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DIAL 3720 - Dossier « L’Amérique du Sud, terre d’accueil »
URUGUAY - Les mains du monde : L’insertion des migrants sur le marché du travail et les défis pour le mouvement syndical
Luciano Costabel
jeudi 28 novembre 2024, mis en ligne par
Si les États-Unis restent encore pour beaucoup de migrants la destination préférée, un nombre important migrent aussi depuis une dizaine d’années vers d’autres pays, en Amérique du Sud notamment, comme au Pérou, au Chili ou en Uruguay. Les deux premiers textes de ce numéro évoquent le cas uruguayen, tandis que le numéro de décembre s’intéressera au cas péruvien. Ce second article a été publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 4 octobre 2024.
La moitié des nouveaux postes de travail déclarés entre 2017 et 2023 ont été occupés par des immigrants. Pourtant, leur insertion dans le secteur formel cache un ensemble d’inégalités et de dysfonctionnements dus à leur condition d’étrangers. Dans le monde syndical, la réponse, pour le moment, est hétérogène et demeure souvent liée aux possibilités d’action de chaque syndicat.
Jorge Izaguirre, 40 ans, vit depuis six ans à Ciudad de la Costa, Canelones. Originaire du Venezuela, il a décidé d’émigrer à cause des secousses politiques et économiques qui agitent son pays. Il s’est d’abord installé en Colombie, avec son épouse et sa fille, jusqu’au jour où des proches lui ont raconté qu’il existait en Uruguay des possibilités intéressantes pour bien vivre. Il est venu seul. Malgré un diplôme d’infographiste et un certificat en logistique, il a décroché son premier emploi dans une boulangerie de Colón. Plus tard, il a été engagé au centre commercial Costa Urbana. Son salaire de l’époque avoisinait 18 000 pesos [Environ 405 € au cours actuel.].
Jorge se rendait bien compte qu’avec de tels revenus il ne pourrait pas assurer l’existence de sa famille dans le pays. C’est pourquoi, comme beaucoup de ses compatriotes, il a commencé à travailler comme livreur de plateformes, d’abord dans l’entreprise Glovo, puis chez PedidosYa. Là, son salaire s’est amélioré. Avec des journées de dix ou onze heures, il arrivait à gagner 50 000 pesos par mois [1126 €]. Au bout de deux années de travail, il a pu retrouver sa famille.
Aujourd’hui, durant l’entretien avec la rédaction de Brecha, Jorge se remémore les péripéties qu’il a dû subir pour trouver une maison et l’équiper de « tous les gadgets habituels ». Il dit que l’accueil des Uruguayens a été très chaleureux et que les formalités pour commencer à travailler ont été rapides. Mais sa sœur, qui réside aussi dans le pays, a eu du mal à faire reconnaître son diplôme d’infirmière. L’idée de Jorge est de rester définitivement en Uruguay.
L’arrivée
Le territoire uruguayen n’a pas été étranger au phénomène migratoire que connaît la région depuis quelques années. S’il est de moindre ampleur que celui que l’on peut observer dans les pays voisins, l’arrivée de ressortissants du Venezuela, de Cuba et de la République dominicaine, entre autres, a eu des effets importants sur les plans culturel, social et économique. Sur ce troisième plan, c’est une des principales transformations et elle entraîne des changements que l’on commence à observer sur le marché du travail.
Le rapport « Población migrante en la actividad laboral formal de Uruguay » [La place des migrants sur le marché de l’emploi formel], publié en avril par la Banque de prévision sociale, a fourni une première approximation du phénomène. Entre autres éléments particulièrement frappants, il apparaît que, entre 2017 et 2023, près de la moitié (45%t) des nouveaux cotisants sur le marché du travail formel était composée d’étrangers. Par ailleurs, pendant cette période, le nombre de cotisants cubains a quintuplé et celui des Vénézuéliens a triplé. Le premier est passé de 2 625 à 14 007 et le second de 4 554 à 14 487.
Mais les études sur les caractéristiques de l’immigration en Uruguay ne sont pas nouvelles. Clara Márquez Scotti, docteure en sciences sociales, conduit depuis des années des recherches sur l’insertion des migrants dans le monde du travail. Un des points sur lesquels elle a mis l’accent pendant ses échanges avec Brecha concerne l’inégalité des revenus. Selon ce qu’elle a expliqué, s’agissant des rémunérations basses et moyennes, les immigrants gagnent moins que les Uruguayens de naissance présentant les mêmes caractéristiques sociodémographiques. De surcroît, cet écart augmente encore lorsque les immigrants sont d’ascendance ethnico-raciale africaine.
La surqualification des travailleurs immigrés est un autre aspect évoqué par Márquez. À ce sujet, elle a indiqué qu’à leur arrivée dans le pays les migrants prennent logiquement le premier emploi qu’ils trouvent parce qu’ils « ont besoin de travailler ». En outre, « nous voyons dans différentes enquêtes qu’il leur est difficile de dépasser ce stade, même après cinq ans de résidence dans le pays », précise-t-elle. Selon la sociologue, cette situation fait écho aux difficultés qu’ils rencontrent pour faire reconnaître leurs diplômes et au fait qu’il y a des secteurs qui « piègent » les personnes surqualifiées, par exemple celui des soins.
