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DIAL 3740
EL SALVADOR - Bénis ceux qui cherchent la justice
Hervi Lara Bravo

mercredi 30 avril 2025, mis en ligne par
Le 16 novembre 1989, six jésuites de l’Université centraméricaine José Simeón Cañas (UCA), leur cuisinière et sa fille adolescente ont été réveillés en pleine nuit et exécutés à la mitraillette par des soldats du bataillon Atlacatl de l’armée salvadorienne. Divers procès ont eu lieu ou doivent se tenir, dont l’un impliquant le président d’alors (1989-1994), Alfredo Cristiani, qui fait l’objet d’un ordre d’arrestation depuis mars 2022 mais est actuellement en fuite. Ce texte rédigé le 9 octobre 2015 revient sur cet épisode marquant et l’identité et les engagements des personnes assassinées. L’auteur, Hervi Lara Bravo (Chili), est professeur de philosophie et coordonnateur national du comité Oscar Romero du Service international chrétien de solidarité avec les peuples d’Amérique latine (SICSAL).
I
El Salvador, 12 mars 1977. Dans la ville d’Aguilares, l’armée assassine le prêtre jésuite Rutilio Grande et les deux agriculteurs qui l’accompagnaient. Monseigneur Oscar Romero était archevêque de San Salvador. À ce titre, il s’est adressé au gouvernement en l’avertissant qu’il n’assisterait pas aux réunions et événements officiels jusqu’à ce que la mort de Rutilio et les crimes de la répression généralisée de l’époque fassent l’objet d’une enquête.
Peu de temps après, le 11 mai, le père Alfonso Navarro est assassiné. Le 19 mai, le gouvernement expulse trois jésuites restés à Aguilares et à la même occasion les soldats tuent 50 paysans et profanent le temple en piétinant les hosties consacrées.
Le Président de la République a présenté à Mgr Romero une liste de 30 prêtres qui devaient quitter le pays, à quoi Romero a répondu : « Il ne faut pas toucher aux prêtres ».
De la fin des années 70 au début des années 90, 18 prêtres, 4 religieuses, des centaines de catéchistes et des laïcs sont tombés en martyrs, s’ajoutant aux plus de 70 000 morts du conflit armé.
Le 20 juillet 1977, tous les jésuites du Salvador reçurent des menaces de mort assorties d’un ultimatum pour quitter le pays. Le Père Pedro Arrupe, alors supérieur général des Jésuites, déclara : « La Compagnie de Jésus n’agit pas en fonction des menaces. Si d’autres jésuites sont assassinés, nous célébrerons leurs funérailles et continuerons à travailler. Nous sommes contre la violence, mais nous n’avons pas peur. » Les jésuites sont restés. Des années plus tard, la réaction des 14 familles les plus riches et possédantes du Salvador est parvenue par le biais de l’armée à leur service : le 16 novembre 1989, six jésuites de l’Université centraméricaine José Simeón Cañas (UCA) ont été assassinés ainsi que leur cuisinière et sa fille adolescente.
C’étaient des personnalités fortes et bien définies. Ils ont fait face à des défis, en ont pris acte et ont consacré leur vie à les surmonter. Ils ont donné sens à leur vie dans le Salvador qui étaient le leur.
II
Depuis 1985, Julia Elba était cuisinière chez les théologiens jésuites. Son mari Obdulio Ramos était jardinier. Celina, leur fille, était étudiante. Le 11 novembre, une bombe explose devant le portail de la résidence universitaire, brisant les vitres de la maison de la famille Ramos. Par peur, ils ont décidé de ne pas dormir chez eux, mais dans une salle de la résidence universitaire. La mère et la fille ont été assassinées. Obdulio a survécu parce qu’il n’a pas été vu par les soldats.
