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DIAL 3739
BRÉSIL - « La mémoire brésilienne est une mémoire blanche » : Entretien avec Laurentino Gomes
Amanda Audi

mercredi 30 avril 2025, mis en ligne par
Dans le cadre du projet « Esclavagistes [1] », qui a conduit à la publication d’une série d’articles sur la base de recherches menées par l’agence de journalisme d’investigation Publica, la journaliste Amanda Audi a réalisé un entretien avec Laurentino Gomes, l’auteur de la trilogie Escravidão [« Esclavage »]. Entretien publié le 18 décembre 2024.
Le journaliste et auteur de la trilogie Escravidão [« Esclavage »] affirme que l’élite brésilienne, à de rares exceptions près, a des racines esclavagistes.
Si un extraterrestre débarquait au Brésil et ne s’appuyait que sur des manuels scolaires, des films et des livres classiques, il penserait probablement que le pays est principalement blanc et que l’esclavage ici, contrairement à d’autres pays, n’avait pas été si mauvais.
C’est ce que l’on voit, par exemple, dans Orfeu Negro, qui obtint l’Oscar du meilleur film étranger en 1960, la Palme d’or à Cannes et le Golden Globe. Réalisé avec des acteurs noirs, le film a donné à penser au reste du monde que le Brésil était une « démocratie métissée ». Et dans le livre Casa-grande e senzala [2], probablement le plus influent sur l’esclavage au Brésil, Gilberto Freyre soutient que la société brésilienne est fondée sur le métissage entre les blancs, les noirs et les Indiens.
Mais il suffit juste de vivre un peu sur nos terres pour que l’image d’un pays sans conflit racial s’effondre. En fait, l’histoire du Brésil est fondée sur les conflits et l’oppression, comme le montre l’enquête du Projet Esclavagistes d’Agência Pública. Le Brésil a eu le plus grand contingent d’esclaves des Amériques (près de cinq millions de personnes) et a été le dernier à abolir le système, sans aucune politique d’inclusion de ces personnes dans la société. Résultat, c’est l’un des pays les plus inégaux du monde, où le nombre de noirs vivant dans la pauvreté est deux fois plus élevé que celui des blancs, et dans lequel six noirs sur dix affirment avoir souffert de racisme au cours de l’année écoulée.
L’inadéquation avec la réalité est due au fait que l’histoire de l’esclavage au Brésil a été manipulée et romancée, résultat d’un « projet national d’oubli », comme le soutient le journaliste et écrivain Laurentino Gomes, auteur de la trilogie Escravidão [« Esclavage »]. Il déclare : « Il y a un dicton africain qui dit que tant que le lion n’apprendra pas à écrire, l’histoire sera racontée par le chasseur. Et nous avons appris la version du colonisateur blanc ».
Pour lui, le Brésil n’a pas réussi l’inclusion parce qu’il n’a jamais vraiment réfléchi à ses racines esclavagistes, et ce n’est qu’en discutant de ce passé douloureux que, un jour, le Brésil pourra devenir plus juste. Il déclare : « C’est un appel au réalisme pour ne pas poursuivre ce projet national d’automystification, qui ne fait que compliquer la construction de l’avenir du Brésil ».
Pourquoi, selon vous, l’esclavage au Brésil est-il encore peu étudié et considéré comme un sujet « mineur » ?
Je pense que nous avons au Brésil un projet national d’oubli. Non seulement d’oubli, mais aussi de manipulation délibérée de l’histoire. La mémoire peut être un outil pour construire un projet de pouvoir, pour justifier la soumission d’un groupe d’êtres humains à l’autre. Le Brésil a formé le plus grand territoire d’esclaves de l’hémisphère occidental. Environ 40 % de tous les Africains venus en Amérique étaient destinés au Brésil. C’est le dernier pays à mettre fin à l’esclavage.
Puis une très forte mythologie a été créée selon laquelle, d’abord, notre esclavage serait gentil, patriarcal. Un esclavage dans lequel nous nous mêlons beaucoup par métissage. L’esclavage ne serait donc pas aussi violent qu’aux États-Unis ou dans les Antilles.
Ce sont bien sûr des balivernes, n’est-ce pas ?
