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DIAL 3712 - Dossier « Uruguayens détenus disparus »
URUGUAY - « Nous ne les avons pas connus, ni vus, ni touchés »
Azul Cordo
lundi 30 septembre 2024, mis en ligne par
La loi de caducité de décembre 1986, adoptée après la fin de la dictature militaire (1973-1985), a consacré l’impunité des délits de violations des droits humains et de terrorisme d’État. S’il y a eu depuis plusieurs tentatives et mobilisations pour la remettre en question, notamment en 1989 et en 2009, les référendums organisés ont à chaque fois confirmé la loi de caducité. Si une loi adoptée en 2011 aurait pu permettre la réouverture d’enquêtes sur les violations des droits humains pendant la dictature et la tenue de procès, un arrêt de la Cour suprême d’Uruguay de février 2023 a invalidé deux articles de la loi, jugés anticonstitutionnels, et rétabli le statu quo antérieur.
Pour cette raison notamment, le sort de très nombreux détenus disparus reste inconnu, malgré les luttes de leurs proches pour obtenir vérité et justice. Dans ce dossier spécial, DIAL publie trois articles consacrés à ce thème et publiés sur le site du média uruguayen la diaria. Le premier, paru le 18 mai, donne la parole à deux petites-filles et une nièce de détenus disparus. Le deuxième (20 mai) concerne la Marche du silence organisée chaque 20 mai avec de plus en plus de manifestants. Le troisième, publié le 28 mai, évoque l’identification de la dépouille découverte en juin 2023, après onze mois de recherches. Pour ce premier article, Azul Cordo s’est entretenue avec Ana Inés Tassino, Kiara Lucas et Laura Boiani au siège de l’association Mères et familles d’Uruguayens détenus-disparus, à Montevideo. Le grand-père d’Ana Inès Tassino, Óscar Tassino, a été enlevé par l’armée le 19 juillet 1977. On ne l’a jamais revu. Kiara Lucas a, elle, perdu son oncle, le militant tupamaro Enrique Lucas, tué par des militaires alors qu’il tentait de libérer sa compagne et sa fille enlevées un peu auparavant par l’armée. Otermín Laureano Montes de Oca, grand-père de Laura Boiani, a disparu le 17 décembre 1975.
Deux petites-filles et une nièce de détenus disparus pendant la dernière dictature en Uruguay se demandent comment et dans quelle direction continuer de lutter pour la mémoire, la vérité, la justice et les réparations.
Jouer avec une voiture en fer-blanc rapportée de l’URSS par grand-père Óscar. Si papa Gabriel voyait ce qu’il en est resté à force de passer entre les mains brutales des filles et des neveux ! Ses quatre roues et son pare-brise en plastique sont intacts, mais la peinture rose pâle et la télécommande sont fatiguées. Vicente n’a plus pu l’utiliser comme jouet mais il l’a apportée en classe en guise de trophée, de souvenir de grand-père Gabriel, qu’il n’a pas connu. Sa mère, Ana Inés, n’a pas non plus connu son grand-père Óscar. Gabriel est mort. Óscar, disparu.
Une femme sourit. Elle transporte un paquet enveloppé dans une couverture blanche. Elle tient un hochet dans sa main droite. C’est Graciela Rutila Artés, qui porte Carla Rutila Artés, la fille qu’elle a eue avec Enrique Lucas. Sur une autre photo, un homme aux cheveux gominés tape à la machine avec sur la table un maté encore plein. C’est Enrique, clandestin en Bolivie. La femme et sa fille ont été enlevées à Oruro et retenues captives dans l’entreprise Automotores Orletti. Graciela, disparue. Sa fille, Carlita, volée par Eduardo Ruffo. Enrique, assassiné par des militaires alors qu’il tentait de libérer sa compagne et sa fille avec son camarade Pedro Silvetti.
« C’est peut-être bizarre mais, à partir de cette blessure, tu as grandi, écrit Laura Boiani dans Carta a mi abuelo [Lettre à mon grand-père], parue dans El Popular le 21 mai 2021. Tu as grandi avec nous et en nous, pour nous interdire d’oublier. Nous avons grandi en regardant l’unique photo qui t’a immortalisé, en entendant parler de toi par fragments. En assemblant un puzzle à partir des souvenirs d’autres personnes. » Cette photo sépia, que cette petite-fille étreint pendant tout l’entretien, est montée sur un cadre en bois, roussie dans le coin supérieur gauche. La photo d’Otermín Laureano Montes de Oca et le carton peint où est écrit un poème qu’un petit-fils a dédié à ce grand-père disparu le 17 décembre 1975 représentent tout ce qui a survécu à l’incendie survenu dans la maison de Graciela Montes de Oca en 2015.