Joaquín López (1918) était salvadorien. En 1938, il était entré au noviciat d’El Paso, au Texas. En 1952, il est ordonné prêtre. En 1964, il participe à l’élaboration de la législation pour les universités privées, ce qui a rendu possible la création de l’UCA. En 1969, il crée Fe y Alegría [Foi et joie], dont il est encore responsable au moment de son assassinat.
Juan Ramón Moreno (1933) est né en Navarre, en Espagne. En 1950, il entre au noviciat jésuite. En 1951, il arrive à Santa Tecla, au Salvador. Il a été ordonné prêtre en 1964. Entre 1971 et 1974, il a été professeur de disciplines scientifiques et d’informatique à l’UCA. Il a été directeur spirituel du séminaire San José de la Montaña, tant pour les séminaristes que pour les prêtres et les religieuses. Il a également enseigné la morale et la théologie fondamentale. Il a ensuite été directeur adjoint du Centre Monseñor Romero.
En tant que recteur du Collège jésuite, il met en pratique les directives du Concile Vatican II et de la Conférence épiscopale de Medellín, ce pour quoi il est accusé d’hétérodoxie par les pères des élèves. En 1976, alors qu’il vit au Panama, il fonde le Centre ignatien d’Amérique centrale. En 1980, il participe à la campagne d’alphabétisation du Nicaragua. En 1985, il retourne au Salvador pour enseigner et organiser la bibliothèque du Centre de réflexion théologique.
Armando López Quintana (1936) est né à Burgos, en Espagne. En 1952, il entre au noviciat jésuite et en 1953, il arrive au Salvador. Entre 1959 et 1962, il a été professeur de mathématiques au Colegio Centro América de Grenade, au Nicaragua. Il est ordonné prêtre en 1965. En 1970, il obtient son doctorat à Strasbourg. Il est ensuite nommé professeur de théologie et plus tard recteur du séminaire San José de la Montaña à San Salvador, où il transmet les idées issues du Concile Vatican II, en plus de fournir refuge aux prêtres et aux politiques persécutés par le gouvernement. En conséquence, en 1972, les jésuites durent quitter le séminaire. Au cours des deux années suivantes, il est professeur de philosophie à l’UCA. En 1975, il est nommé recteur du Colegio Centro América de Managua, où il continue à accueillir les personnes persécutées, par Somoza cette fois. En 1978, il devient recteur de l’UCA de Managua. Le gouvernement sandiniste étant désormais au pouvoir, il le nomme membre de la Commission des droits humains. Il conseille en outre des dirigeants politiques et des fonctionnaires du gouvernement appartenant au mouvement Chrétiens pour la révolution. En 1984, le Saint-Siège intervient à l’UCA et López retourne à El Salvador comme professeur de philosophie et de théologie.
Segundo Montes (1933) est né à Valladolid, en Espagne. En 1950, il entre au noviciat jésuite et l’année suivante, il est envoyé à Santa Tecla, au Salvador. Il étudie la philosophie à Quito et la théologie à Innsbruck, en Autriche. Il est ordonné prêtre en 1963 et retourne la même année au Salvador comme professeur puis recteur du Colegio Externado. En 1970, il adopte la nationalité salvadorienne. Plus tard, il devient doyen de la faculté des sciences humaines et naturelles et effectue des études doctorales à l’université Complutense. En 1985, il fonde l’Institut des droits humains (IDHUCA), qu’il dirige jusqu’à sa mort. En même temps, il est curé de la Colonia Quetzaltepec, à Santa Tecla.
Montes s’est distingué en tant que chercheur et analyste des processus vécus par les déplacés, réfugiés et migrants salvadoriens à cause de la guerre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. À ce titre, il rejoint le Conseil consultatif des réfugiés centraméricains (CARECEM) basé à Washington.
