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BRÉSIL - La grève des travailleurs des plateformes numériques révèle les formes de lutte de la nouvelle génération de travailleurs précaires. Entretien avec Darinêh Aziati
Gabriel Brito
jeudi 29 mai 2025, mis en ligne par
Pour protester contre des conditions de travail très dures et précaires et réclamer des améliorations sur différents points, des travailleurs des plateformes numériques comme Uber Eats ou Ifood [1] ont organisé une grève des applications lundi 31 mars et mardi 1er avril. Peu après, Gabriel Brito a conduit un entretien avec l’un de ces travailleurs mobilisés, Darinêh Aziati, dit « Le Turc », pour le Correio da cidadania. Article publié le 15 avril 2025.
Le 31 mars et le 1er avril, les travailleurs des plateformes numériques se sont mis en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail. Dépendant des plateformes numériques et sans organisations formelles qui les rassemblent, ces travailleurs dans le secteur de la logistique – transport de personnes, livraison d’aliments ou de biens – se font de mieux en mieux entendre. Sans syndicats, ils formulent leurs propres tactiques de lutte politique et contestent de plus en plus les récompenses que les grandes entreprises leur accordent. Correio da Cidadania a interrogé Darinêh Aziati, un employé des plateformes de la ville de Balneário Camboriú (Santa Catarina), pour expliquer les raisons qui ont poussé cette catégorie jeune et nombreuse à déclencher cette grève popularisée sous le nom de « Coup de frein aux applications » [« breque dos apps »].
En plus d’exposer leurs revendications principales, Aziati, surnommé « Le Turc », présente une critique en règle de ces nouvelles relations de travail par la médiation d’un écran d’un téléphone portable, ce qui en soi rend difficile la création de contacts et de débats entre les chauffeurs et les livreurs qui font bouger le secteur. Le manque d’informations générales sur ces branches économiques est si profond qu’il n’est même pas possible d’estimer précisément le nombre de travailleurs qui ont rejoint le mouvement de grève et ses impacts économiques.
Il explique : « En plus de former des leaderships, beaucoup ont commencé à former des associations à but non lucratif afin que nous puissions nous entraider au quotidien, car le dialogue avec les plateformes est devenu très difficile dans certaines régions. Par conséquent, avoir notre propre association formée de livreurs actifs devient essentiel pour que nous puissions nous entraider lorsque l’un d’entre nous est victime d’un accident ou vit d’autres situations qui l’éloignent du travail ».
Ces propos du « Turc » éclaircissent déjà en partie l’invisibilité sociale et la surexploitation auxquelles les entreprises milliardaires les soumettent. Il convient de noter que les directions d’entreprises comme celles d’Ifood et d’Uber s’appliquent à propager des idées antisyndicales sous prétexte que dans ce type de travail, il n’y aurait pas de patron et, par conséquent, pas de relation de travail formelle. Le message est clair : l’autonomie individuelle serait bien meilleure que la création d’organisations de classe.
S’adressant au Correio, il est catégorique, affirmant que la relation entre les plateformes et les chauffeurs/livreurs est abusivement favorable aux premières et que l’interprétation selon laquelle il n’y aurait pas de relation d’emploi entre les deux parties, frise l’offense à l’intelligence, étant donné la relation évidente de subordination et de discipline à laquelle ils sont soumis.
Il poursuit : « Il y a le cas de livreurs qui travaillent avec un planning préétabli, qui subissent des pénalités s’ils s’absentent sans préavis et qui n’ont aucun droit du travail reconnu. Comme opérateur logistique vous devez être disponible durant les jours et les horaires programmés et vous devez tout terminer dans les temps, même un week-end ou un jour de forte demande, pour ne pas être exclu. Ces livreurs, même s’ils respectent les plannings et sont tenus de donner satisfaction – ce qui confirme une relation de travail – n’ont pas droit à des congés payés, ni à des vacances ou autres avantages, ce qui est totalement inacceptable, à mon avis ».
Voici l’entretien intégral avec Darinêh Aziati.
Comment s’est déroulé le processus d’organisation d’une catégorie de travailleurs que l’on peut considérer d’un type nouveau, tant par son aspect générationnel que par sa forme d’organisation du travail ?
En gros, la grève des livreurs de plateformes est partie d’une initiative des travailleurs de São Paulo qui ont mis en place une organisation nationale des livreurs. Répondant à l’appel de l’organisation, plusieurs villes ont commencé à adhérer, certaines avaient déjà des dirigeants reconnus, et d’autres en ont établi, pour pouvoir participer à l’action. En plus de former des leaders, beaucoup ont commencé de créer des associations à but non lucratif afin que nous puissions nous entraider au quotidien, car le dialogue avec les plateformes s’avère très difficile dans certaines régions. Par conséquent, avoir notre propre association, formée de livreurs actifs, devient essentiel afin que nous puissions nous entraider lorsque l’un d’entre nous a un accident ou vit d’autres situations qui l’éloignent du travail.
Quelles sont les principales raisons de la grève des travailleurs des plateformes de livraison, qui a pertubé la routine de plusieurs villes du Brésil, la semaine dernière ?
Nos principales revendications sont l’augmentation du tarif minimal de 6,50 à 10 réaux (la dernière augmentation a eu lieu en 2023) et le paiement intégral des commandes sur les itinéraires groupés – aujourd’hui, Ifood nous paie 6,50 réaux + 3 réaux pour les commandes supplémentaires, tout en facturant l’intégralité des frais aux consommateurs et aux établissements. Nous demandons une limitation à 3 km pour les itinéraires à vélo et l’augmentation du montant payé par km parcouru de 1,50 à 2,50 réaux.
