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MEXIQUE - « Nous, les enseignantes, nous ne pouvons pas rester en marge de la vie politique d’un pays » : Entretien avec Guadalupe Záyago Lira
Marta Hormaechea
lundi 30 juin 2025, mis en ligne par
Dans le contexte de violence qui a précédé les élections générales du 2 juin 2024, l’enseignante et militante mexicaine Guadalupe Záyago Lira a fait l’objet de nombreuses menaces et a quitté plusieurs mois le pays pour l’Espagne, où elle a été accueillie par l’association Taula per Mèxic à Barcelone. C’est là que Marta Hormaechea l’a interviewée. Entretien publié par Yemaya le 25 juillet 2024.
Guadalupe Záyago Lira, originaire de la communauté d’Alpuyeca, dans l’État de Morelos (Mexique), se décrit comme une femme indienne, communicatrice communautaire, défenseure du territoire et enseignante à l’école primaire. Elle a commencé à militer pour défendre les droits environnementaux de sa communauté et a poursuivi sa lutte par le biais de la pédagogie communautaire, après avoir fondé l’école « Primaria 17 de abril de 1869 », où aujourd’hui elle continue de promouvoir une éducation fondée sur la culture et les savoirs traditionnels.
Dans un contexte où les narcotrafiquants tentent de prendre le contrôle politique de l’État, le Mexique a connu une escalade de la violence durant la période précédant les élections du 2 juin 2024, au cours de laquelle Guadalupe a reçu de nombreuses menaces. C’est la raison pour laquelle nous l’avons rencontrée à Barcelone, d’où elle continue son militantisme à l’international pendant qu’elle se repose loin des menaces, dans le cadre du programme d’accueil temporaire de militants assuré par l’association Taula per Mèxic.
Guadalupe nous parle de la pédagogie comme politique et comme arme qui permet d’obtenir des changements structurels en luttant à partir du quotidien et du local. Son travail est un exemple prometteur de militantisme communautaire qui montre le pouvoir de transformation de la lutte menée à partir de la sphère du soin.
Comment as-tu commencé à militer ?
Dans mon village, nous avons lutté pour la fermeture d’une décharge voisine qui recevait depuis plus de 30 ans, sans le moindre contrôle, des déchets hospitaliers, industriels et ménagers provenant de cinq municipalités. Le nombre de décès par cancer a considérablement augmenté dans la communauté et, sans connaître les lixiviats, la toxicité ou quoi que ce soit d’autre, la première chose que nous avons pensé était que la décharge en était peut-être la cause. Sur la base de cette hypothèse, nous avons demandé au gouvernement de cesser d’y déposer des déchets.
Cela nous a demandé beaucoup d’efforts, mais nous avons obtenu la fermeture. Au cours de ce processus, nous avons été confrontés à des questions telles que : « Où allons-nous jeter les déchets que nous produisons aussi nous-mêmes ? » Nous avons donc développé tout un projet « zéro déchet » au sein de la communauté.
En d’autres termes, vous êtes passés d’une lutte concrète à une culture plus large d’organisation communautaire.
Oui, nous avons développé tout un projet « zéro déchet ». Nous avons créé un service de vaisselle communautaire qui passait de maison en maison afin de réduire l’utilisation d’articles jetables lors des fêtes. Nous nous sommes également consacrés à faire du compostage dans chaque maison. Nous avons rédigé un décalogue lors d’une assemblée communautaire, et l’un des principes était que chacun devait apporter des sacs et des tupperwares au marché afin d’éviter l’utilisation de plastiques. Nous nous sommes ainsi rendu compte qu’il était possible de réduire les déchets.
Comment les administrations ont-elles réagi à cette organisation communautaire ?
Le gouvernement local a réagi avec beaucoup d’hostilité. Ils voulaient implanter une société minière et une usine de valorisation des déchets dans notre région et ils savaient que notre organisation politique grandissante les en empêcherait. Leur stratégie a donc consisté à briser notre tissu social. Ils ont confisqué nos terres et les ont confiées à Antorcha Campesina [« Torche paysanne »], un groupe paramilitaire associé au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), le parti au pouvoir à l’époque.
Nous avons résisté aux paramilitaires en leur fermant l’accès aux écoles et au centre de santé. Lorsqu’ils ont vu qu’ils ne pouvaient pas nous vaincre, ils ont fait appel au crime organisé. Ils ont pris le contrôle de nos rues et les menaces se sont multipliées. À partir de ce moment-là, il est devenu beaucoup plus difficile de continuer notre lutte comme avant.
As-tu reçu personnellement des menaces ?
Au moment de la lutte pour la fermeture de la décharge, l’assemblée communautaire – notre plus haute autorité – m’avait désigné pour diriger le mouvement. J’ai donc été l’une des premières cibles, j’ai reçu plusieurs menaces de mort. Plus tard, j’ai été licenciée de mon poste d’enseignante. Grâce à la mobilisation de la communauté, ils m’ont rendu mon poste, mais ils m’ont envoyé fonder une nouvelle école. Ils le voyaient comme une punition, mais pour moi, ce fut une chance.
