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CHILI - La lutte pour récupérer la terre des ancêtres : La disparition de Julia Chuñil

Αlexia Galanakis

lundi 30 juin 2025, mis en ligne par Françoise Couëdel

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Au vingt-et-unième siècle, au Chili, comme d’ailleurs en Argentine il y a quelques années [1] il y a encore des personnes engagées dans des luttes qui « disparaissent ». Julia Chuñil aura 73 ans le 16 juillet. Cette femme mapuche engagée pour la défense de l’environnement est présidente de la communauté indienne Putreguel. Elle a disparu le 8 novembre 2024. Article d’Alexia Galanakis publié le 10 mars 2025 par Yemaya.


Le vendredi 8 novembre 2024, la dirigeante mapuche Julia Chuñil Catricura a disparu ainsi que son chien Cholito. Quatre mois plus tard, il n’y a pas d’avancées et ses proches n’ont pas pu non plus avoir accès au dossier d’enquête.

Femmes chiliennes durant la manifestation du 8 mars à Madrid, à 4 mois de la disparition de Julia
Photo : Αlexia Galanakis

« Elle sentait toujours la fumée car elle passait son temps à griller du blé. C’était une petite odeur comme celle du pain chaud, tout juste sorti du four. Elle disait que cela lui faisait du bien, sa peau était toute lisse à cause de la fumée, avec des rides, mais très douce ». C’est comme ça que Lyssette Sánchez parle de sa grand-mère Julia.

À plus de 800 kilomètres au sud de Santiago se trouve le village de Máfil, dans la région de Los Ríos, au Chili. Cela fait quatre mois que Julia Chuñil, dirigeante mapuche, a disparu ainsi qu’un de ses chiens, alors qu’elle était allé chercher ses bêtes, en suivant un parcours qu’elle connaissait par cœur, explique Lyssette. À deux heures de sa maison on a retrouvé les empreintes d’une camionnette, de ses pas, son bâton et un coussin. Ses bêtes sont revenues, mais pas elle. Sa famille et sa communauté ont un suspect mais les résultats de l’enquête – qui étaient sous le secret de l’instruction jusqu’au 3 mars – n’ont toujours pas été communiqués à la famille en raison des procédures et des lenteurs judiciaires.

Julia est présidente de la communauté indienne Putreguel, reconnue en 2014 par la Corporation nationale du développement indien (CONADI). Elle a 72 ans, est mère de cinq enfants, grand-mère de dix petits-enfants, a des yeux en amande, une dent en or et toujours une tresse dans le dos.

Comme pour la disparition forcée de Julia, d’autres cas n’ont pas été élucidés. Macarena Valdés, militante de la cause environnementale mapuche a mené la résistance contre l’installation de la centrale hydroélectrique sur le río Tranguil, propriété de l’entreprise autrichienne RP Global et de la compagnie chilienne SAESA, qui a mené à l’abattage d’une forêt primaire et à l’inondation de deux cimetières des ancêtres. Macarena a été retrouvée morte en août 2016 à son domicile par son fils cadet, dans la région de Los Ríos. Seulement 21 jours après une manifestation ayant paralysé la route CH201 entre le Chili et l’Argentine.

Ce sont 900 hectares de forêt primaire que Julia Chuñil entretient et préserve. Elle vivait sur ces terres, sans électricité ni tout à l’égout. Avec ses 5 chiens, 15 vaches, 2 chevaux, des porcs et des poules qui cohabitaient avec des espèces emblématiques telles que des coigües [2] des ormes, des buis, des lingues [3] et des canneliers, l’arbre sacré du peuple mapuche. Au milieu de tous ces arbres vivent des mammifères, le renard chilote, le pudu [4]et un puma, tous importants pour la cosmovision indienne.

