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Entretien
CUBA - Leonardo Padura, 15 ans après son livre sur Trotsky et son assassin : « Nous avons besoin d’une autre utopie, de ne pas commettre les mêmes erreurs »
Patricia Kolesnicov
jeudi 28 novembre 2024, mis en ligne par
15 novembre 2024 - Cela n’a pas été facile de faire des recherches sur l’ennemi de Staline, à Cuba, pour écrire ce roman, mais l’écrivain a trouvé le moyen de le faire et l’a publié en 2009. L’Homme qui aimait les chiens est devenu un classique.
Quinze ans déjà ? Quinze ans depuis qu’un auteur plus ou moins connu, connu dans quelques cercles, un auteur dont le nom circulait à voix basse, est devenu un des plus grands noms de la littérature latino-américaine. Quinze ans, depuis que Leonardo Padura a publié L’Homme qui aimait les chiens, ce roman sur l’exil et la mort du leader communiste Leon Trotsky et son assassin, Ramón Mercader qui, envoyé par Joseph Staline, lui planta un piolet – un pic d’alpiniste – dans la tête.
C’est de cela qu’il s’agit dans L’homme qui aimait les chiens mais aussi – comme dans tous les livres de Padura, y compris les policiers, – il s’agit de comment est Cuba aujourd’hui, de ce qu’il s’y passe, de la précarité dans laquelle on y vit, de l’imposture du pouvoir, de l’injustice.
C’était en 2009, 20 ans depuis la chute du Mur de Berlin et un peu moins de la fin de l’Union soviétique. Qu’en était-il de Cuba alors ? Pouvait-on déjà parler de Léon Trotsky, l’ennemi de Staline ?
Le livre – richement documenté – est paru et a connu un triomphe. Il est devenu une référence. En 2016, Leonardo Padura déjà reconnu auteur international, a remporté le Prix Princesse des Asturies.
Il vit dans son quartier de La Havane, Mantilla, car il dit qu’il ne pourrait pas écrire loin de sa langue et de ses coutumes. Mais il passe beaucoup de temps aussi à voyager par le monde et à séjourner à Madrid qui est comme son second foyer. C’est là, tandis que parvient aux librairies une édition commémorative, que nous nous entretenons avec Leonardo Padura. Quinze ans après sa parution.
Fallait-il vivre dans un pays communiste pour écrire un tel livre ?
L’Homme qui aimait les chiens a été le résultat d’une accumulation d’expériences vitales et de lectures, d’apprentissages et de connaissances bibliographiques mais l’expérience personnelle a été très importante. Je dis toujours qu’une biographie telle que celle de Trotsky aurait pu l’écrire plus ou moins comme je l’ai écrite, un écrivain argentin, un Mexicain, un Espagnol. Ils auraient pu l’avoir écrit mais ils auraient difficilement pu lui donner la portée que lui a donné un écrivain qui a vécu et qui vit dans un pays sous régime communiste. Ce roman reflète une expérience personnelle très profonde, très particulière, très viscérale.
Comment le monde a-t-il changé depuis qu’est paru « L’Homme » qui aimait les chiens ? »
Je crois que depuis le moment où j’ai commencé à écrire ce livre, vers 2005, le monde a suivi une pente où ce qui semblait s’être installé avec une certaine stabilité, s’est dégradé peu a peu, en évoluant vers des systèmes populistes. Une montée de la droite, des problèmes de plus en plus graves, avec des migrations, des guerres dont il semblait qu’elles n’allaient pas se produire telles qu’elles se sont produites, des guerres de conquête, comme celle qui a lieu en Ukraine. Et, en outre, un bond technologique qui a été brutal au cours de ces années et qui change, qui a changé les relations interpersonnelles pour ce qui est de l’information, de la connaissance, même du commerce. Aujourd’hui les gens sont en contact plus par communication digitale que par une relation personnelle, une relation proche, plus intime.
Cela t’inquiète ?
C’est un monde qui a évolué d’une façon qui personnellement ne me semble pas particulièrement agréable et qui m’inspire beaucoup de craintes quant à l’avenir. Mais je vois que l’intelligence artificielle est un outil qui peut être absolument indispensable, par exemple, dans les soins médicaux. Et, en même temps, qui peut être extrêmement pervers, avec la manipulation de l’information et la domination et le contrôle des individus. Ce sont là quelques-unes des choses qui se sont produites, je crois, au cours des années depuis la publication de ce livre et jusqu’au présent.