C’est à ce moment-là que ton parcours de militante croise ta profession d’enseignante.
Oui, j’avais déjà fait des choses auparavant, mais c’est lorsque nous avons fondé l’école que nous avons commencé à créer un projet éducatif plus fort
Depuis l’arrivée du crime organisé, nous ne pouvions plus nous montrer en train d’organiser les gens dans le village, c’était trop dangereux. Alors, au sein de l’école nous avons commencé à travailler sur des projets pour la communauté : le jardin et le compost de l’école, et nous nous sommes battues pour la cantine et pour de nouvelles salles de classe. Nous faisions des demandes au nom des droits de l’enfant, mais en réalité, il y avait derrière toute l’organisation des femmes de la communauté.
L’école est devenue un espace de rencontre et d’organisation, où nous planifions des stratégies, discutons des besoins et cherchons des solutions collectives. Nous ne pouvions pas organiser d’assemblées communautaires dans le village, mais nous pouvions organiser des assemblées de parents et des assemblées scolaires avec les enfants. Ce sont des concepts présents dans les théories pédagogiques, comme la pédagogie de la libération de Freire, Waldorf et Freinet, donc ils ne pouvaient rien nous dire. Nous avons transformé ainsi l’école en un projet politico-pédagogique, où les enfants et les familles participent à la prise de décision, reflétant la vie communautaire et politique de notre lutte.
Pour toi, la pédagogie est donc également politique.
L’administration du gouvernement fédéral, qui nous embauche comme enseignantes, prétend que nous sommes des travailleuses simplement chargées de fournir un service. Mais nous, les enseignantes, nous ne pouvons rester en dehors de la vie politique d’un pays.
En tant que membre de la communauté Alpuyeca, où je travaille, en interagissant quotidiennement avec les enfants et les mères de la communauté, en voyant le contraste entre leurs vies quotidiennes dans la rue et les règles imposées par l’école publique, en écoutant leurs histoires de violence, d’enlèvements et de meurtres, j’ai compris que l’éducation ne peut pas être considérée uniquement comme un service, mais que c’est un droit communautaire. Ce sont ces expériences quotidiennes qui m’ont appris que le fait éducatif est éminemment social et politique.
Pour cette raison, nous ne considérons pas l’école comme un espace isolé, mais comme une communauté. Une communauté scolaire est composée d’enseignantes, de parents, d’enfants, d’autorités locales, d’autorités éducatives, de camarades qui aident au nettoyage de l’école et de tous les membres qui interagissent dans le domaine éducatif. Une communauté scolaire doit travailler ensemble pour aborder et transformer la réalité sociale dans laquelle elle existe.
Le projet Tekuan Radio est un exemple de cette perméabilité entre l’école et la communauté, n’est-ce pas ?
Tekuan Radio est devenue un espace crucial d’organisation et de résistance à Alpuyeca. Le crime organisé s’est emparé de nos rues, mais pas des ondes. Grâce à la radio, nous pouvons nous organiser, communiquer, partager des informations et maintenir l’unité des personnes. Comme il s’agit de la radio de l’école, cela rend plus difficile le fait d’être officiellement identifié comme un espace d’organisation politique. Elle constitue également une activité attrayante pour les adolescents et les jeunes, et les éloigne des rues où le crime organisé est toujours à la recherche de jeunes seuls pour les recruter.
Le projet de l’école est un projet mené par des femmes. Dans quelle mesure pourrait-on dire qu’il y a une logique de genre dans votre militantisme ?
Le projet d’école est fondé sur les valeurs ancestrales de notre communauté, il est donc essentiellement féministe. Historiquement, dans notre communauté originaire, les hommes et les femmes partageaient des rôles égaux, mais l’arrivée des colonisateurs a imposé une division rigide qui a relégué les femmes. En réponse, nous avons adopté une vision féministe qui réaffirme l’importance de la collaboration et de l’égalité, et qui s’attaque également à la violence de genre.
Notre école est devenue un espace de sécurité et de soutien pour les mères de la communauté qui subissent des violences fondées sur le genre. Nous nous efforçons de donner aux femmes les moyens de se libérer par elles-mêmes de situations abusives. Nous avons également observé des améliorations significatives dans le comportement des enfants en travaillant avec leurs mères, ce qui crée un environnement d’attention et de solidarité. La logique de genre dans notre militantisme ne fait pas que promouvoir l’égalité et la collaboration, mais combat également la violence structurelle, en accord avec nos traditions ancestrales d’équité et de justice.
Au niveau proprement pédagogique, avez-vous également appliqué une perspective politique au programme d’études ?
Nous avons adapté le programme éducatif à la réalité sociale de notre communauté indienne grâce à une pédagogie située. Cela signifie qu’il faut s’appuyer sur ce que les enfants apportent déjà avec eux : une vie et une mémoire historique communautaire. Notre communauté a vécu dans une lutte constante, depuis l’époque coloniale jusqu’à la Révolution et plus récemment – nous avons donc développé une trajectoire de résistance ancestrale. C’est pourquoi nous travaillons à la récupération des connaissances ancestrales.