Manifestation pour demander justice pour Julia Chuñil
Photo : DR

La terre un bien commercial

Le terrain héberge une riche biodiversité caractéristique de la région et fondamentale pour la régulation hydrique, la capture du carbone et la conservation des sols. La diversité biologique est une partie inhérente de la cosmovision mapuche, qui associe la santé de l’environnement au bien-être de la communauté

Sebastián Benfeld, premier Chilien à avoir été récompensé par le Sommet des Jeunes de l’ONU, est le fondateur d’Escazú Ahora [« Escazú maintenant »], projet qui a soutenu l’adhésion du Chili à l’Accord d’Escazú [5]. Il travaille maintenant à la défense de l’environnement et explique que cette zone est un poumon vert entre les zones d’exploitation forestière : « C’est un terrain d’un grand intérêt pour les entreprises locales car c’est le seul secteur qui n’est pas encore exploité ». En outre, « avec ses cinq cours d’eau, il offre des possibilités de revendre cette ressource naturelle ». La constitution du Chili considère explicitement les droits d’approvisionnement en eau comme un bien privé.

Quelques jours avant sa disparition, pendant les funérailles d’« une voisine très chère » Lyssette se souvient d’avoir entendu sa grand-mère parler d’un chef d’entreprise qui « la harcelait, la menaçait, voulait la payer, lui proposait beaucoup d’argent, des millions et des millions ».

Image satellite de la Reserva Cora Número Uno-A
Photo : Google Earth

Le secteur « Reserva Cora Número Uno-A », de 925,70 hectares, a été attribué en 2013 par la Corporation nationale de développement indien (CONADI) à la communauté indienne Blanco Lepin. En 2011, la communauté négociait l’achat de sa propriété transférée de la Banque Scotiabank au chef d’entreprise Juan Carlos Morstadt. Celui-ci avait exclu de la vente les droits sur l’eau.

Morstadt a acheté les terrains grâce à un crédit de 799 400 000 dollars, payé en partie avec l’argent de la vente à Blanco Lepin. La CONADI a payé 1 114 250.000 dollars pour les terrains, au prix de 1 250 000 dollars l’hectare. Le contrat exigeait que Morstadt clôture tous les terrains avant d’être payé mais 13% du pourtour ne l’ont pas été. Cette absence de respect des conditions du contrat aurait dû activer la rupture automatique de celui-ci, mais la CONADI avait néanmoins remis l’argent. En 2013, la communauté indienne Blanco Lepin a porté plainte contre la SARL Agrícola, Forestal y Ganadera Juan Carlos Morstadt Anwandter, la banque Scotiabank Chile S.A. et la CONADI pour non-respect du contrat. En 2015 le jugement a acté l’annulation du contrat et ordonné la restitution réciproque de la propriété et de l’argent à la CONADI.

Le jugement impliquait que la communauté Putreguel récupère les terres et prenne en charge leur défense.

Grand-mère, dirigeante et mapuche

« Nous avons grandi en mangeant de la farine de blé grillée », raconte Lyssette. Julia jouissait d’une très bonne forme physique. « Elle se levait toujours tôt. Je me souviens d’être à 7 h du matin à l’arrêt de bus en hiver, dans le froid et la pluie, et de la voir rentrer après avoir rendu visite à ses animaux ». Elle faisait les marchés, avait un petit local et faisait la tournée des voisins ou du village pour vendre sa farine, des légumes et de la viande. « Ma grand-mère parlait aux animaux, et nous disait toujours qu’ils la comprenaient », ajoute Lyssette. Julia lui a enseigné aussi à demander la permission à la terre : « Bonjour, petite plante. Je demande ta permission, je vais te couper une petite branche pour me soigner et toi, tu vas continuer à grandir ».

Quand elle était gamine, tous les samedis après midi Julia montait sa jument et allait chercher son petit-fils José Manuel et Lyssette. « Elle l’appelait le train car c’était une jument longue et nous tenions les trois dessus ». Julia était évangéliste et elle les emmenait au « culte » comme Lysette l’appelle. « Nous revenions dans la soirée et nous avions peur car nous entendions le puma. Au premier cri d’oiseau, elle nous déclarait “cet oiseau indique que le félin est proche”. Elle nous disait que nous ne devions pas avoir peur et nous chevauchions la jument en chantant des chœurs », en référence aux chants religieux.