Ignacio Martín-Baró était également originaire de Valladolid, en Espagne. Il est né en 1942. Il entre au noviciat jésuite en 1959. Il étudie les sciences humaines classiques à l’université catholique de Quito, la philosophie à l’université Javeriana de Bogotá et la théologie à l’université catholique de Louvain. En 1975, il obtient une licence de psychologie à l’UCA, où il a été professeur, doyen, membre du Conseil supérieur de l’université et directeur de la revue Estudios Centro Americanos (ECA). En 1977, il obtient une maîtrise en sciences sociales à l’université de Chicago. En 1979, il obtient un doctorat en psychologie sociale et organisationnelle. En 1981, il est vice-recteur académique de l’UCA, en 1982, chef du département de psychologie, en 1989, vice-recteur aux études supérieures et directeur de la recherche. En 1986, il fonde et dirige l’Institut universitaire d’opinion publique « Miroir social », où il réalise 23 enquêtes dans le but de demander l’avis des citoyens. Il a publié 11 livres et d’innombrables articles. En 1972 paraît son premier livre, fruit de ses enseignements, sous le titre Psicodiagnóstico de América Latina [« Psychodiagnostic d’Amérique Latine »]. Il reprend le concept de « conscientisation » de Paulo Freire, car « devenir alphabétisé, c’est avant tout apprendre à lire la réalité environnante et à écrire sa propre histoire ». Il considérait que « la guerre se caractérise par la violence, la polarisation et les mensonges institutionnalisés ».
Dans ses écrits, il intégrait la psychologie sociale traditionnelle au contexte de la guerre civile au Salvador. Il soutenait que la psychologie devait faire face aux problèmes nationaux et se développer à partir des conditions sociales existantes et des aspirations historiques des majorités populaires, puisque le comportement humain devait être analysé dans son contexte. C’est pour cette raison qu’il rejetait la position confortable et fausse d’une psychologie autoproclamée impartiale. Au contraire, il enseignait une psychologie engagée de manière critique dans des projets alternatifs de société, intégrant diverses théories et remettant en question les croyances établies et les principaux modèles théoriques considérés inadéquats pour faire face à la violence collective du Salvador.
En 1988, avec des psychologues d’Amérique centrale, du Mexique et des États-Unis, Martín-Baró crée le Programme centraméricain d’opinion publique, car il considérait que « les enquêtes d’opinion publique peuvent être un moyen de redonner la parole aux peuples opprimés ».
Il travaillait jusqu’à 15 heures par jour et, en plus, le week-end, il s’occupait de la paroisse rurale de Jayaque, à la périphérie de San Salvador.
Ignacio Ellacuría est né à Vizcaya, en Espagne, en 1930. Il entre au noviciat jésuite en 1947 et, un an plus tard, avec cinq autres novices, il est envoyé pour fonder le noviciat jésuite de Santa Tecla, à San Salvador. Il y apprend la liberté d’esprit, s’ouvrant à « ce qui va venir, sans savoir ce qui va venir ».
Il a étudié les sciences humaines classiques et la philosophie à l’université catholique de Quito, où il a appris « à penser, à chercher les données nécessaires et à comprendre la réalité ». Il retourne à San Salvador, au séminaire San José de la Montaña, comme professeur de philosophie scolastique. Il a étudié la théologie à Innsbruck, où il a été l’élève de Karl Rahner. Sa thèse de doctorat portait sur Xavier Zubiri, avec qui il entretint un dialogue permanent et qui constituait selon lui « une jonction entre le classique et le moderne, entre l’essentiel et l’existentiel ».
Il est ordonné prêtre en 1961. En 1967, il retourne à San Salvador, à l’UCA. De là est née son idée de construire une philosophie de la réalité du Salvador et de l’Amérique latine, même s’il considérait la théologie comme plus urgente que la philosophie, car « elle est plus efficace ». Son premier écrit qui a eu un impact fut Psicodiagnóstico de América Latina [« Théologie politique »] (1973). Son dernier écrit est Utopía y profetismo en América Latina [« Utopie et prophétie en Amérique latine »] (1989).
