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URUGUAY - Valentina Piquinela : « L’État a l’obligation de mettre fin à la soumission des femmes » en prison
Florencia Pagola
jeudi 28 novembre 2024, mis en ligne par
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16 octobre 2024.
L’avocate spécialisée en droits humains s’est entretenue avec La diaria sur la situation des femmes privées de liberté, les effets sur les enfants des ruptures des liens avec leurs mères et les conséquences d’une possible autorisation des perquisitions nocturnes.
À mesure que se durcissent les peines pour les délits concernant la vente de drogues en Uruguay, la population des femmes privées de liberté augmente : elle s’accroit de façon constante depuis 1990 et atteint son point critique à partir de 2020, avec l’approbation de la loi d’intérêt urgent (LUC) et son article 74 qui propose des circonstances aggravantes pour la vente de drogues à domicile et sa fourniture dans les prisons.
Ce sont principalement les femmes qui rendent visites dans les prisons et y font entrer de la drogue. Elles représentent 77% des personnes qui le font, selon le dernier rapport des droits humains en Uruguay de l’organisation Service Paz et Justice (Serpaj)
Il y a actuellement 1 213 femmes privées de liberté dans tout le pays. Un rapport récent du Projet Crysalide, lancé par l’Université de Claeh et l’Institut de coopération internationale et de Développement municipal, révèle les données spécifiques concernant la situation des femmes dans les prisons.
Plus de la moitié sont dans des centres pénitenciers de Montevideo et 8 sur 10 ont entre 19 et 39 ans. De façon générale elles abandonnent le système scolaire dès leur enfance, car 72% d’entre elles n’ont pas terminé le cycle secondaire de base. Elles sont dans des situations de travail précaire car 54 % d’entre elles n’ont jamais eu de travail fixe. Ce sont des mères jeunes, ayant eu leur première maternité en moyenne à l’âge de 19 ans. Et en majorité elles vivent ou ont vécu des situations de violences au sein de la famille, du couple ou les deux.
En tant qu’avocate spécialisée dans l’accès aux droits humains, Valentina Piquinela a travaillé sur les cas de femmes liées au trafic de drogues, plus répandu ces dernières années. La défense de Dona Samer à Montevideo et de Natalia en Punta del Diablo sont de bons exemples : toutes deux liées au micro-trafic de drogues, ayant des enfants à charge, à qui finalement a été accordée l’incarcération à domicile.
Si on considère que, selon le rapport du Projet Chrysalide [1] 75% des femmes qui sont privées de liberté ont de un à six enfants, Piquinela dit : « Je travaille sur des cas de privation de relation de mère à enfant, sur des situations dans lesquelles en raison de la privation de liberté ces femmes sont séparées de leurs enfants. C’est là où commence notre démarche pour tenter de faire appliquer les normes internationales qui préconisent de ne pas séparer les mères de leurs enfants quand l’intérêt de l’enfant l’exige »
Quand il n’y a pas d’alternatives
Presque la moitié des femmes en prison y entrent pour le délit de trafic de drogues : elles représentent 46%, selon le rapport Chrysalide. Pour comprendre la situation dans laquelle elles se trouvaient avant de commettre ce délit Piquinela explique que dans leur majorité ce sont « des femmes jeunes et vulnérables, souvent victimes de violences et toujours dans un contexte socioéconomique de précarité extrême »
Au sein des réseaux de narcotrafic elles ont « un rôle secondaire. Si ce n’est pas elle ce sera une autre mais ce sera toujours une femme du même type qui sera ce maillon de la chaine », ajoute l’avocate. Elle affirme que ce sont elles qui font rentrer dans les prisons la drogue sur elles et mettent leur vie en danger car elles sont soumises à la pression, soit de façon directe ou à des menaces et de la violence indirecte. Cela fait partie de leur quotidien et elles n’ont pas toujours le choix d’autre choix.
En même temps, pour l’avocate, les statistiques prouvent qu’il s’agit pour ces femmes d’infraction primaire de micro trafic de drogues, et que la majorité d’entre elles n’ont pas précédemment commis de délit. « Ce n’est pas qu’elles n’ont pas d’antécédents parce qu’elles n’ont pas eu le temps de commettre d’infraction, ou avaient d’autres moyens d’assurer leur subsistance, mais il arrive un moment où il n’y a pas d’autres alternatives et alors c’est le délit », explique-t-elle.