Julia avec un attelage de deux bœufs sous le joug
Photo : Lyssette

Elle lui a aussi transmis aussi la fierté d’être Mapuche. Lyssette est la dernière de sa génération, elle n’a jamais cessé d’être objet de moquerie mais elle a cessé de nier ses origines en se teignant les cheveux. « Elle me disait toujours que je ne devais pas avoir honte », ajoute-t-elle. Julia avait quatre sœurs, elle est née dans le Huichaco, dans une ruka, l’habitat traditionnel mapuche. Quand son père est devenu veuf, chaque sœur a été donnée à une famille. Julia a été élevée avec les Vásquez, qui la discriminaient pour ses origines « indigènes ». Cela l’a poussée à travailler et à partir de chez eux dès son plus jeune âge pour être indépendante avant de retourner ensuite à sa terre.

En avril 2024, la Corporation nationale pour le développement indien (CONADI) a reconnu 4 743 communautés indiennes, dont 4 270 du peuple mapuche, l’un des onze peuples reconnus par l’État chilien. Plus précisément, dans la région de Los Ríos vivent 585 communautés constituées de 11 476 familles. Depuis 2014, Putreguel est l’une d’entre elles ; elle comprend 13 familles, les Chuñil, les Trecano, les Tripai, les Almonacid, les Huechunpan et les Huenulef.

Julia Chuñil en est la présidente, c’est elle qui a décidé de la constituer dans sa commune de Máfil. Avec son cheval, elle a fait son parcours habituel de commerçante, de porte à porte, et demandé qui voulait faire partie de la communauté car il n’y en avait aucune et qu’il fallait se réunir sur leur territoire pour initier les récupérations de terres vu que, comme le rappelle Lyssette, « autrefois toutes ces terres étaient indiennes », faisaient partie du Wallmapu.

Le Chili ne protège pas ses défenseurs

« Il n’existe aucun moyen pour qu’une personne qui défend l’environnement soit en sécurité face à une menace, une attaque ou du harcèlement, en dehors des moyens habituels qui en réalité ne fonctionnent pas », affirme sans détours Sebastián Benefeld. Au Chili, la figure du défenseur de l’environnement n’est pas reconnue et il n’existe par conséquent pas non plus de protocoles d’enquête ou de procédures judiciaires spécifiques. Il existe un vide tant sur le plan éducatif que législatif.

Depuis 2018, Julia a commencé à faire l’objet de diverses menaces, de persécutions et de harcèlement. Elles sont devenues si fréquentes qu’elle a prévenu sa famille et ses proches que s’il devait lui arriver quelque chose, il y avait un coupable. Il s’agit d’un chef d’entreprise local, intéressé par l’abattage d’arbres natifs et la commercialisation du bois. Il a d’abord essayé de la convaincre, sans succès. De l’argent, il est passé à des actes d’intimidation. « Nous avons constaté qu’au fil des années ce chef d’entreprise s’est mis à soudoyer des voisins de Julia pour qu’ils commettent des actes violents comme, par exemple, la coupure d’un chemin et une tentative d’incendie de sa maison » raconte Sebastián, qui ajoute qu’en 2024 elle a été victime de trois agressions.

La fondation Escazú Ahora, aux côtés de la famille Chuñil, a porté plainte contre tous ceux qui sont responsables des délits de séquestration, homicide et féminicide. Elle a aussi porté l’affaire de la disparition de Julia devant la Commission interaméricaine des droits humains. « Les seules choses qui jouent en notre faveur sont cette organisation et les fondations qui se sont coordonnées pour diffuser l’information sur cette affaire », commente Lyssette. « Certains jours la façon dont nous traitent les policiers et les enquêteurs nous fait penser que selon eux c’est nous, la famille, qui sommes les suspects » ajoute-t-elle.