Ellacuría fonde le Centre de réflexion théologique. Il organise la maîtrise en théologie. Il crée la faculté des sciences religieuses et morales pour préparer les professeurs de religion et élever le niveau des chrétiens les plus engagés. En 1984, avec Jon Sobrino, il fonde la Revue latino-américaine de théologie. En 1967, il est professeur de philosophie à l’UCA et membre du conseil d’administration. En 1972, il est chef du département de philosophie. En 1976, il est recteur de l’UCA et vice-recteur de projection sociale. Ayant été chargé de la formation des jeunes jésuites, il suit l’intuition de saint Ignace : le jésuite devait être bien formé pour répondre efficacement aux défis de la société et de l’histoire. En 1974, Rome interdit aux jésuites de permettre à Ellacuría d’occuper des postes de responsabilité dans la Compagnie. Son langage clair et précis a provoqué l’inimitié d’un secteur des jésuites, de l’oligarchie, de l’armée, de la droite politique et de l’ambassade des États-Unis. Au milieu du conflit, Ellacuría a pris le parti de la rationalité de l’Évangile, refusant la violence comme issue et proposant le dialogue et la négociation en regardant la réalité. Il s’est laissé emporter par la foi de Mgr Romero et par la foi du peuple crucifié, pour, ainsi, « agir avec justice ».
Concernant la mission de l’université, il exprimait que le plus important n’était pas de former des professionnels, mais plutôt la société dans laquelle elle s’inscrit, où le grand problème était constitué par les majorités populaires. L’Université « doit éclairer et transformer la réalité dans laquelle elle vit, dont elle vit et pour laquelle elle doit vivre ». Elle devait donc être au service de la libération du peuple salvadorien à partir de son mode d’être propre d’université. C’est ainsi qu’Ellacuría favorise la publication de revues spécialisées. Il crée les éditions universitaires UCA Editores. Compte tenu des textes critiques et de l’importante production de l’UCA, les imprimeurs eurent peur, c’est pourquoi Ellacuría créa les Ateliers graphiques de l’UCA. À tout cela s’ajoutaient ses commentaires à la radio de l’archevêché.
En 1976, le gouvernement veut lancer la réforme agraire. C’est un processus soutenu par l’UCA car il bénéficierait aux majorités populaires et attaquerait l’oligarchie foncière. Ellacuría est présent dans les analyses critiques et les propositions créatives. Mais la pression de l’oligarchie fait reculer le gouvernement. Face à cet acte de lâcheté, Ellacuría écrit un éditorial de la revue Estudios Centroamericanos (ECA) intitulé « À votre service mon capital ». Le coût pour l’UCA fut la fin de la subvention de l’État et cinq bombes de l’Union guerrière blanche.
Lorsque Rutilio Grande a été assassiné, Ellacuría se trouvait à Madrid et n’a été autorisée à retourner au Salvador que plus d’un an plus tard. Le 15 octobre 1979, un coup d’État de jeunes officiers cherchant à surmonter la crise est perpétré et approuvé par l’UCA. Mais ce mouvement échoue et la violence s’accroît. En mars 1980, Mgr Romero est assassiné. Des bombes explosent à l’UCA et dans la résidence universitaire en moins de 48 heures. Ellacuría doit quitter le pays sous protection de l’ambassade d’Espagne, pour ne revenir que des années plus tard.
La proposition d’Ellacuría pour mettre fin à la guerre n’a pas été comprise. Il considère que la seule issue est le dialogue et non la violence armée. En second lieu, il propose que les majorités se manifestent par elles-mêmes. Et il exige que l’UCA, les églises, les écoles, les hôpitaux soient respectés comme des terrains neutres.
La fille du président Duarte avait été kidnappée. En octobre 1985, Ellacuría et Mgr Rivera furent médiateurs auprès du FMLN pour sa libération, en échange de 22 prisonniers politiques et du départ du pays de 101 mutilés de guerre. La même année, Ellacuría fonde la chaire universitaire de Réalité nationale à l’UCA, où sont discutés les problèmes nationaux et régionaux. Au centre de sa pensée se trouvaient l’orientation de la société et l’efficacité de sa transformation, car il considérait que la cause du conflit n’était pas le communisme international, mais l’injustice structurelle.