Nous nous efforçons de suivre le plan et les programmes officiels, mais en nous appuyant sur notre pédagogie située. Par exemple, lorsque le plan indiquait que les enfants devaient écrire des lettres, nous leur avons demandé d’écrire à des référents révolutionnaires comme Emiliano Zapata. Nous avons également organisé des activités telles que « L’histoire prend vie », où les enfants ont joué des événements historiques révolutionnaires dans la communauté, en impliquant les habitants. Ces activités renforcent l’identité et le sentiment d’appartenance.
En outre, compte tenu du contexte de violence auquel ils sont confrontés, dans lequel les enfants arrivent souvent à l’école sans avoir mangé, en manque de sommeil à cause des fusillades, ou affectés par la disparition ou l’assassinat de membres de leur famille, nous avons dû adapter notre approche. L’éducation devient un processus vivant, où nous écoutons et répondons aux besoins émotionnels et sociaux des enfants.
Et avec tout cela, vous travailliez dans le cadre d’une école publique. Comment les institutions de l’éducation nationale ont-elles réagi ?
La politique éducative que l’État mettait en œuvre depuis plus de 80 ans ne tenait manifestement pas compte des besoins spécifiques des communautés, ni de la possibilité d’une pédagogie situationnelle. Mais avec l’arrivée du gouvernement de la 4e transformation de López Obrador, la situation a commencé à s’améliorer un peu. Ils ont commencé à travailler à la promotion d’un nouveau modèle pédagogique appelé La Nouvelle École mexicaine qui encourage la récupération des connaissances ancestrales par les communautés scolaires basées, et met en valeur les langues originaires ; c’est un travail que nous faisons depuis la création de notre école. En parallèle, le Conseil national des humanités, des sciences et des technologies (Conhacyt) a également conduit une recherche dans notre école pour documenter nos pratiques pédagogiques, ce qui nous a conféré une grande légitimité.
Cette politique témoigne d’un progrès, mais des défis subsistent. Par exemple, on n’a pas résolu le manque de ressources et d’organisation communautaire dans de nombreuses régions. Sans l’existence d’une communauté locale organisée, comme la nôtre, il est difficile qu’un projet comme celui-ci devienne réalité.
Y a-t-il plus d’espoir avec le nouveau gouvernement de Claudia Sheinbaum ?
Je pense que oui, il y a de l’espoir, mais je ne pense pas qu’elle apporte des changements simplement parce qu’elle est Claudia Sheinbaum ou parce qu’elle est une femme ou une féministe. Je crois qu’elle sera obligée d’avancer sur des questions de politique publique qui ont un impact sur la société civile, sur l’éducation, la santé, le soutien aux zones rurales, car sinon elle perdra son électorat pour 2030. Pendant le gouvernement de López Obrador, la droite a attaqué Morena [1] et le parti a perdu la confiance de la base, des mouvements sociaux. Aujourd’hui, ils s’efforcent de regagner ce soutien. Par exemple, l’élection de la candidate pour la ville de México, Clara Brugada, qui jouit d’une très bonne réputation au sein de la base du fait de sa trajectoire politique, est clairement une stratégie dans ce sens.
Et maintenant, après avoir passé quelques mois en Espagne à militer au niveau international, quelles leçons en as-tu tirées ? Quels sont tes projets pour l’avenir de la lutte de ta communauté ?
L’expérience à Barcelone m’a donné une nouvelle perspective sur mon rôle de leader dans ma communauté. J’ai appris qu’une perspective internationale et un soutien extérieur peuvent renforcer la vision qui anime notre projet. Auparavant, je voyais l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) militer au niveau international et je ne comprenais pas vraiment quelle valeur cela pouvait avoir pour nous au niveau local. Aujourd’hui, j’ai pu constater personnellement que le soutien que nous avons reçu en Europe a ajouté une couche de protection et de visibilité à notre travail, y compris au niveau local. L’attention internationale contribue à légitimer et à garantir la continuité de notre projet, offrant une barrière supplémentaire contre la répression locale.
Même si la violence se poursuivra, il est clair pour moi que la clé est maintenant d’avancer sur une ligne horizontale, en marchant épaule contre épaule. En partageant les responsabilités, sans me mettre personnellement sous les feux de la rampe, nous pouvons affronter les défis avec plus de force. Et c’est aussi une façon de laisser de l’espace à la capacité de mes camarades, car le projet continue en ce moment, alors que je ne suis pas là, et c’est la communauté qui le fait avancer. Les mères de la communauté, par exemple, se sont mises au travail pour transférer le projet de l’école primaire à l’école secondaire. Mon objectif est de renforcer cette ligne horizontale pour que les générations futures trouvent un terrain de vie et d’espoir, au lieu de la violence et la désolation.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3746.
– Traduction d’Angela Berrocq pour Dial.
– Source (espagnol) : Yemaya, 25 juillet 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Le Mouvement régénération nationale (Morena) est un parti politique créé en 2011 autour d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) qui a été président du Mexique entre 2018 et 2024 – note DIAL