Le dernier rapport d’Escazú Ahora, le seul de ce genre au Chili, montre que, pour la seule année 2023, 35 cas d’attaques contre des défenseurs de l’environnement ont été identifiés. 65 % des personnes affectées sont des femmes. Cela révèle non seulement la présence significative des femmes dans la défense de l’environnement mais aussi la vulnérabilité spécifique dans laquelle elles se trouvent. Il faut ajouter à cela le fait que la tranche d’âge la plus fréquente se situe entre 70 à 78 ans.

Le Chili et l’Uruguay sont les seuls pays de la région qui n’ont pas de Défenseur du peuple ou de Médiateur. Bien que ces pays soient signataires de l’Accord d’Escazú depuis 2022, son contenu est peu connu. Au mois de janvier, le juge national Ángel Valencia a confirmé que sera mis en place un protocole international de recherche. Néanmoins Sebastián précise que « ce qui existe est un protocole de coordination interinstitutionnelle pour la reconnaissance et la protection des défenseurs des droits humains, qui est un protocole sur lequel le Sous-Secrétariat aux droits humains travaille depuis un an ».

Ce Protocole a mené à l’activation d’une instance de coordination institutionnelle, « la seule tentative à ce jour pour mettre en application l’accord Escazú », d’après Sebastián. Mais ce n’est pas sans poser de questions : « Jusqu’à quel point l’État va s’impliquer dans une enquête qui est également confidentielle ? L’État ne peut pas être juge et partie. »

Malgré le fait que le tribunal a levé le secret de l’enquête, la famille ne peut toujours pas avoir accès au dossier d’enquête et quatre mois se sont déjà écoulés sans qu’il y ait aucune trace de Julia. « Une nuit, j’ai rêvé de ma grand-mère Julia. Elle était vivante », raconte Lyssette. « Je viens à un repas familial, elle arrive et s’assoit », poursuit-elle. Elle raconte que sa cousine Aylén a fait le même rêve le même jour.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3745.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Yemaya, 10 mars 2025.

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[1Jorge Julio López, un maçon argentin, avait disparu une première fois entre 1976 et 1979 pendant la dictature (1976-1983) et survécu à ses détentions. Après le retour de la démocratie, il a participé comme témoin aux Procès pour la vérité initiés en 1998. Après que le Congrès national et la Cour suprême ont annulé les lois d’impunité en 2001, il a souhaité témoigner dans le procès pour crimes contre l’humanité qui a condamné le policier Miguel Etchecolatz à la prise à perpétuité. Il a disparu le 18 septembre 2006, peu après avoir témoigné et alors que le tribunnal devrait rendre son verdict le lendemain.

[2Le coigüe, ou Nothofagus dombeyi, est un arbre qui pousse au sud du centre et au sud du Chili, ainsi que dans le sud-ouest de l’Argentine – note DIAL.

[3Le lingue (Persea lingue) est un arbre sempervirente qui peut faire jusqu’à 30 m de haut et dont les fruits sont consommés par le peuple mapuche – note DIAL.

[4Le pudu est le plus petit cervidé du monde. Le mot « pudu » vient du mapudungun, la langue des Mapuche chiliens – NdlT.

[5L’Accord d’Escazú a été adopté le 4 mars 2018 lors de la neuvième réunion du comité de négociation de l’Accord régional sur l’accès à l’information, la participation et l’accès à la justice concernant les questions environnementales en Amérique latine et dans les Caraïbes. Elle a eu lieu à Escazú, au Costa Rica, du 28 février au 4 mars 2018. L’Accord sera ouvert à la signature au siège de l’Organisation des Nations unies à New York du 27 septembre 2018 au 26 septembre 2020 par les pays d’Amérique latine et des Caraïbes – NdlT.

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