À ceux qui lui recommandaient le repos, Ellacuría répondait que le peuple ne se reposait pas de la guerre ni de la pauvreté.
III
C’étaient des hommes d’une foi héroïque, éclairés par leur lucidité intellectuelle. Ils mirent la raison et la foi au service d’un peuple parmi lequel ils n’étaient pas nés et qu’ils aimèrent avec une véritable catholicité. C’était d’authentiques universitaires qui concevaient l’université comme promotrice du changement historique, visant à vaincre l’oppression et à réaliser l’égalité et la justice nécessaires à la pleine réalisation de la dignité humaine. Car ce qu’est réellement l’université « réside dans son impact sur la réalité historique, dans laquelle elle existe et qu’elle sert ». Ils étaient intelligents et possédaient une extraordinaire capacité d’organisation et de production intellectuelle. Ils auraient pu vivre confortablement, sans risques, accumulant les succès, comme tant d’universitaires aujourd’hui qui sont des fonctionnaires au service de techniques politiquement et culturellement inutiles, inoffensives et/ou au profit du pouvoir économique.
Mais les jésuites de l’UCA n’ont pas perverti ni renoncé à la mission à laquelle ils s’étaient engagés depuis leur jeunesse. Ils ne se sont pas réfugiés dans un petit monde étouffant d’intrigues et de mesquineries, de soumission et d’application. Ellacuría et les autres martyrs n’étaient pas seulement d’authentiques universitaires mais aussi des chrétiens cohérents, car ils savaient maintenir leur dignité dans les sphères publiques et privées. Ils ont compris que l’université fait partie et est une expression de la société, et qu’elle doit agir comme conscience critique. C’est pourquoi ils n’ont pas hésité à proposer des initiatives audacieuses ancrées au cœur même de la transformation sociale. Parce que l’université est « la conscience du processus historique, où le passé est présent dans la création de nouvelles formes de culture. […] Cette conscience de la culture qui s’exprime dans la connaissance est institutionnalisée dans la communauté universitaire qui, dans le dialogue permanent de ses membres entre eux et d’elle-même avec la société, participe de manière critique à la personnalisation et à la socialisation de l’homme par le biais de la transformation et l’humanisation du monde. […] Toutes les tâches particulières et permanentes de l’université, comme le sont notamment la recherche et la formation de professionnels, doivent, en restant fidèles à leurs propres exigences, être intégrées à une réflexion engagée en faveur du processus de libération, pour lequel un contact étroit avec les sources et les formes de la culture populaire est essentiel. C’est pourquoi l’Université doit offrir des conditions permettant aux universitaires d’assumer de manière critique leur responsabilité de participer au processus politique en vue du bien commun. En ce sens, nous comprenons la juste politisation des membres de la communauté universitaire. Il est également capital que l’institution universitaire s’efforce de fournir les éléments nécessaires à la promotion permanente de l’indépendance culturelle des peuples contre toute forme d’asservissement, qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur [1].
Et pour convertir la réalité de l’injustice, il faut la connaître de l’intérieur et y faire face. C’est ce qu’ont fait Ellacuría et les autres ; ils sont devenus martyrs, témoins de la foi et victimes de la haine de la justice, « en essayant de faire descendre de la croix le “peuple crucifié” jusqu’au bout, en donnant leur vie et en versant leur sang, faisant circuler dans le monde entier la validité historique du Dieu des peuples crucifiés [2].
