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DIAL 3722

PÉROU - Gustavo Gutiérrez : Pensée et parcours de plus d’un demi-siècle

Carmen Lora

jeudi 28 novembre 2024, mis en ligne par Dial

Le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, âgé de 96 ans, est décédé mardi 22 octobre à Lima. Ces deux textes lui rendent hommage. Ce second article, rédigé par Carmen Lora, a été publié comme colonne d’opinion dans le journal péruvien La República le 27 juin 2024.


La persistance de la pauvreté et sa rigueur, tout autant que la soif de justice continuent d’être au centre de la réflexion de Gutiérrez. Son apport théologique a son origine dans l’observation en profondeur du devenir historique.

La fuerza histórica de los pobres [La force historique des pauvres], livre du théologien et penseur péruvien Gustavo Gutiérrez de renommée internationale vient d’être réédité. Son œuvre continue à susciter un grand intérêt dans le monde des idées et dans le travail pastoral de l’Église.

Les années 70, une intense décennie

Ce livre regroupe huit textes écrits pendant la décennie 70. Ce fut une époque très intense dans la vie du Pérou, de l’Amérique latine et de l’Église catholique. Dans chaque texte, Gutiérrez réfléchit aux défis qu’implique ce moment fortement marqué par l’irruption des secteurs populaires sur la scène politique et sociale. Il y souligne la contradiction que suppose l’expérience de pauvreté, dans un continent marqué par une forte présence de l’Église qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

Simultanément à l’effervescence politique dans la majeure partie de notre région, l’Église faisait preuve alors d’une grande vitalité encouragée par le Concile Vatican II et sa concrétisation en ce qui nous concerne dans la conférence des Évêques de Medellín. Ces processus provoquèrent une confrontation politique et ecclésiale importante. Du côté politique, dans divers pays des coups d’État militaires se produisirent et réprimèrent dans le sang les soulèvements populaires. Du côté de l’Église, la nouveauté fut qu’elle vécut cette confrontation au prix de la vie de nombreux prêtres, religieux et religieuses, et laïques, assassinés pour avoir défendu la vie des pauvres et pour avoir proclamé le message de justice et de fraternité de l’Évangile. L’assassinat de Monseigneur Oscar Romero en mars 1980 fut l’un des cas les plus emblématiques. La présence de l’Église au sein des secteurs populaires s’était beaucoup accrue après Vatican II et la conférence de Medellín. La situation conflictuelle dans l’espace écclesiastique fit que des groupes questionnant la perspective ouverte par la théologie de la libération, que Gutiérrez et d’autres défendaient alors, se refusèrent à comprendre sa valeur et souvent aussi son apport en tant que signe de cohérence évangélisatrice et préférèrent en questionner l’orthodoxie.

Cinquante ans après que ces œuvres aient été écrites, on a beaucoup avancé dans la vérification de la solidité des thèses théologiques de Gutiérrez. En se plaçant toujours au niveau de la réalité concrète de la vie des majorités latino-américaines, Gutiérrez confronte cette situation avec l’Évangile, et aussi avec la lumière de ce qu’il y a de plus profond et rigoureux dans la pensée théologique et dans l’enseignement issus du Concile Vatican II. C’est de cette confrontation que sa théologie de la libération tire la puissance qui la caractérise.

Dans l’un des essais du livre qui vient d’être réédité, Gutiérrez rappelle que « la théologie de la libération est une tentative de comprendre la foi depuis la praxis historique libératrice et subversive des pauvres de ce monde. » De même il prend ses distances vis-à-vis d’autres théologies qui surgirent à la même époque comme la théologie du développement ou la théologie de la révolution en précisant que la théologie de la libération situe « le compromis politique libérateur dans la perspective du don gratuit de la libération totale de Christ » qui est intégrale et englobe aussi la libération personnelle et subjective et la libération du péché.

