une fois retrouvés

Patricia a 147 enfants mais ne connaît qu’un seul d’entre eux. Il s’appelle Pablo Sánchez López et alors qu’il avait 24 ans un groupe de policiers l’a emmené. C’était en mars 2013, et depuis lors elle ne l’a pas revu.

Les 146 autres elle ne les a jamais rencontrés, mais elle sait tout d’eux : ce sont ses enfants adoptifs, les filles et fils d’autres mères qui ne peuvent pas les rechercher. Patricia a décidé d’être leur mère adoptive pour poursuivre les recherches, qu’ils soient vivants ou morts.

Après avoir participé à des brigades à Sinaloa, Guerrero et Veracruz, Patricia López Rodríguez connaît bien les caractéristiques des terrains où l’on peut entreprendre des recherches de corps de disparus qui ont été enterrés dans des fosses clandestines.

« Il faut chercher là où la terre a été retournée, on voit vite le changement de couleur, la terre selon les couches change de couleur et quand tu fais un trou tu sors une terre de couleur différente. Il faut être très attentif pour repérer ces petits détails qui nous aident à localiser une fosse » a dit Patricia à ses camarades de recherche.

La recherche à Tacámbaro est la troisième organisée dans le Michoacán indépendamment des recherches qui ont été entreprises au cours des deux caravanes des familles de disparus qui sont arrivées dans cet État en 2018 et 2019.

Tout a commencé le 19 juin 2020 dans la municipalité d’Hidalgo, où les enquêteuses ont ratissé le terrain des localités d’El Potrero, Janamoro et Agostitlán, ainsi que la décharge locale à la recherche d’Homero Gómez González, le gérant du Sanctuaire du Rosario dédié à l’accueil des papillons monarques.

La recherche n’a pas abouti, elles n’ont rien trouvé non plus sur les rives du río Chiquito, au centre de la ville de Morelia, où elles ont recherché Josué Salomón et Diego Israel, qui ont disparu le dimanche 26 janvier 2020 de la capitale de l’État.

Elles ont conduit jusqu’aux rives du fleuve le groupe K-9 qui a déployé deux chiens pour tenter de trouver l’endroit où pourraient se trouver les restes des deux jeunes hommes disparus. Malheureusement ils n’ont pas eu de chance et la famille continue maintenant à les chercher vivants ou morts.

Guidé par le témoignage de l’homme qui a été sauvé de l’ensevelissement par ses ravisseurs, Indalecio Pedrisco Pacheco a pris contact avec le groupe de Patricia Sánchez pour entreprendre de nouvelles recherches dans la zone.

Pedrisco est non seulement fonctionnaire de la Commission exécutive de l’État pour l’attention aux victimes (CEEAV) mais son frère Enrique a disparu aussi et il participe depuis lors au collectif de Patricia appelé « Familles à ta recherche – Michoacán ».

La coordination avec les autorités permet de déployer plusieurs dizaines de membres de la Garde nationale et de la police du Michoacán, ainsi que la Commission pour la recherche et la CEEAV pour tenter de localiser des fosses clandestines dans la région limitrophe Tacámbaro et Turicato.

C’est là que sont arrivés Patricia et le groupe de mères qui l’accompagne, appartenant à d’autres collectifs comme « Où sont les disparus ? », qui sont les seuls à travailler directement avec les autorités locales pour localiser les fosses clandestines dans le Michoacán.

« Chercher me fait du bien, me donne des forces pour continuer à chercher. Je sais que nous allons trouver quelqu’un, même si ce n’est pas mon fils, et cela me donne la force de continue à chercher, c’est comme si je retrouvais chaque fois mon fils », a déclaré Patricia.

Faire usage de tous ses sens

L’histoire de l’homme qui a été sauvé de l’ensevelissement est la première étape de la recherche, il s’agit d’écouter l’information et de la confronter avec les données dont on dispose sur la zone. La police municipale affirme que c’est un endroit très apprécié des criminels pour jeter les corps de personnes assassinées par balles et portant des marques de violences.

Une fois sur la zone il faut d’abord observer, suivre une trace jusqu’à l’endroit auquel nous pensons et rechercher des traces visibles. La terre doit avoir été retournée, le sol n’est pas lisse et il semble qu’il a été creusé il y a peu.

Puis il faut toucher la terre avec les mains, sentir si elle est molle ou dure et ensuite utiliser une tige de métal faite spécialement pour sonder des fosses. Les mères pèsent de tout leur corps sur cette tige en forme de T et espèrent que le sol n’offre pas de résistance.

Si le métal s’enfonce il faut le retirer et porter la pointe de métal à son nez à la recherche d’une odeur de putréfaction. L’odorat des enquêteuses mobilisé dans ces moments-là s’est déjà habitué à côtoyer la mort.

C’est à ce moment-là qu’arrive Tomás, le berger belge qu’utilise la police pour trouver des traces de disparus. Tomás détecte avec son flair ce qui est imperceptible pour les enquêteuses et fouille chaque endroit indiqué par ses entraîneurs du K-9.

Le chien renifle l’endroit, gratte la terre de ses pattes avant et plonge son museau noir dans les trous qu’ont fait les tiges de métal, puis il se retourne vers ses maîtres et leur lance un regard joueur qui contraste avec le travail qu’il est venu effectuer.

Tomás commence à être distrait par d’autres odeurs qui attirent son attention, ce qui veut dire qu’il n’y a rien à cet endroit. C’est alors que le découragement est grand, car pour les familles, l’amertume est une sensation qui ne disparaît pas facilement. L’espérance de trouver quelque chose s’enfuit par le trou qu’elles ont creusé avec leur outil.

Trois endroits avaient les caractéristiques recherchées quand on veut déterrer la barbarie, mais aucun d’entre eux n’a répondu au critère le plus important de tous : celui de cacher sous la terre un des 99 000 disparus qu’il y a au Mexique ou l’un des 147 enfants que Patricia continue à chercher.

Finalement la recherche se termine sans résultats concluants, les mères des disparus se retrouvent fréquemment dans ces lieux où il n’y a plus aucune chance de trouver quelque chose mais, pour elles, c’est un endroit de moins où chercher et elles savent au moins que leurs enfants n’y sont pas.

« Quand je vois qu’il n’y a rien je sais que nous avons fait tout notre possible pour chercher et que cela ne reste pas en nous, nous repartons déçues car il n’y a rien ici, mais nous éliminons un endroit possible, c’est un flanc de colline en moins, et nous pouvons continuer à avancer », a expliqué Patricia.

L’étape suivante est de recommencer, de réunir à nouveau des informations, de trouver à nouveau un endroit vert et sombre où les « méchants » ont enterré la barbarie et où il est temps que les familles commencent à la déterrer.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3626.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Pie de pagína, 30 avril 2022.

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