Le taux d’incarcération des femmes est exponentiel depuis 2020, avec l’approbation de la LUC, car le délit de micro trafic de drogues ne peut échapper à l’emprisonnement. Pour Piquinela, le mal que la prison cause à ces femmes est immense : « Elles y sont à la merci de réseaux qui se constituent à l’intérieur. Et donc il y a ce que tu dois donner pour ta sécurité, que tu dois tolérer ou laisser passer. Quand tu sors de là tu n’en sors pas comme tu y es entrée, tu en sors connectée aux réseaux et facilement repérable par ces derniers.
« C’est une violence institutionnelle de l’État et un manquement direct à la responsabilité internationale de ne pas voir la poursuite pénale sous le prisme des droits humains. La considération du genre n’est pas une option, l’État a l’obligation de lutter contre la situation de soumission des femmes », déclare l’avocate.
En outre, elle affirme que ce « mécanisme n’est pas tellement complexe ni si coûteux car il existe de nombreuses convergences de normes que nous pourrions utiliser pour demander à d’autres organismes, en plus de l’Institut national de réhabilitation (INR) ou du ministère de l’intérieur, de participer activement au contrôle des condamnations et des poursuites pénales ».
Les enfances en danger
« Compte tenu du système il n’a pas été facile d’attirer l’attention, le silence reste de mise, sur le fait que nous nous n’évaluons pas l’atteinte faite aux enfants dont les mères sont privées de liberté », dit Piquinela. L’avocate affirme que cela fait à peine trois ans que l’INR a commencé à répertorier les enfants dont les mères sont incarcérées. « Cela veut dire qu’on commence à contrôler ce que deviennent les enfants quand leurs mères sont déjà incarcérées », ajoute-t-elle.
Elle considère qu’une des urgences principales pour les femmes, quand elles sont incarcérées, n’est pas d’être privées de liberté mais « d’obtenir un avocat pour savoir à qui a été confié leur enfant ». Par exemple, dans le cas qu’elle instruit en ce moment « au cours de l’audience la femme a déclaré qu’elle avait un enfant. Quelqu’un a vérifié où était son enfant ? Avec qui ? S’il va bien ? Vous me direz : en quoi cela concerne le juge ? Bien sûr que cela le concerne car la Convention des droits de l’enfant dit que la protection de l’enfance doit être prioritaire dans toute démarche »
Pour bien comprendre la situation que relate l’avocate, elle dit que cette femme est sortie de chez elle, a laissé son enfant à une personne de confiance et qu’elle n’est pas revenue car elle a été jetée en prison : « L’enfant n’a eu aucune explication sur ce qui est arrivé à sa maman. Elle devait revenir et elle n’est tout simplement pas revenue ».
Ce qui se passe dans ces cas, et que Piquinela dénonce, est qu’il n’existe pas une institution qui veillerait sur les droits des enfants qui sont séparés de leurs parents. « Il est inadmissible que personne ne sache où se trouvent ces enfants ou comment ils vont parce que la séparation et l’irrégularité de leur garde et de leur soin a été la conséquence d’une intervention de l’État. Qu’est-ce qu’il en coûte à l’État d’obliger tous les juges, ayant des compétences en matière pénale et d’exécution de peine, à demander à la personne, mère ou père, s’il a ces enfants à charge où ils sont et comment ils s’appellent ». Comme les cas de ces enfants ne sont pas envisagés lors du jugement, ils ne font l’objet d’aucune mesure.
Selon les données de la Plateforme régionale pour la Défense des droits des filles, des garçons et des adolescents ayant des Référents adultes privés de liberté, en 2019, il y avait cette année là 16. 010 filles, garçons et adolescents qui ne vivaient pas en prison ayant au moins un de leurs parents privé de liberté.
À l’évidence cette séparation n’est pas facile et affecte les enfants. Selon Piquinela, quelques uns des symptômes sont les insomnies, la perte d’appétit et les difficultés de concentration lors des activités scolaires. À cela s’ajoute que souvent les grand-mères, les amies ou les assistantes qui ont en charge ces enfants « ont peur de dire que la maman est en prison ».