Est-il plus difficile d’organiser les travailleurs des plateformes par rapport à ceux des générations précédentes, en particulier ceux qui travaillaient dans des endroits concentrant de grands contingents ?
Oui. Le 9 avril s’est tenue la plénière générale des livreurs de plateformes, afin de pouvoir englober les dirigeants et les livreurs de tout le pays. La réunion devait se dérouler en ligne, mais, même ainsi, tout le monde n’a pas pu participer en raison d’une limitation du nombre de participants à la vidéoconférence. Évidemment, nous organisons des réunions locales ou régionales, qui rassemblent un bon nombre de participants, mais pas toujours la totalité, car certains sont encore en activité au moment des réunions, comme les livreurs franchisés OL (Opérations logistiques), les livreurs qui travaillent de façon permanente pour des restaurants, ou ceux qui, en plus du travail pour les plateformes ont un travail fixe relevant du code du travail.
Les marges bénéficiaires des entreprises qui emploient ces travailleurs sont-elles abusives ? Pouvez-vous mieux expliquer comment se fait le « partage du gâteau » ?
Oui, absolument. La plus grande plateforme de livraison est, sans aucun doute, Ifood. Elle facture aux établissements un pourcentage sur les ventes des commandes qui peut varier pour chacune de 14 % à 27 %. En plus de ces frais facturés au commerçant, un montant est facturé pour la livraison par un tiers (livraison effectuée par les livreurs des applications), qui peut varier en fonction du jour de la semaine, de l’heure ou de la demande. Cependant, dans tous les cas, si l’établissement paie à la plateforme 12 réaux pour une livraison de 1 km, le livreur reçoit 6,50 réaux, qui constituent le tarif minimum.
La facturation de la course du livreur fonctionne de la manière suivante. Pour les vélos : livraisons de 4,5 km à 6,5 km. Lorsque vous dépassez les 4,5 km, tout kilomètre supplémentaire est facturé 1,50 réal. Pour les motos : livraisons jusqu’à 4 km facturées 6,50 réaux. Au-delà des 4 km, paiement d’un supplément en fonction du kilométrage parcouru. Cependant, pour les livreurs à moto, cela peut varier beaucoup plus, il existe des cas où ils ne sont payés qu’1 real par kilomètre parcouru. Dans le cas des commandes groupées, c’est pire, car parfois si vous regardez chaque commande, chaque client a payé 13 ou 14 réaux de frais de livraison, tandis que pour le livreur, l’itinéraire avec deux livraisons différentes n’est payé que 9,50 réaux.
À propos des relations de travail, que pensez-vous des discussions qui tentent d’officialiser la reconnaissance des liens entre les plateformes numériques et les livreurs inscrits auprès d’elles ?
Il y a des cas de livreurs qui suivent un planning prédéfini, subissent des pénalités s’ils s’absentent sans préavis et n’ont aucun droit du travail. Dans le modèle des Opérations logistiques (OL), vous devez être disponible pendant les rotations de travail et les jours où vous êtes prévu, et vous devez tout faire pour ne pas être exclu de l’horaire un week-end ou un jour de forte demande. Ces livreurs, même s’ils respectent les plannings et tentent de donner satisfaction, ce qui constitue une relation de travail, n’ont pas droit à des congés payés, ni à des vacances ou autres avantages, ce qui est totalement inacceptable, à mon avis. Il y a un grand besoin de débat sur la réglementation des livreurs des applications, mais il doit englober les conditions de travail de ceux qui sont dans la rue, qu’il pleuve ou qu’il vente. Elle a déjà fait l’objet d’un débat mais cela n’a mené à rien, parce que les propositions ne correspondent pas à la réalité et qu’elles nous nuiraient plus qu’elles ne nous aideraient réellement.
Les dernières semaines ont également été marquées par d’autres luttes ouvrières, comme le débat autour de la fin de la journée de travail de forme 6x1 qui touche des dizaines de catégories dans le monde du travail et la semaine de 30 heures pour les soins infirmiers (une catégorie qui rassemble 3 millions de personnes à travers le pays). Comment analysez-vous cette somme de revendications dans le contexte historique actuel, dans lequel les luttes ouvrières semblent avoir perdu de la place au profit de luttes sociales d’un autre type ?
Nous percevons clairement la rupture de la société due à la polarisation politique, qui affaiblit, de fait, les organisations ouvrières et leurs luttes. J’ai vu des gens parler de notre grève en disant « Si ça ne va pas, il suffit de chercher du travail ailleurs, d’aller dans un autre secteur ». Pour moi, c’est effrayant car, en fin de compte, les droits dont bénéficient les travailleurs aujourd’hui ont été conquis sur la base de la grève et de la lutte. Nous voyons d’innombrables professions où les travailleurs sont poussés jusqu’à l’épuisement, ils ne vivent que pour travailler et non l’inverse. C’est bizarre.
Y a-t-il une alternative aux plateformes actuelles avec leurs relations de propriété ? Ne serait-il pas possible d’imaginer que des plateformes numériques comme Uber et iFood soient détenues collectivement ?
Il y a des discussions pour créer des plateformes de livreurs, mais elles ne font que débuter dans plusieurs États. Si les plateformes étaient dans le domaine collectif, ce serait en effet beaucoup mieux, mais pour l’instant, c’est encore quelque chose loin de la réalité.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3741.
– Traduction de Pedro Picho.
– Source (portugais du Brésil) : Correio da Cidadania, 15 avril 2025.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] En 2021, Ifood détenait 80% du marché de la livraison de repas au Brésil. Voir Charlie Sheng, « 2021 Brazil Food Delivery : iFood continues to lead with over 80% Market Share », 7 septembre 2021.