Comment relis-tu ce livre 15 ans plus tard ? Écrirais-tu le même aujourd’hui ?
Je crois que j’écrirais la même chose pour l’essentiel du livre. Je vois qu’il est toujours d’actualité, car ce monde que je te décrivais aurait besoin d’un projet utopique qui d’une certaine manière essaierait de proposer un meilleur accès à ce dont on a besoin, de justice, de démocratie. Je crois qu’il nous manque un projet et cet exemple encore de la révolution d’octobre 1917 s’appuie sur un principe sur lequel nombre d’entre nous sommes d’accord, parce qu’il s’agissait de créer une société d’êtres égaux, une société dans laquelle on vivrait avec un maximum de liberté et un maximum de démocratie.
Mais cela ne s’est pas produit
Malheureusement ce projet, très vite, a été progressivement perverti et déjà, à partir de l’année 1929, avec Staline et son pouvoir absolu, eh bien, cette évolution a été galopante et a conduit à un point de non-retour que j’ai vu dans l’assassinat de Trotski. Là il m’a semblé qu’il était impossible de sauver cette utopie égalitaire. Mais nous avons besoin d’une autre utopie qui ne ferait pas les mêmes erreurs qui ont été commises dans la mise en application de cette pensée, de ce projet utopique du XXe siècle.
Qu’est-ce qui a changé à Cuba depuis cette époque ?
Certaines choses très importantes. Souviens-toi qu’à l’époque Fidel Castro est prié de laisser la direction du pays et que celle-ci passe à son frère Raoul Castro. Après la mort de Fidel, la passation du gouvernement à Raúl Castro, l’État et le parti sont maintenant entre les mains du président actuel Miguel Díaz-Canel, telle est la structure politique de la gouvernance. Néanmoins le système sociopolitique et économique n’a pas changé, il est toujours le même. Le gouvernement actuel se définit comme un gouvernement de continuité de la politique antérieure.
Et maintenant ?
Des changements, il y en a eu beaucoup, par exemple un plus grand accès à internet aux communications avec des téléphones portables, la possibilité pour les citoyens cubains de voyager à l’étranger sans l’obligation de demander une autorisation. Aujourd’hui avec un passeport en règle et un visa tu peux aller où tu veux, exception faite pour certaines personnes particulières pour qui elle est limitée mais la grande majorité peut le faire. Des commerces privés ont été ouverts, de petites entreprises privées, les dénommées MIPYMES, qui ont un rôle important dans l’économie cubaine, car la macroéconomie est toujours dans les mains de ce qu’on appelle l’entreprise étatique socialiste. Ce qui n’a pas changé en revanche c’est l’inefficacité de cette entreprise d’État socialiste : elle est toujours inefficace et cette inefficacité a pour conséquence les résultats que nous avons constatés dans l’économie cubaine actuelle.
Et avec les autres pays ?
Le dégel cubain avec Obama puis le recul sur des positions très hostiles avec le gouvernement de Trump, c’est du passé. Un autre gouvernement de Trump est annoncé qui pourrait même amener de nouvelles restrictions dans les relations entre Cuba et les États-Unis, une plus grande hostilité, plus d’affrontements. Et le renforcement du blocus de Cuba qui est toujours une réalité et qui existe en dépit des possibilités d’achat, ouvertes avec les États-Unis, d’aliments et autres produits. Mais c’est toujours un poids qui pèse sur l’économie cubaine et le résultat le plus visible de tout ce processus qui s’est manifesté ces dernières années, c’est une crise économique qui s’est maintenue et qui s’est même aggravée, le plus visible étant le phénomène de la migration, la crise migratoire que vit Cuba.
C’est quelque chose de nouveau ?