L’esclavage brésilien a été très violent comme dans tout autre territoire esclavagiste. Le moyen de garder des millions et des millions de personnes soumises en captivité était le fouet. Le fouet ou cette pléthore d’instruments de torture, qui incluaient des chaînes, des anneaux, des tourniquets, un attirail absurde. Mais cette mythologie selon laquelle l’esclavage brésilien était bon et patriarcal, qui est très forte dans le livre Casa-grande e senzala, de Gilberto Freyre, trouve son origine dans cette autre mythologie qu’est la soi-disant démocratie raciale brésilienne. Comme si nous n’avions pas de problème racial, ce qui n’est pas vrai.
Le Brésil est l’un des pays les plus ségrégués du monde. Et cela se reflète dans l’école. Jusqu’à une date récente, dans les programmes scolaires, l’esclavage était un non-sujet. Si j’ai étudié la Lei áurea [3] au lycée, c’est bien tout. Je n’ai vraiment compris l’esclavage que lorsque j’ai commencé à travailler professionnellement sur ce sujet en tant que chercheur. Les gens prétendent que cela n’a pas eu lieu. Nous avons la vision suivante : « Regardons vers l’avenir, le passé est révolu ».
Je pense que l’un des fruits de la démocratie au Brésil est précisément de revenir sur le passé. Pour moi, c’est une excellente nouvelle, parce qu’elle nous rendra un peu plus matures, un peu moins puérils pour regarder nos racines et les mythes sur ce que nous aurions aimé être, mais que nous n’avons pas été. L’élite brésilienne, à de rares exceptions près, que ce soit à droite, à gauche ou au centre, descend de maîtres d’esclaves.
Au Brésil, nous avons tous à voir avec l’esclavage, parce que nous sommes soit des descendants d’esclaves, dans le cas des populations indiennes et africaines, soit des descendants d’esclavagistes, et c’est le cas de la grande majorité des blancs, soit des descendants d’immigrants, ce qui est mon cas par exemple, qui sont arrivés au Brésil pour remplacer le travail esclave après l’abolition. C’est pourquoi je suis très heureux de la série du Projet esclavagistes que votre agence réalise. C’est un appel au réalisme pour que les gens ne continuent pas ce projet national d’auto-illusion, qui ne fait que compliquer la construction de l’avenir du Brésil.
Pourquoi cela se produit-il ?
Nous avons la version du chasseur. Dans mon premier volume d’Escravidão, je cite un dicton africain : tant que le lion n’apprendra pas à écrire, l’histoire sera racontée par le chasseur. Nous avons appris la version du colonisateur blanc, qui ne raconte pas l’histoire de l’esclavage avec toutes ses horreurs, ses chiffres, son étendue. Cette histoire, jusqu’à récemment, a été diluée dans les manuels scolaires et les salles de classe. Et quand on l’enseignait, elle était romancée par le regard blanc. À tel point que même les œuvres abolitionnistes les plus importantes finissent par avoir un point de vue blanc, un regard du blanc qui essaie de « racheter » une race opprimée.
Le vrai héros, c’est le blanc, pas le noir. L’agent de la justice, l’agent de la transformation, n’est pas le noir, c’est le blanc. Le mouvement abolitionniste a ce biais. Dans les travaux de Joaquim Nabuco, par exemple, il y a une forte dénonciation de l’esclavage, très bien, une documentation historique très précieuse. Mais le protagoniste, c’est le blanc. Sur les quatre principaux abolitionnistes brésiliens, trois étaient noirs : Joaquim Nabuco, Luis Gama, André Rebouças et José do Patrocinio. Aujourd’hui, c’est Joaquim Nabuco, le blanc, qui a une bien plus grande importance que les trois autres noirs.
Depuis que nous avons commencé à publier les reportages du projet Esclavagistes l’une des choses que nous entendons le plus est : « Mais pourquoi se préoccuper de cela ? Est-ce que les gens de maintenant doivent payer pour les erreurs du passé ? »
Il y a un consensus pour dire « Je n’ai réduit personne en esclavage ». Mais si vos ancêtres étaient esclavagistes, vous avez la responsabilité de regarder vers le passé, parce que l’esclavage a des conséquences dans le présent. Si le Brésil est aujourd’hui l’un des pays les plus inégaux du monde et que la pauvreté au Brésil est synonyme de négritude, cela signifie que l’esclavage n’est pas un sujet fermé et gelé dans le passé, c’est une réalité présente dans le Brésil d’aujourd’hui. Et c’est notre principal défi, aujourd’hui, puisque nos inégalités sociales résultent de la ségrégation raciale, nous devons regarder en arrière et comprendre que l’élite brésilienne a une responsabilité dans le système esclavagiste. Alors il sera plus facile de comprendre le Brésil d’aujourd’hui et de mieux construire le Brésil de l’avenir aussi.