« Quand elles l’ont fait elles se sont senties jugées. On considère la mère comme un risque ou on taxe toute la famille de délinquante », ajoute l’avocate. Si elles vivent dans l’intérieur du pays, et que la mère ou le père est incarcéré à Montevideo, la famille ou la personne responsable de la garde n’a pas toujours les moyens pour aller avec l’enfant lui rendre visite.
Quelques lois uruguayennes existent pour défendre les droits de l’enfant. L’article 11 de la loi 20.141, de coresponsabilité de l’éducation, certifie que dans tout jugement où l’enfant doit être entendu il doit avoir un défenseur, tandis que l’article 8 du Code de l’enfance et de l’adolescence dit que les enfants doivent être entendus quand sont prises des décisions qui concernent leur vie.
« Dire que cela ne concerne pas le processus pénal est d’ériger une muraille qui empêche de voir ce qui crève les yeux, car séparer une mère de son enfant concerne sa vie », insiste l’avocate.
Depuis qu’elle est parvenue à obtenir la détention à domicile de Natalia, à Punta del Diablo, Piquinela reçoit toutes les semaines des photos de cette femme qui la remercie car elle peut prendre dans ses bras sa fille quand elle est malade. « Elle vit chaque instant comme des moments qui étaient inenvisageables. Combien d’enfants sont privés de vivre ces moments importants ? » demande-t-elle.
Que se passe-t-il pour les enfants lors des perquisitions nocturnes ?
Le dimanche 27 octobre, dans le cadre des élections nationales, sera organisée une consultation populaire, en vue d’un plébiscite constitutionnel qui légaliserait les perquisitions nocturnes. Pour Piquinela cette loi va fragiliser encore davantage les enfants présents dans le foyer : « Elle menace leurs droits et ne leur laissera aucune possibilité d’une réelle participation. Il n’y a pas non plus, formellement, la possibilité d’imaginer comment se prémunir de ces menaces », ajoute l’avocate.
Elle affirme qu’existe déjà un protocole d’intervention pour respecter les droits des enfants dans des cas de ce type qui a été créé et signé par certains des organismes compétents comme le ministère de l’Intérieur, le Ministère du Développement social et l’Institut de l’enfant et de l’adolescent de l’Uruguay mais qui n’a jamais été appliqué.
Certaines des actions qu’envisage ce protocole est qu’au moment où aura lieu une opération policière programmée à un domicile et que la présence d’enfants y serait avérée, elle doit se faire quand ils ne sont pas présents.
Mais si « nous avons ce protocole très simple et peu ambitieux pour des questions centrales et qu’il n’est pas appliqué, imaginez qu’on applique une chose qui est beaucoup plus systématique telle que la protection des droits des enfants concernés, dans le cadre d’une intervention nocturne », dit Piquinela.
Enfin, l’avocate affirme qu’elle a travaillé avec des femmes liées au trafic de drogues qui ont été appréhendées devant la sortie de l’école de leurs enfants, non seulement devant eux mais sous les yeux de nombreux autres enfants, une catégorie de population particulièrement protégée par la loi.
« D’un point de vue technique, à l’évidence la Police manque de formation et d’outils pour intervenir sans dommages lors des perquisitions », explique l’avocate. Elle affirme que les perquisitions sont nécessaires et sont régies par le Code pénal. « Maintenant si nous faisons savoir que nous allons résoudre le problème du narcotrafic avec des perquisitions nocturnes, ce que nous faisons, c’est mentir avec une malhonnêteté intellectuelle évidente.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://ladiaria.com.uy/feminismos/articulo/2024/10/valentina-piquinela-el-estado-tiene-la-obligacion-de-erradicar-el-sometimiento-de-las-mujeres-en-las-carceles/.
[1] Chrysalide est un projet d’inclusion destiné aux femmes privées de liberté en Uruguay financé par l’Union européenne, cofinancé et mis en place par l’Université CLAEH et Incidem, en collaboration avec El Abrojo, Mizangas, Vie et éducation et le Réseau international d’économie humaine (RIEH) ‑ NdlT.