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DIAL 3735

MEXIQUE-ÉTATS-UNIS - Prisonniers à la frontière : Le long pèlerinage des migrants africains au Mexique

Emily Jenan Riley

samedi 29 mars 2025, mis en ligne par Françoise Couëdel

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Emily Jenan Riley est une chercheuse états-unienne spécialisée en études africaines qui travaille au Mexique. Dans ce texte d’abord paru en anglais, puis publié par Nueva Sociedad le 24 février 2025, elle raconte comment, avec l’évolution des routes migratoires, son « terrain de recherche » s’est récemment énormément rapproché…


Le premier jour du second mandat présidentiel de Donald Trump, les journaux ont publié la photo choc d’une femme colombienne tombant à genoux de désespoir au moment où son rendez-vous pour une demande d’asile était soudainement annulé. Comme le décret présidentiel de Trump a supprimé toutes possibilités d’asile et fermé la très populaire application CBP One qui permettait aux migrants du monde entier de solliciter un rendez-vous pour déposer une demande d’asile ou de regroupement familial, des milliers de personnes se sont, comme cette femme, restrouvées dans l’incertitude, ce qui a eu pour conséquence la création de « villes prison » à la frontière sud et au nord du Mexique.

Au cours de son premier mandat comme président, Trump a instauré les Protocoles de protection du migrant (PPM, connus habituellement sous l’expression « Rester au Mexique »), qui oblige la majorité des demandeurs d’asile qui parviennent à la frontière des États-Unis par le territoire mexicain à rester au Mexique en attendant que leur cas soit examiné. Il a en outre imposé une règle appelée Titre 42, qui permettait au gouvernement des États-Unis d’expulser les migrants, sans que soit examinée leur demande d’asile, en raison d’un vide juridique créé pendant la période de la pandémie du covid-19. Le président Biden a supprimé le PPM en 2022 et le Titre 42 en 2023. Critiquant ces politiques le journaliste Isaín Mandujano note que « le Mexique se retrouve obligé de faire le sale boulot des États-Unis » et il souligne que les migrants en attente au Mexique, tant à la frontière nord qu’à la frontière sud, sont exposés à la violence des cartels, les femmes aux féminicides ou aux agressions sexuelles. La politique de « rester au Mexique » a été rétablie avec le retour de Trump, bien que la nouvelle présidente mexicaine Claudia Sheinbaum ait précisé que « le Mexique n’acceptera pas de recevoir des migrants qui demandent l’asile aux États-Unis », mais que le pays offrira une aide humanitaire, ce qui sans aucun doute mettra à l’épreuve la patrouille frontalière et les services militaires mexicains.

En tant que chercheuse états-unienne spécialisée en études africaines qui travaille au Mexique, je n’ai jamais imaginé que mon domaine d’études se rapprocherait autant de mon lieu de vie actuel. Mon travail de terrain m’a toujours conduite au Sénégal et dans la région du Sahel ou à avoir des contacts avec des migrants sénégalais en Italie et en Espagne. Cependant, en 2022, j’ai été appelée par un centre de migrants mineurs situé à México. La personne qui m’a contactée me demandait de l’aide pour que je serve d’interprète à un jeune migrant sénégalais qui ne parlait que le wolof. Il était venu au Mexique dans l’espoir de tenter sa chance à la frontière des États-Unis. Le jeune homme avait voyagé avec un groupe de personnes venant du Sénégal en passant par le Maroc et le Salvador, quand il a été arrêté à l’aéroport de México par les services de l’immigration. Il a ensuite été envoyé au centre des migrants mineurs mais il a refusé de s’alimenter ou de coopérer avec les autorités du centre. Il était abasourdi et ne comprenait pas la raison de sa détention. Les autorités ont considéré que, aussi bien lui qu’un enfant de Gambie de 13 ans et un adolescent de Mauritanie, de 17 ans à peine, couraient le risque d’être victimes des trafiquants sur leur chemin menant à la frontière avec les États-Unis. Tous étaient face au même choix : être renvoyés chez eux, demander l’asile au Mexique ou retrouver un membre de leur famille, en s’enregistrant avec l’application CBP One et en attendant attendre leur rendez-vous dans le centre de détention. Aucun d’entre eux ne voulait de la première ou de la seconde option. Nous avons retrouvé le père et un oncle du jeune sénégalais aux États-Unis. Néanmoins ils n’ont pu se rendre à la frontière, jusqu’à ce que le frère ainé quitte le Sénégal et fasse le même voyage en passant par le Salvador pour l’aider à sortir du centre, à México.

Le jeune mauritanien est arrivé au Mexique de façon bien différente. Il a décidé d’émigrer car sa mère venait de mourir, son père était âgé et ne pouvait pas travailler et nombre de ses cousins avaient déjà émigré aux États-Unis. Il espérait les rejoindre. Il m’a dit qu’il avait été en avion, depuis Nuakchott, la capitale de la Mauritanie, au Maroc d’où il a voyagé en avion vers la Turquie, la Colombie, le Salvador et de là vers le Nicaragua. Du Nicaragua, il a voyagé en autobus, en bateau, et à pied par le Honduras, en passant à nouveau par le Salvador puis le Guatemala jusqu’à arriver au Mexique. Il a été arrêté à México et conduit au centre. Retourner en Mauritanie n’était pas une option. Comme il avait des cousins aux États-Unis, le centre a collaboré avec les services de l’immigration pour trouver un moyen de le transférer vers un centre de détention de l’autre côté de la frontière en attendant l’autorisation de retrouver un cousin. Après un an au Mexique, où il a appris l’espagnol, il a été transféré et vit maintenant à Columbus, dans l’Ohio.