Nous avons des relations esclavagistes dans nos relations d’État, dans le comportement de l’État, dans les comportements privés. Nous sommes un peuple aux racines esclavagistes, notre élite l’est malheureusement aussi. Donc, la meilleure chose que nous ayons à faire c’est de regarder le passé et de supposer que ce passé n’a pas cessé d’exister, ne s’est pas évaporé. C’est une réalité présente aujourd’hui dans les rues, dans la ville, à la campagne. Il suffit de regarder et de voir l’héritage de l’esclavage.
Que pensez-vous des mesures de réparation, de justice sociale ? Que faut-il faire ?
Je suis partisan de ces mesures. Le Brésil a connu une dictature militaire pendant 20 ans. Ensuite, nous avons eu une Commission de la vérité qui a enquêté sur les crimes commis par la dictature et a recommandé une série de mesures. Très peu ont été adoptées et, par conséquent, l’impunité dans le milieu militaire se poursuit jusqu’à ce jour. Cela explique les tentatives de coup d’État militaire durant le gouvernement Bolsonaro, parce qu’il n’y a jamais eu de responsabilisation. C’est également le cas pour l’esclavage.
Les conséquences de l’esclavage, qui sont toujours présentes parmi nous, empêchent que le Brésil devienne un pays vraiment démocratique, riche, développé et juste. Il est donc très important que non seulement nous regardions le passé pour en tirer des leçons et assumer les responsabilités pour ce qui s’est passé, et dans la mesure du possible, pour agir avec des politiques publiques appropriées. Il y a de nombreuses façons de le faire. L’une d’elles est ce que l’on appelle les politiques de réparation, en particulier la politique des quotas.
Il y a un niveau de pauvreté au Brésil qui est principalement associé à la couleur de la peau, dans lequel la personne seule ne peut pas se sortir par elle-même. La personne immergée dans la misère, qui fait partie d’une famille qui n’a pas de conditions de logement, d’éducation, de santé et d’opportunités adéquates, ne sera pas en mesure de s’en sortir seule. Nous devons soutenir la loi sur les quotas pour son aspect symbolique – c’est la première fois que le Brésil essaie de corriger son héritage esclavagiste – mais aussi parce qu’elle donne des résultats. Les statistiques montrent que le nombre de noirs a augmenté parmi les étudiants, les enseignants, les médecins, les directeurs et les hauts fonctionnaires de l’organisation publique.
Ce qui serait juste, c’est que tous les Brésiliens aient des conditions égales pour se disputer les meilleures opportunités à l’âge adulte, mais cela n’est pas la réalité. Ainsi, la politique de quotas et celle d’autres politiques de réparation, comme la Bolsa Familia, tentent de corriger un processus qui est vicié dès le début. Mais elle ne peut pas être permanente. Si dans 500 ans, nous avons encore des quotas et une politique de réparation, cela signifiera que nous avons totalement échoué.
Vous pensez donc que la possibilité existe qu’un jour le Brésil soit une nation plus égalitaire et que la seule façon d’y parvenir c’est par le biais de ces politiques de quotas et de réparation ?
Je le pense. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je suis optimiste. Bien que j’évoque une période très sombre de l’histoire du Brésil, je pense que nous avons une grande nouveauté en cours, avec ces 40 ans de démocratie. Parce que tout ce que nous avons vu jusqu’à la fin de la dictature militaire c’était la continuation d’un projet de soumission, l’exploitation d’une partie de l’immense majorité du peuple brésilien par une élite très petite et très blanche, qui dominait l’ensemble de l’appareil d’État ainsi que toutes les opportunités dans la sphère privée et ne permettaient pas que les autres Brésiliens se manifestent et participent politiquement à la construction de l’avenir. La démocratie est en train de changer cela.
Ce n’est pas un hasard s’il est de plus en plus courant de discuter de nos racines, de la corruption, de la violence, de l’esclavage, de la misogynie brésilienne. Persévérer dans la démocratie est le seul moyen de rendre ce pays plus juste et plus égalitaire à l’avenir.
Avec les publications du projet « Esclavagistes », nous avons pu retracer avec une certaine facilité la généalogie de l’élite blanche. Mais pour les noirs et les Indiens il n’y a pratiquement rien dans les registres officiels. Comment avez-vous conduit vos recherches ? Avez-vous dû vous appuyer sur des récits oraux ?