Je dis à Ana Inés : « Fais ta vie avec l’homme qui te regarde comme Disnarda regarde Óscar et comme Óscar quand il fixait l’appareil photo. » Et elle de répondre : « C’est qu’il avait gagné le gros lot » ; elle a imprimé cette photo en noir et blanc du mariage de ses grands-parents après l’avoir téléchargée du site web du Centre de photographie de Montevideo où sont numérisées les archives de l’Association des mères et proches d’Uruguayens détenus disparus. L’image du couple au bureau de l’état civil « est une synthèse de l’idée d’amour romantique que nous allons rechercher ».
Face à l’absence, qui marque une présence très forte, « la photo est une preuve que cette personne a existé, dit Ana Inés. Parce que nous ne les avons pas connus, ni vus, ni touchés. » Un de ses derniers travaux de photographe porte sur la pièce de théâtre Autopsia sobre lo impune [Autopsie de l’impunité], qui traite de l’assassinat des Filles d’avril [1].
La disparition forcée leur a ôté la chance de grandir avec un grand-père, avec un oncle. Qu’aurait été notre vie s’il ne s’était pas passé ce qui est arrivé, si on ne les avait pas enlevés, torturés, fait disparaitre ? C’est une question contrefactuelle que ces femmes se posent quotidiennement.
Comment t’expliquer que mon grand-père n’est pas mort ?
Ana Inés Tassino est née en 1986. Óscar Tassino avait disparu depuis 11 ans : il avait été enlevé le 19 juillet 1977 dans une opération des Forces conjointes commandées par le colonel Eduardo Ferro. On sait aujourd’hui qu’il a été enfermé au Centre clandestin de détention et tortures de La Tablada. Gabriel Tassino, père d’Ana Inés, a cherché son père avec son frère et sa sœur cadets, Marcelo et Karina. Il est décédé en 2009. Gabriel avait 13 ans quand son père est mort. Un an et demi plus tôt, le matin du 7 novembre 1975, un baiser de sa mère, Disnarda Flores, le réveille en douceur. « Maman, il faut déjà que je me lève pour aller à l’école ? », demande-t-il à sa mère qui lui caresse son pyjama. « Non, continue de dormir. » C’est le dernier baiser que Disnarda donnera à Gabriel jusqu’à ses 15 ans. Elle est restée aux mains de militaires qui l’ont transférée au Corps des fusiliers de la marine (FUSNA), où ils l’ont maintenue en l’état de disparue et au secret durant neuf mois, et comme prisonnière politique jusqu’en 1979. Mais auparavant, tandis qu’elle cherchait la taie d’oreille avec laquelle elle allait être bâillonnée, elle a glissé quelques billets dans la poche de pantalon de Gabriel.
Ana Inés est la fille aînée de Gabriel. Elle est suivie de Florencia et Bruno, que l’on voit sur une photo couleur agrippés aux branches d’un arbre. En haut, coincée dans le cadre, une photo d’identité en noir et blanc du grand-père. L’oncle d’Ana Inés, Javier Tassino a été prisonnier politique et porte-parole des Mères et familles des disparus, sa tante Karina a été le corps et la voix des familles plaignantes auprès de la Cour interaméricaine des droits humains aux termes de l’Acte de reconnaissance publique de l’État uruguayen concernant la responsabilité des assassinats de Silvia Reyes, Laura Raggio et Diana Maidanik ainsi que des disparitions forcées de Luis González et Óscar Tassino. Mais ni Ana ni ses frères ne jouent un rôle actif au sein de l’association des familles de disparus.
Ana Inés est entrée au lycée au début de 2000. Elle continuait de se dire : « Ils doivent avoir fait quelque chose » Et en classe on ne donnait pas de cours sur l’histoire récente. « À 13, 14, 15 ans, non seulement tu défendais une cause, mais tu défendais ton grand-père. J’avais des discussions animées avec des amis et des camarades. » Óscar Tassino avait 40 ans, il était agent public à l’UTE [2], dirigeant syndical à l’AUTE [3] et militant au Parti communiste. « Je racontais son histoire, disais qu’il était détenu-disparu et répétait que “peu importe le militantisme de quelqu’un, personne, aucune famille ne mérite ce qui nous est arrivé”. En tant que petits-enfants, nous avons passé notre vie à donner des explications. »
Kiara est la nièce du militant tupamaro Enrique Lucas, même s’il était presque un grand-père. Enrique était l’aîné de cinq frères. À la mort de leur père, il a pris la relève, devenant une figure paternelle très présente. Kiara est designer graphique, artiste et enseignante. Elle est membre de +Mujeres en UX Uruguay [4]. « Je suis attentive à la façon dont les gens mènent leur vie, aux rapports des personnes avec les produits, avec les choses, pour construire des expériences d’utilisateur meilleures, ou moins douloureuses. » C’est ce qui l’a conduite à travailler dans l’émission Transformaciones, de Radio Sarandí, pour laquelle elle crée du contenu et des stratégies de marketing, en plus de sa participation aux discussions. Elle a aussi créé la maison d’édition Luz Verde [Feu vert], qui traite de sujets en rapport avec les droits humains, et elle écrit dans la revue AyD (Arte y Diseño) [Art et Design].