Pour terminer, Márquez a souligné les inégalités observées une fois que les immigrants parviennent à entrer sur le marché du travail. À ce propos, elle a rappelé que, de manière générale, « on demande aux migrants d’assurer les postes de nuit, les fins de semaine ou les jours fériés, et ils ne sont pas rétribués comme ils devraient l’être pour cela ». Autrement dit, « il existe d’innombrables fenêtres pour que des abus soient commis du fait que les immigrés méconnaissent la législation du travail, méconnaissance souvent exploitée par les employeurs ». Cette situation est aggravée par leur conviction qu’ils n’ont rien à attendre de leur droit à réclamer.
Un mécanisme bien huilé
À la PIT-CNT [1], le débat concernant les conditions de travail des immigrants et la reconfiguration du marché de l’emploi formel que leur présence implique a commencé à prendre de l’importance ces derniers temps. En milieu d’année, par exemple, une commission spécifique a été créée pour traiter le sujet, commission qui réunit les principaux syndicats où l’on trouve des travailleurs étrangers. Si son fonctionnement a connu des hauts et des bas, il n’en reste pas moins qu’elle a pour objectif d’œuvrer à une politique centrale forte qui facilite l’intégration de ces travailleurs et les tienne informés de leurs droits. Pour autant la question se pose aussi au sein de chaque syndicat. Là, cependant, l’importance qui lui est donnée varie selon les caractéristiques propres à chaque activité et le pouvoir d’influence de chaque organisation syndicale.
Le bâtiment est l’un des secteurs qui comptent un important contingent de main d’œuvre immigrée, et pour cette raison le Syndicat unique national de la construction et annexes (SUNCA) joue un rôle actif dans le contrôle des conditions d’embauche par les entreprises. C’est ce qu’a expliqué à Brecha Jhon Fernández, responsable du secrétariat de la sécurité sociale du syndicat à Montevideo. Selon Fernández, on a enregistré « de nombreuses situations » dans lesquelles les travailleurs sont engagés sans couverture sociale ou font des heures supplémentaires, ne connaissant pas les conventions collectives qui régissent l’activité.
« La première chose qu’on fait dans un tel cas, c’est le signaler au ministère du travail et en parler avec les entreprises. On essaye de trouver une solution et, sinon, on active les mécanismes à notre disposition. » Ils conseillent également les travailleurs sur leurs droits et leur indiquent quel est le salaire minimal à partir duquel on commence à négocier. Aux dires de Fernández, le SUNCA ne fait aucune différence dès lors qu’il s’agit de défendre un travailleur. Cependant, il a reconnu que le fossé entre les conditions d’accès à l’emploi des Uruguayens et celles des immigrants ne cesse de s’agrandir et que l’intégration des travailleurs étrangers au mouvement syndical présente des difficultés (voir l’encart sur les difficultés à se syndiquer en fin d’article).
La Fédération uruguayenne des employés du commerce et des services (Fuecys) fait partie des autres organisations qui regroupent plusieurs branches – comme le nettoyage, la sécurité et les ventes – où les travailleurs étrangers sont très présents. Son président, Favio Riverón, a indiqué que, sur la problématique spécifique des immigrants, la Fédération intervient ponctuellement : « Quand l’alerte est donnée. » À cet égard, il a pris comme exemple la réponse apportée lorsque l’on constate que les heures supplémentaires sont comptées comme des heures simples, ou l’approche suivie au sein de l’organisation quand des discours contraires à l’intégration des immigrés se font entendre.
Sur le premier point, il a expliqué qu’on « active les mécanismes de plainte prévus à la Fuecys » pour régulariser ces situations. Pour autant, concernant le second point, il a dit que dans une des directions nationales de la Fédération il a été proposé de commencer à revendiquer des quotas pour l’accès des immigrants à des postes de travail : « Là nous avons vu qu’il y avait matière à débat parce que si, en Uruguay, de tels discours ne semblent pas si fréquents, en Europe ils sont monnaie courante. On ne peut poser pour principe que le travail est un droit lié à la nationalité. »
Une autre réalité
Mais toutes les organisations ne possèdent pas l’influence ni la capacité de mobilisation du SUNCA ou de la Fuecys. Sur les 15 000 travailleurs qui constituent le secteur de la livraison, environ 70% sont des immigrés. Cependant, le Syndicat unique des livreurs (Sinurep), créé en 2018, compte à peine 400 adhérents dont seulement une petite minorité est étrangère. Le Sinurep fait aussi partie de la Fuecys et englobe tant les travailleurs des messageries privées que ceux des plateformes (PedidosYa et Rappi, entre autres). C’est chez ces derniers que l’on enregistre la plus forte proportion de travail informel – qui touche quatre travailleurs sur cinq – a affirmé à Brecha le président du syndicat, Andrés Palermo. Selon lui, cela est dû au fait que dans certaines entreprises, comme Rappi, on n’exige même pas du travailleur qu’il soit enregistré auprès de la Direction générale des impôts pour qu’il puisse commencer.