Le Brésil est un pays blanc du point de vue de la documentation historique. Si vous voulez construire mon arbre généalogique ou le vôtre, c’est facile. Vous avez les actes enregistrés chez le notaire : l’acte de naissance, le mariage, le décès. Pas dans le cas de l’esclavage.
L’Africain a été arraché à ses racines, il a subi un processus de mort sociale, comme le dit le chercheur de Harvard Orlando Patterson. Il a dû changer son nom, sa religion, il a même été marqué au fer rouge, comme un animal. Il n’a jamais plus eu de contact avec sa culture, sa famille, sa langue, ses croyances religieuses. Ce fut un processus complet de déracinement. Cela inclut la documentation, qui n’existait pas. Et une bonne partie de la documentation qui existait a été brûlée sur demande de Ruy Barbosa, après la proclamation de la République.
Pour des recherches sur ces personnes, on a peu de documents : quelques certificats de baptême dans les églises ou dans les confréries religieuses noires, des documents d’achat ou de vente de personnes asservies, des inventaires. Mais cette documentation est toujours corrompue. Parce que, d’une manière générale, lorsque un Africain est arrivé au Brésil, il a été obligé d’adopter le nom de son maître ou de sa région d’origine, en Afrique. Après avoir terminé la trilogie, j’ai reçu de nombreux messages de personnes noires qui me demandent de les aider à retrouver leurs racines. Je réponds que, malheureusement, je ne peux pas les aider. Il est très difficile de retrouver cette mémoire. La mémoire brésilienne est une mémoire blanche.
Ces dernières années, nous avons remarqué que de nombreuses personnes en sont venues à s’identifier comme noires et à tenter de comprendre leur passé. Et cela se produit à une époque de bouleversements conservateurs dans le monde. Est-ce une contradiction ?
Je pense que ce que nous voyons aujourd’hui au Brésil et dans le monde est une sorte de très grande marée. Il y a une vague qui revient et tente de recouvrir la rivière, mais la rivière est très étendue. Il y a la naissance d’une nouvelle conscience de genre, de classe, de race, avec un monde plus connecté, une démocratisation de la culture, de l’information, du divertissement. Et il y a une réaction des élites conservatrices qui n’acceptent pas ce changement en cours.
Aujourd’hui, il y a des groupes sociaux qui se positionnent, discutent ouvertement et poussent à de nouvelles politiques publiques, à de nouveaux comportements. Cela n’était pas autorisé dans le passé. Mais je pense qu’il est impossible de contenir le changement. Aujourd’hui, nous vivons dans un environnement de grande pluralité, de transformation de la conscience civique des gens. Cela va générer plus de résultats à long terme qu’une réaction conservatrice, qui me semble conjoncturelle et momentanée.
Alors on ne peut pas revenir en arrière au point de perdre la démocratie ?
Je ne le pense pas, mais ce processus n’est pas linéaire. L’ancien président Barack Obama disait dans un entretien, juste après la première élection de Donald Trump, que la démocratie est une ligne en zig-zag. Nous avançons, nous reculons, nous essayons de nouveau, nous faisons des erreurs et puis nous réussissons. L’Allemagne nazie, par exemple, est arrivée dans l’un des pays les plus avancés d’Europe en termes de science et de culture. Il peut y avoir des revers momentanés, comme nous le voyons, mais à long terme, la justice et la démocratie prévaudront.
J’ai 68 ans, le monde dont j’ai rêvé n’est pas arrivé. Mais malgré tout je reste optimiste. Je ne pense pas que l’avenir du Brésil soit fait d’oppression et de dictature. Je crois que c’est tout le contraire. Je pense que nous avançons et persévérons dans la démocratie.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3739.
– Traduction de Pedro Picho pour Dial.
– Source (portugais du Brésil) : Pública, 18 décembre 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Ce projet a bénéficié du soutien du Pulitzer Center.
[2] Casa-grande e senzala [« Maison du maître et baraque des esclaves »] est un livre du sociologue Gilberto Freyre, paru en 1933 au Brésil et publié en français en 1978 sous le titre : Maîtres et Esclaves. Ce livre est resté longtemps une référence au Brésil, avant d’être fortement remis en question par de nouveaux sociologues – NdT.
[3] La Lei áurea, ou Loi d’or est la loi du 13 mai 1888 qui abolit l’esclavage au Brésil, sous la régence de la princesse Isabel – NdT.