Les statistiques sur le nombre de citoyens africains qui arrivent au Mexique et demandent à entrer aux États-Unis ont grimpé en flèche ces dix dernières années ce qui, comme l’affirme Miriam Jordan, « aggrave la crise à la frontière entre le Mexique et les États-Unis où ils rejoignent des légions de migrants d’Amérique centrale et du Sud ». À mesure que l’Europe a fermé ses frontières, beaucoup d’Africains ont cherché des routes migratoires nouvelles et souvent dangereuses pour pénétrer sur le sol états-unien, comme l’avaient fait les trois adolescents du Sahel. Les statistiques sur l’émigration aux États-Unis révèlent qu’en 2020 le nombre de migrants qui sont entrés par la frontière et qui venaient de pays différents du Mexique et extérieurs à l’Amérique centrale, qu’on appelle souvent « extracontinentaux » et qui comprend les Africains, était de 12%. En 2023 ils représentaient 51%. Entre 2007 et 2018, le nombre de citoyens africains arrivés au Mexique ou ayant traversé le pays est passé de 460 à presque 3000. Pendant cette période, la majorité des personnes en provenance du continent venaient de Somalie, d’Érythrée et de République démocratique du Congo. Elles fuyaient le conflit armé qui avait lieu dans cette région. À partir de 2015 sont arrivées davantage de personnes venant du Sénégal et de Guinée Conakry et, en 2019, avant la pandémie de Covid 19, il y avait déjà 7065 migrants africains au Mexique. En 2021, après la réouverture des frontières du Costa Rica et du Panama, 5084 africains sont arrivés au Mexique en passant par l’Amérique centrale. Un article de AP News montre qu’en 2022 il y avait 6672 migrants africains au Mexique, chiffre qui est monté à 59 834 en 2023. Les chiffres émanant du gouvernement mexicain à la fin de l’an dernier indiquaient que le nombre de migrants sans papiers de ce continent s’élevait à 46 288 personnes.

À la frontière

Au cours du premier mandat de Donald Trump, le Mexique est devenu un espace de traitement des migrants, de peur et de privation de droits. En 2019, Trump a menacé le Mexique d’imposer des droits de douane et, en réponse, le Mexique a suspendu les visas de voyage pour les migrants qui entraient au Mexique du Guatemala pour se diriger ensuite vers la frontière avec les États-Unis. Le résultat a été que nombre de ces migrants ont créé des communautés dans des villes frontières du sud comme Tapachula ; ils ont même créé une Assemblée de migrants africains qui a manifesté contre les violations des droits humains par la Garde nationale. Comme en 2019, Trump a menacé d’imposer des droits de douane de 25% sur les produits importés du Mexique et, dans une tentative pour retarder l’impact économique, la présidente a envoyé un effectif de 10 000 membres de la Garde nationale à la frontière nord pour faire face à la violence des cartels, la circulation du fentanyl et la situation des migrants. Cependant, comme le dit Santiago Aguirre, directeur du Centre des droits humains, comme en 2019, déployer la Garde nationale pour qu’elle se charge de la surveillance de la frontière génère des problèmes d’abus physique et d’emploi excessif de la force, sans compter que la société civile est débordée et que les migrants ne peuvent bénéficier de l’action d’un organisme gouvernemental pour surveiller les éventuels abus des militaires. La chercheuse Madeline Ray et le chercheur René Leyva Flores ont rédigé un rapport sur la santé publique des migrants africains sans papiers au Mexique. Ils affirment que ces migrants souffrent d’une vulnérabilité redoublée, due aux difficultés linguistiques, à la discrimination raciale, aux routes dangereuses et à l’absence de papiers. L’inexistence de consulats pour la majorité des pays africains est aussi un obstacle pour que les migrants aient accès à une aide juridique.

J’ai parlé récemment avec les travailleurs du centre où étaient hébergés les adolescents que j’ai connus. Ils m’ont raconté que plusieurs jeunes migrants avaient vu leur rendez-vous annulé avec le CBP one et que le centre ne savait pas quoi faire d’eux. Maintenant, alors que leurs options se sont encore réduites, le gouvernement mexicain a entre les mains un problème potentiellement énorme. Le Mexique va-t-il devenir la destination involontaire pour les migrants africains au lieu de n’être qu’un pays de transit ? Comment le gouvernement et la société mexicaine vont-ils réagir ? Comme l’indique l’anthropologue Bruno Miranda, en 2021, avec seulement 2034 migrants détenus, le manque de personnel et de ressources a provoqué l’effondrement du système prévu pour les réfugiés. Maintenant que leur nombre est bien supérieur et que leurs chances de parvenir sur le sol états-unien se sont réduites, quel sera leur destin ? Quelles implications cela aura-t-il pour la société mexicaine ?


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3735.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial à partir de la version en espagnol.
 Source originale (anglais) : Africa is a country, 21 février 2025.
 Source (espagnol) : Nueva Sociedad, 24 février 2025, traduction de l’anglais par Mariano Schuster.

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