La configuration du secteur fait que « les revendications syndicales sont extrêmement difficiles », a expliqué le dirigeant. Les plateformes « favorisent l’individualisme au sein des travailleurs » et exigent d’eux qu’ils remplissent toutes les obligations comme s’ils étaient leurs salariés, alors qu’elles ne leur assurent pas une couverture en rapport. En d’autres termes, « si vous avez un accident, vous ne toucherez pas un sou pour le temps que vous ne pourrez pas travailler », assure Palermo. Il s’y ajoute le fait que, en réaction à une revendication syndicale, les entreprises élargissent leur flotte pour compenser une éventuelle suspension des livraisons et les conditions de travail ne font qu’empirer. En outre, la peur est grande de se retrouver sans emploi pour cette raison. À cause de tout ce qui précède, actuellement, l’action du syndicat consiste principalement à « boucher les trous », a conclu le président du Sinurep.
Le bâtiment et la livraison sont des secteurs où l’on trouve majoritairement des immigrants de sexe masculin. S’agissant des femmes, l’une des principales formes d’insertion professionnelle est le travail domestique, où la grande majorité est exposée de manière égale à des conditions de vulnérabilité, a indiqué à Brecha Laura Rivero, présidente du Syndicat unique des travailleuses domestiques ou SUTD. Pour la dirigeante, la réalité des travailleuses immigrées ressemble de près à celle que vivent les travailleuses qui viennent de province, étant donné que « le salaire légal s’établit à 147 pesos [3,30 €] par heure et que vous vous trouvez soudain avec des collègues qui travaillent pour 90 pesos [2 €] ».
Le SUTD a été créé en 1985, mais il a fallu attendre la première décennie des années 2 000 pour qu’il commence son activité, une fois adoptée la réglementation du secteur et après son inclusion dans les conseils de salaires. Ce processus, toutefois, n’a pas permis d’obtenir une représentation numérique suffisamment importante : actuellement, environ 200 travailleuses ont adhéré au SUTD. Or il s’agit d’un secteur qui emploie officiellement 55 000 personnes, plus un nombre équivalent de manière informelle, a précisé Rivero. La dirigeante a reconnu que cette situation a pour effet une réponse limitée de la part du syndicat, qui se concentre sur le conseil en matière de droits, dans un secteur où les travailleuses négocient de manière individuelle avec leurs employeurs.
Nous sommes dans une position très difficile, a indiqué Rivero en conclusion : « Chaque fois que des collègues immigrées ou de province s’adressent à nous, nous essayons de les convaincre de ne jamais accepter une rémunération inférieure au salaire légal pour ne pas nuire au travail accompli par le syndicat dans les conseils de salaires. Mais, évidemment, elles ont besoin de travailler, même pour un maigre salaire, et beaucoup d’employeurs profitent de la situation dans laquelle elles se trouvent pour les payer beaucoup moins. » Pour éviter ce genre de situation, la présidente du SUTD pense que le ministère du travail et de la sécurité sociale devrait intervenir davantage, par le biais des inspections qu’il effectue.
Les difficultés pour se syndiquer
Les dirigeants consultés ont fait état d’une préoccupation généralisée concernant les conditions d’accès à l’emploi des immigrants, qui ont souvent besoin d’être conseillés individuellement pour régulariser leur situation. Même dans ce cas, cela ne conduit pas ensuite à l’adhésion à un syndicat. Les dirigeants observent qu’il existe différentes raisons pour lesquelles les travailleurs immigrés restent à l’écart du monde syndical.
La première d’entre elles relève de la conception que l’on se fait de cette activité selon les expériences vécues dans les pays d’origine. Toutes les personnes consultées ont déclaré que l’idée de syndicat suscite de la méfiance, principalement chez les ressortissants cubains et vénézuéliens. Sur la même ligne, un autre des points soulignés se rapporte à la crainte de subir des représailles ou d’être licencié lorsqu’on adhère à un syndicat, question qui revêt une grande importance compte tenu des conditions de vulnérabilité que connaissent de nombreux immigrants.
Enfin, c’est une autre raison évoquée, une bonne partie des immigrants utilise leur séjour en Uruguay et le travail comme un tremplin vers un autre pays. Dans cette optique, l’absence de projet d’installation durable dans le pays irait également à l’encontre d’une potentielle adhésion syndicale.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3720.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Brecha, n° 2028, 4 octobre 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] L’Intersyndicale plénière des travailleurs - Convention nationale des travailleurs, en espagnol Plenario intersindical de trabajadores - Convención nacional de trabajadores (PIT-CNT) est l’unique confédération syndicale uruguayenne – note DIAL.