C’est la plus forte crise migratoire, la plus grande qui ait existé. En trois ans 1 200 000 personnes, c’est-à-dire 10 % de la population, ont quitté Cuba. Une population qui était d’un peu plus de 11 millions est maintenant de moins de 10 millions. En outre, pour partir tu as besoin d’un visa ou d’argent pour te payer un voyage par le Nicaragua et toute l’Amérique centrale, par la route appelée « la route des coyotes ». Ce qui veut dire que sont partis ceux qui le pouvaient mais pas ceux qui le voudraient. S’ils avaient pu leur nombre ferait vraiment peur. On a beaucoup perdu espoir, les gens ont moins confiance, les gens ont moins de pouvoir d’achat, le peuple s’est appauvri tandis qu’ont surgi quelques gros richards. Par exemple parmi ces entrepreneurs qui détiennent les MIPYMES, certains ont accumulé des capitaux conséquents à Cuba même, nous ne parlons pas des capitaux de la Silicon valley, ni des riches Mexicains, mais bon, comparés au reste de la population cubaine ils se démarquent franchement, si on considère la pauvreté, car l’inflation est considérable à Cuba, le manque de produits de base qui vont de l’alimentation aux médicaments, qui a touché énormément la population cubaine ces dernières années.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à ce sujet ? Et comment as-tu eu accès à l’information ?
À Cuba, comme dans de nombreux pays de la sphère soviétique, existait ce que j’appelle une « ignorance programmée », pour ce qui était de diverses situations, de personnages, de moments historiques. Et Trotsky faisait partie de cette ignorance programmée. Il n’y avait pas de bibliographie qu’on puisse consulter, une chose qui te donne une image plus ou moins modérée de sa personnalité, de son œuvre, des évènements qui avaient jalonné sa vie. J’ai dû faire des recherches partout, surtout en Espagne. J’ai ramené d’Espagne une importante bibliographie. À l’époque à Cuba l’accès à internet était très limité et ce que je faisais c’était de chercher des informations et de demander à des amis qui vivent hors de Cuba qu’ils enregistrent ces documents et me les envoient par courrier électronique. Quand j’étais hors de Cuba je faisais des recherches en bibliothèques dans différents lieux. Au Mexique, j’ai eu des correspondants qui m’ont beaucoup aidé en cherchant pour moi des informations et de la documentation. J’ai fait des recherches de toutes parts pour construire non seulement la biographie de Trotsky depuis le moment où il s’exile jusqu’à ce qu’il meure assassiné au Mexique, mais aussi sur la personnalité très floue, si controversée de Ramón Mercader, un personnage historique qui n’a pas d’histoire car son histoire est une fiction.
Comment ?
Son histoire a été créée, rappelez-vous que cet homme s’est appelé Ramón Mercader, Frank Jackson, Jacques Mornard, Ramón López… et, dans un passage du roman « le soldat 13 ». Enfin que c’est un personnage qu’il a été difficile de créer faute d’information fiable qui existait sur sa personne. Mais bon, j’ai beaucoup lu, beaucoup, beaucoup, j’ai fait des recherches par exemple sur ce qui s’était passé avec la fameuse aide soviétique à la République espagnole pendant la guerre civile et j’ai découvert toute l’utilisation de cette République et de cette Guerre civile par Staline et presque la trahison qu’il a commise à l’égard des républicains espagnols. Tout cela a exigé d’énormes recherches et je crois que tout ce qui est dit dans le livre est fondé sur des textes assez fiables.
Comment as-tu évolué toi, en quinze ans, à partir du moment où le roman t’a valu une immense reconnaissance ?
Le roman a connu un parcours remarquable. Par exemple au Brésil où mes livres ne se vendaient pas particulièrement bien cela a été un succès, un énorme succès et nous en sommes déjà à plus de 100 000 exemplaires vendus. Et dans toute l’Amérique latine, il en a été de même. Il a aussi été publié dans de nombreuses langues, il est en ce moment traduit en roumain, par exemple. Le roman m’a valu de recevoir des prix comme le Prix national de littérature de Cuba en 2012 et le Prix Princesse des Asturies de littérature en 2015, de bénéficier d’une diffusion surtout internationale. Donc je reviens à ta question précédente, je pense que je n’y toucherais pas, je pense que le roman a marché en fonction des perspectives, des connaissances, des préoccupations qui étaient les miennes à ce moment-là. Et je dois respecter cet écrivain qui à ce moment-là a écrit ce roman qui a comblé de satisfaction l’écrivain qui répond aujourd’hui à tes questions, quinze ans après la publication de L’Homme qui aimait les chiens.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.infobae.com/cultura/2024/11/16/leonardo-padura-a-15-anos-de-su-libro-sobre-trotsky-y-su-asesino-necesitamos-otra-utopia-que-no-cometa-los-mismos-errores/.