Laura tient son prénom de son grand-père. Fière et soulagée de ne pas s’appeler « Laureana ». Outre la photo de son grand-père, elle a apporté au siège de Mères et familles de disparus – où s’est tenu cet entretien – une plaque que les camarades du syndicat de Conaprole ont fabriquée pour Laureano : « Pour le trentième anniversaire de la liste 17 et 40 ans après l’enlèvement-disparition, nous lui rendons hommage. » Elle est datée du 17 janvier 2016.
« Mon grand-père a toujours été l’homme de la photo, il a toujours été présent parmi nous, explique Laura. Je ne me rappelle pas avoir demandé ce qui lui était arrivé, mais j’ai toujours su qu’il n’était pas là parce quelqu’un l’avait emmené. » Elle se souvient de son enfance, d’avoir pleuré avec sa mère quand elle a voulu entrer au bataillon avec d’autres membres de Mères et familles lorsqu’ils ont trouvé la dépouille de (on l’apprendrait plus tard) Fernando Miranda. Elle se souvient aussi du « vote rose » visant à abroger la loi de prescription. « Je n’ai jamais eu de discussion spécifique où l’on m’aurait dit “On a fait telle chose et telle chose à ton grand-père” ; ma mère ne m’a pas dit non plus “J’ai vu ceci ou cela” ». Graciela Montes de Oca avait 11 ans lorsqu’on a emmené son père. « Je me suis toujours intéressée à son histoire sous l’angle de l’amour, poursuit Boiani, en pensant à la main généreuse offerte au syndicat, au quartier, aux amis de ses enfants, toujours soucieux des autres ; une personne qui a fait des choses qui n’ont pas plu aux gens au pouvoir à ce moment-là. »
« Ah, Ana Inés, ton grand-père faisait la même chose », lui disait Disnarda, peut-être offusquée, lorsque la fillette buvait son cacao à grand bruit. L’absence du grand-père devient une présence dans les anecdotes et les gestes.
Kiara a huit ou neuf ans quand elle commence à rechercher ce qui est arrivé à son oncle. C’était après avoir lu des choses sur la maltraitance sexuelle infligée à sa cousine Carla par son ravisseur. « Elle a livré un témoignage très détaillé dans un procès intenté pour les détentions dans l’entreprise Automotores Orletti. Je l’ai lu parce que mon père avait laissé allumé l’ordinateur où il était en train de lire les nouvelles sur l’affaire. » Il est mort ? Jusque-là, la fillette pensait qu’Enrique, Graciela et Carla se trouvaient ailleurs, dans un autre pays, sous un autre nom, ou qu’on leur avait effacé la mémoire. Assassiné « parce qu’il ne pensait pas comme les autres », lui a expliqué sa mère. « Comment se fait-il qu’il n’y a pas de tombe ? Pourquoi il n’est pas à Salto, comme grand-père ? ». En 2011, quand elle était en sixième, Kiara et ses camarades se sont rendus au Musée de la Mémoire et, là, elle a compris ce qui s’était passé.
Penser qu’à un moment donné il va réapparaître, « c’est une manière d’éviter de penser le plus terrible “Ils ont tué cette personne, ils l’ont cachée et elle ne reviendra jamais”, poursuit Ana Inés. Comment cela peut-il arriver à quelqu’un ? C’est difficile à intégrer. Je le vis actuellement avec mon fils, Vicente, qui a dix ans, qui connaît l’histoire et qui pose question sur question. »
Comment j’en parle à d’autres jeunes ?