Une autre époque

Sans doute, nous vivons en Amérique latine et dans le monde une époque très différente des années 70. Les secteurs populaires latino-américains n’ont pas la capacité de peser sur la politique comme ils l’eurent alors. Aujourd’hui la vie des grandes majorités est marquée par des processus complexes d’avancée dans divers domaines, mais elles n’ont pas accès à l’économie qui apporte des revenus plus importants et leur présence est ne pèse quasiment pas, raison pour laquelle le pape argentin François les qualifie sans détour de « jetables ». Mais c’est précisément ce contraste qui permet aujourd’hui de donner à voir la profondeur du regard humain et chrétien de Gutiérrez.

Son apport théologique vient d’une vision du devenir historique qui va plus en profondeur et avec un horizon plus ample. L’expérience de faiblesse que vit aujourd’hui une grande partie de notre population et l’indifférence de la société face à sa souffrance n’annule pas la validité de la bonne nouvelle du message de l’Évangile qui annonce que l’humanité a une vocation de liberté intégrale et profonde.

Comment rendre présent ce message dans la réalité actuelle ?

C’est dans ce défi, face à la souffrance injuste, que s’inscrit justement l’enseignement du pape François qui appelle sans cesse à construire la fraternité. Cela signifie traiter celui qui souffre comme un frère.

Dans l’un des essais de ce livre, « Desde el reverso de la historia » [En prenant l’envers de l’histoire], Gutiérrez montre la nécessité de lire l’histoire à partir de la vie, des luttes et des conquêtes des pauvres, méprisés et insignifiants. Gutiérrez termine ainsi : « Vivre et penser la foi à partir de l’univers “des damnés de la terre”, nous fera emprunter des chemins peu fréquentés… Alors nos yeux s’ouvriront et nous reconnaîtrons que pour le dire une fois encore avec les mots d’Arguedas : “Dieu est espérance, Dieu joie, Dieu courage”. »

Sa profonde sensibilité pour connaître le monde des pauvres au Pérou a trouvé dans son intime amitié avec José Maria Arguedas une source très riche. En parlant de cet écrivain il dit qu’il a su percevoir « une vision du Pérou cohérente et pressante, douloureuse et – en fin de compte – pleine d’espérance ».

Actualité d’une perspective théologique

La persistance de la pauvreté et sa rigueur, tout autant que la soif de justice continuent d’être au centre de la réflexion de Gutiérrez dans ses livres suivants, comme, par exemple, Job : parler de Dieu à partir de la souffrance des innocents. Une réflexion sur le livre de Job où il s’interroge : comment faire de la théologie pendant Ayacucho [1] ? Comment proclamer l’amour de Dieu au milieu d’un tel mépris de la vie humaine ? Il conduit aussi une recherche approfondie pour comprendre les coûts de la colonisation en étudiant de manière exhaustive Bartolomé de las Casas et les défis auxquels il eut à faire face lors de cette première évangélisation.

Plus tard, en parallèle de son activité enseignante toujours féconde, Gutiérrez écrivit un essai qui conserve une grande actualité sur la scène péruvienne et internationale : ¿Dónde dormirán los pobres ? [Où dormiront les pauvres ?] Quand d’énormes parties de l’humanité sont obligées d’émigrer pour survivre loin de leurs terres poussées par la pauvreté ou les guerres, Gutiérrez nous rappelle tout ce qu’il manque encore pour faire du message libérateur de Jésus une réalité.

Avec l’expérience des années où, en tant que directrice du Centre d’études et de publications (CEP), j’ai eu le plaisir et l’honneur de suivre sa production écrite, je souhaite rendre hommage à la dimension actuelle de son itinéraire.

Aujourd’hui, alors qu’il a été pleinement reconnu dans le magistère de l’Église, je conclue en rappelant qu’il s’est toujours considéré d’abord comme un croyant, un prêtre passionné par son peuple et par la volonté de rendre présent en son sein le message libérateur de l’Évangile et de Jésus.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3722.
 Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
 Source (espagnol) : La República, 27 juin 2024.

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[1L’autrice fait référence au massacre qui s’est produit le 14 août 1985 dans le village paysan d’Accomarca qui est désormais un quartier d’Ayacucho. L’armée péruvienne y a massacré, selon les chiffres officiels, 69 villageois, hommes, femmes et enfants désarmés – note DIAL.

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