Les martyrs de l’UCA avaient compris l’intrication entre la foi et les exigences de construction d’une société humaine et juste. C’est pour cela qu’ils ont donné leur vie, ce qui signifie communion avec Dieu et avec les autres hommes. C’est la justice qui, dans le langage biblique, constitue la sainteté. Parce que la promotion de la justice est aujourd’hui une expression de foi. La justice est une face de la vérité. Et c’est la vérité qui donne un sentiment de transcendance. C’est ce qui crée de grandes actions et de grands esprits. Et les hommes justes et véridiques deviennent des prophètes. Quand tout le monde désespère, le prophète est celui qui espère. Et quand les autres attendent, le prophète est celui qui est impatient d’extraire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde. C’est une rébellion contre le mal. Et la rébellion pour l’amour de Dieu et des autres hommes est résurrection, car « il n’y a pas d’espaces sacrés ou profanes pour le Christ. […]. Dieu est particulièrement présent dans les pratiques humaines qui aident à construire le Royaume, qui est justice et paix. […] Parce que Dieu n’appelle pas l’homme à fuir le monde, mais à la responsabilité envers les autres, envers la justice, envers la vérité, envers le travail honnête [3]. »
La bulle Inter caetera [Entre autres choses] du pape Alexandre VI (1442-1503) a fait don aux rois d’Espagne « des villes, des forteresses, des places et des villages, des îles et des principales terres trouvées et à trouver ». Cela a légitimé la colonisation avec la destruction des ethnies, des cultures et des religions ancestrales. Plus tard, en 1845, la « destinée manifeste » des États-Unis justifia l’expansionnisme états-unien, parce que « Dieu a désigné le peuple états-unien comme la nation choisie pour commencer la régénération du monde ». Les conséquences de ces deux processus sont connues et sont, dans une large mesure, à l’origine des maux actuels de l’Amérique latine [4].
Les martyrs jésuites de l’UCA ont cherché à renverser le cours de cette histoire en développant un concept éthique majeur : le péché structurel. Autrement dit, nous vivons dans un monde dans lequel les structures tuent plus efficacement et plus cruellement que les gens. Par conséquent, mettre l’accent sur le mal comme une affaire exclusivement individuelle est une erreur, car les structures du monde d’aujourd’hui sont pires que les individus. Avec sa belle simplicité habituelle, le poète Ernesto Cardenal le confirme en affirmant que « les pauvres sont les travailleurs : ce sont eux qui font les routes et les voitures, ils plantent le coton, le café, ils font tout. Ce sont eux qui font le monde. Et voici ce qui se passe : une fois qu’ils ont fait les choses, on les leur enlève. Ils créent le monde, mais ils ne peuvent pas en profiter. Le monde, ce sont ceux qui ne le font pas qui en profitent [5]. »
En raison de la répercussion internationale qu’a eu l’événement, le martyre des jésuites de l’UCA a contribué au début des négociations qui ont mis fin à la guerre. On dirait que les paroles de Thomas Merton sont donc vraies : « La mort fait que la vie atteint son but. Mais le but n’est pas la mort, le but est l’éternité.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3740.
– Traduction de Jean-Claude Thomas pour Dial.
– Source (espagnol) : Comunicaciones Aliadas, 31 août 2009.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] « Misión de la Universidad Católica en América Latina » [Mission de l’université catholique en Amérique latine], Buga, Colombie, 12-18 février 1967.
[2] Javier Vitoria Cormezana, « La precedencia del “hacerse teología” de los mártires sobre el “hablar de Dios” de los teólogos. “Solo la ejemplaridad es digna de fe” » [La préséance du « se faire théologie » des martyrs sur la « parole de Dieu » des théologiens. « Seule l’exemplarité est digne de la foi »], Revista Latinoamericana de Teología [Revue latino-américaine de théologie], n° 94, janvier-avril 2015, p. 106.
[3] Boff, L., « Jesucristo y nuestro futuro de liberación » [Jésus-Christ et notre avenir de libération], IndoAmerican Press Service, Bogotá, 1978, p. 45 et suivantes.
[4] Voir la revue Umbrales n°258, mai 2015, Montevideo, p. 3.
[5] Las ínsulas extrañas, México, FCE, 2003, p. 456.