Laura Boiani enseigne l’histoire dans un lycée de Rincón del Cerro. Elle milite au syndicat ADES, à niveau territorial à La Teja, où elle vit, où son grand-père a été enlevé et, dans le domaine des droits humains avec Mères et familles. Pour elle c’est un « privilège » d’être en lien avec des personnes qui savent « ce qui s’est passé avec les disparus ». Et cela produit au moins deux attitudes : certaines personnes ne lui ont jamais demandé qui était son grand-père, d’autres lui ont demandé pourquoi le « sujet » la touchait autant vu qu’elle n’a pas connu Laureano.
Elle explique que, en classe, elle ne dit rien des aspects « morbides » de la dictature (elle ne rentre pas dans les détails des tortures subies, par exemple) mais qu’elle fait appel à l’empathie, au côté humain, pour « faire comprendre aux élèves que c’étaient des jeunes de 17 ou 24 ans, ou des gens plus âgés, comme mon grand-père, qui avait 45 ans, des personnes ordinaires, et que ça aurait pu être chacun d’eux, de leurs parents ou amis ». Alors la mémoire collective fonctionne à plein : les élèves commencent à dire : « Ah, mon grand-père a vécu ça et disait qu’on ne le laissait pas faire telle ou telle chose ». Et cela montre que notre passé récent « demeure très présent » parce que « coexistent beaucoup de récits au sein des différentes générations qui ont vécu ou n’ont pas vécu la dictature ». Des mémoires qui s’entrelacent comme les foulards blancs avec des marguerites noires sur les cartables des élèves, lesquels commencent à comprendre la souffrance provoquée par ces absences. « Le plus difficile en classe, c’est d’expliquer le contexte politique, que ce ne fut pas une guerre, et quelles étaient les idées révolutionnaires de personnes ordinaires qui avaient des rêves pour toute l’Amérique latine. »
Kiara dit qu’elle transmet ce qui s’est passé, par la parole. « J’ai grandi dans une famille où l’on ne permettait de parler de ces choses qu’avec ceux qui les avaient vécues ». Elle déroge à cette règle. Elle et sa petite-cousine, la petite-fille d’Enrique, se sont lancées, main dans la main, par leurs propres moyens, à leur manière, à la recherche de la vérité, de la justice, de la mémoire. Quand sa cousine lui a dit « C’est ton histoire à toi aussi, tu as le droit de savoir ce qui s’est passé », Kiara s’est sentie soulagée. Soulagée d’assumer sa part.
Un point de départ des discussions est de voir la photo d’Enrique – il apparaît accablé mais inébranlable sur cette photo qui précède la fin –, de la voir avec d’autres jeunes et de leur dire : « Vous voyez, quand tout cela s’est passé, il avait 24 ans. » Comme elle.
« Parfois, cette photo en noir et blanc, les vêtements que ces gens portaient, ainsi que leurs gestes et les responsabilités qu’ils avaient à cette époque (celles d’Enrique étaient très différentes des miennes) créent une distance telle que, pour cette raison, nous cherchons à raconter avec le projet « 197 histoires illustrées » ce qu’ils aimaient faire au quotidien. Chercher un peu de vie face à tant de mort. »
À quel moment la justice arrive-t-elle ?
Aucune des femmes n’a encore récupéré les restes mortels de ses proches disparus. Les trois sont d’accord avec les propos de Laura : « Il faut se mettre à la place de quelqu’un qui a vu cette personne extraite de chez elle vivante et qui revient plus tard sous la forme d’ossements. Les ossements ne sont pas cette personne enlevée. »
« On a beau te dire comment elle était quand on l’a trouvée, continue Kiara : allongée sur le côté, avec un impact de balle… cette description du médecin légiste, ça veut dire quoi ? Mon grand-père est maintenant un “apparu” ? »
Laura dit que la découverte apporte un soulagement, mais il y a beaucoup d’éléments manquants. Pour cette raison, « nous ne pouvons enlever cette personne de la liste de 197 détenus disparus, parce qu’il reste à savoir qui ont été les responsables de l’enlèvement, des tortures, de la mise au secret de cette personne dans ce lieu déterminé et du maintien du silence pendant tant d’années. Les enlever de la liste, c’est exonérer de sa responsabilité un État qui ne répond à aucune des questions. L’apparition des restes n’apporte pas toute la vérité de ce qui leur est arrivé. »
« Le fait que l’État ait utilisé tous les outils à sa disposition pour, d’une façon organisée, faire ce qu’il a fait, et le nombre d’années d’impunité expliquent que, lorsque la justice arrive, on ne la ressent pas comme telle, poursuit Tassino. C’est terrible. On ne sent pas que justicie ait été rendue, vraiment. Ce que nous n’avons jamais eu et que nous n’aurons jamais, ce dommage est irréparable. Quelqu’un perd un proche dans des circonstances déterminées et le deuil peut durer des années. La disparition est un deuil en suspens, il ne finit jamais. »
Nous sommes nombreux
À l’issue de la Marche du silence de 2021, avec le poids de la pandémie sur les épaules, Kiara Lucas s’est rapprochée d’Ignacio Errandonea (dont le frère Juan Pablo a disparu depuis 1976) pour lui dire qu’elle désirait se joindre à Mères et familles. « Nous sommes beaucoup de jeunes. De plus en plus. Il y a beaucoup de petits-fils et de neveux qui s’impliquent, qui ne sont pas forcément membres de l’association, mais qui participent aux manifestations. À la manifestation de l’an passé, on était en première ligne », dit-elle, fière d’appartenir à l’organisation. Lucas est responsable de « 197 histoires illustrées », un projet mêlant littérature et design (vont êtres publiés un livre et un site web) qui a pour but de faire connaître chacune des 197 personnes détenues disparues pour lesquelles la responsabilité de l’État est établie : le quartier où elles vivaient, leurs passe-temps, des anecdotes, le club de football pour lequel elles vibraient, la nourriture qui leur plaisait, les chansons qu’elles chantaient. 154 artistes font le portrait de la personne disparue assorti d’un bref descriptif de son quotidien. Kiara est persuadée « qu’en partant de la vie et de la douceur nous pouvons créer ou resserrer les liens entre des générations qui sont distantes mais qui ont beaucoup de choses en commun. »
De même, alors que depuis presque un an on ne parvient pas à connaître l’identité des restes que le groupe d’anthropologie médico-légale a trouvés au Bataillon 14, Kiara souligne qu’on ne possède pas non plus beaucoup d’informations sur les femmes dépeintes dans le livre : « De leur quotidien, on ne sait guère plus que leur mariage, leur maternité et leur militantisme politique. »
Le temps dévore le temps, chante Sylvia Meyer. Presque 51 ans après le coup d’État et à la veille de la 29e Marche du silence, tandis qu’on déplore que « les vieilles » se meurent sans savoir où se trouvent leurs fils et leurs filles, Boiani explique qu’elles, les jeunes, ne sont la relève de personne, que cette idée ne lui plaît pas, qu’il n’y a pas de passage de témoin. « Il y a des espaces que nous n’occuperons jamais parce qu’ils sont chargés de l’histoire et de l’héritage de ce que ces personnes ont vécu et subi. À nous, les plus jeunes, il nous reste à apprendre et entretenir cette mémoire et ce souvenir. Nous n’assurons pas ici de relève comme s’il s’agissait d’apprendre et d’occuper cet espace. L’association a une structure transversale : il y a beaucoup de générations et de personnes différentes, qui partagent cet espace, avec les luttes et les accords trouvés. Nous partageons des idées, les portes sont ouvertes à tous, sans considération des liens de parenté. C’est pour cela qu’on dit « Nous sommes tous des mères et des familles ». Pour cette raison aussi, nous refusons de rayer des noms de la liste de 197 détenus disparus et nous exigeons que ceux qui détiennent des informations nous les communiquent. Il est extrêmement douloureux de savoir qu’il y a des proches qui vont mourir et ce sont des histoires qui s’achèvent sans que l’on connaisse toute la vérité ».
Des bouquets de marguerites, des phares, des sirènes et des méduses sont tatouées sur la peau de ces femmes. Autres façons de raconter l’histoire.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3712.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : La diaria, 18 mai 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Le Massacre du quartier Brazo Oriental, aussi appelé assassinat des Filles d’avril, renvoie à l’assassinat par l’armée, lors d’une descente dans un appartement du quartier Brazo Oriental, à Montevideo, à la recherche d’un militant tupamaro, de trois jeunes femmes, Laura Raggio (19 ans), Silvia Reyes (19 ans), alors enceinte de son premier enfant, et Diana Maidanik (22 ans), elles aussi membres des Tupamaros, un mouvement d’action directe de gauche radicale – note DIAL.
[2] Usinas y Transmisiones Eléctricas, l’EDF uruguayen – note DIAL.
[3] L’Agrupación UTE (AUTE) est le syndicat de l’entreprise publique – note DIAL.
[4] L’UX renvoie, en anglais, à l’User Experience, l’expérience utilisateur, l’interface d’un site internet ou d’une application. Le collectif +Mujeres en UX regroupe des femmes qui travaillent ou s’intéressent à l’expérience utilisateur. Né en 2017 à Santiago du Chili, il compte aujourd’hui 7 branches latino-américaines, dont celle d’Uruguay – note DIAL.