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DIAL 3751
COLOMBIE - Extorsion et violence armée : Les conséquences des crédits carbone dans l’Amazonas
Laila Abu Shihab Vergara
jeudi 31 juillet 2025, mis en ligne par
Sur le principe, les crédits carbone posent déjà nombre de questions. Dans la pratique, l’importance des capitaux investis dans ces programmes d’écoblanchiment aiguisent les convoitises et les communautés indiennes qui vivent et protègent depuis des siècles les forêts amazoniennes en font les frais, comme c’est aussi bien souvent le cas pour les projets extractivistes. Article de Laila Abu Shihab Vergara publié par Vorágine le 27 avril 2025 [1].
27 avril 2025. Le marché des crédits carbone a altéré la vie des communautés indiennes du département de l’Amazonas, lesquelles font aujourd’hui face aux menaces d’organisations criminelles qui leur soustraient une partie de l’argent qu’elles reçoivent pour la protection des forêts.
L’Amazonas est un département marqué de blessures ouvertes, de violences à répétition, de cicatrices gravées dans les mémoires et dans les corps de sa population.
Celle qui vient presque toujours d’abord à l’esprit est le génocide du caoutchouc survenu des dernières décennies du XIXe siècle et des premières du XXe, lorsque le dénommé or blanc produit dans la jungle répondait à 90% de la demande mondiale. Mais il y a aussi la marque laissée par les « battues du tigre », ainsi qu’on a appelé les décennies 1950 et 1960 au cours desquelles les achats de peaux d’ocelot, de loutre, de tigre et de crocodile ont explosé en Europe et aux États-Unis. Puis sont arrivées les périodes glorieuses, celle du commerce du bois dans les années 1970 et celle de la coca, dont l’incidence a été nettement plus forte à Putumayo, Caquetá et Guaviare, mais qui a également touché des lieux comme Puerto Alegría tout au nord-ouest du département. En outre, dans les années 1990 et la première décennie du nouveau millénaire, la production de cocaïne dans la région s’est faite sur fond de violence du Front amazonien des anciennes FARC et de groupes paramilitaires.
Aujourd’hui, les populations indiennes sentent qu’une nouvelle blessure est en train de s’ouvrir et peu de gens semblent se soucier de la refermer quand il en est encore temps : lorsqu’il s’est agi de prendre soin de la nature, ils ont toujours répondu présents mais maintenant qu’ils sont engagés dans des projets de crédits carbone, ils se retrouvent victimes d’extorsion et de menaces de la part de différents groupes armés illégaux et d’organisations criminelles.
Le tigre et la panguana
La première fois qu’Elio de Jesús Buinaje Jiduyama a entendu parler des crédits carbone, c’était en 2015. Elio est un chef uitoto (murui-muina, dans sa langue) de La Chorrera, corregimiento [2] de l’Amazonas, qui conserve gravés dans sa mémoire les souvenirs de l’esclavage, des tortures et des assassinats engendrés il y a un siècle par la fièvre du caoutchouc. Pour expliquer ce que ces bons représentent pour lui, il évoque une légende très connue de son peuple :
« En 2015 est arrivée dans l’Amazonas une entreprise privée qui nous a dit que l’avenir c’était le commerce des crédits carbone, que cela nous rapporterait beaucoup d’argent et qu’on vivrait mieux. Mais quand on a vécu beaucoup d’illusions de ce genre, on se rappelle les histoires que nous ont transmises nos anciens, comme celle du tigre qui dit un jour à la panguana [oiseau d’Amazonie très proche de la perdrix] : « Amène-moi tes petits pour que je prenne soin d’eux. Regarde ma patte, c’est comme du velours. Ils y seront bien. » Ce à quoi la panguana a répondu : « Pas question, parce qu’au bout de la patte il y a les griffes. » Et la vérité, c’est que, oui, le tigre voulait s’occuper des petits, mais pour les manger. Chacun sait que derrière de telles promesses qui nous paraissent si alléchantes, il y a d’autres choses, des dangers ».
Les crédits carbone sont une stratégie que la communauté internationale s’est inventée en 1997 pour traiter de réduire les quantités de gaz à effet de serre que nous rejetons dans l’atmosphère et qui sont le moteur du réchauffement de la planète et de l’urgence climatique que nous vivons aujourd’hui. L’idée est que les entreprises compensent leurs émissions de gaz polluants en payant pour que quelques communautés prennent soin des forêts qui les entourent.
Chaque tonne de dioxyde de carbone (CO2) qui ne va pas dans l’atmosphère parce qu’une communauté a arrêté de déboiser représente un bon ou crédit, que l’entreprise achète puis qui se négocie sur ce qu’on appelle le marché volontaire selon différents critères, comme l’endroit où est situé le programme de conservation et son incidence sociale et environnementale, entre autres. En moyenne, un hectare de forêt humide tropicale (comme la forêt amazonienne) peut capturer entre 100 et 200 tonnes de CO2, tandis qu’un hectare de forêt sous un climat tempéré peut absorber près de 50 tonnes. Les bons sont généralement vendus par des communautés et des organisations de pays en développement comme la Colombie, qui émettent normalement moins de gaz polluants que ceux où opère la majorité des industries les plus polluantes, comme les États-Unis.
Selon quelques experts, les crédits carbone, bien gérés et bien réglementés, pourraient annuler ou au moins limiter les atteintes à la couche d’ozone et, par ce biais, protéger des régions aussi importantes que l’Amazonie, qui abrite 10% de la biodiversité de la planète et qui constitue, avec plus de 390 000 millions d’arbres, la forêt humide tropicale la plus étendue du monde.
En outre, dans le cas de la Colombie, ils pourraient contribuer à ce que les communautés les plus vulnérables, composées majoritairement d’Indiens, de paysans et de personnes d’ascendance africaine historiquement oubliés par l’État, obtiennent de précieuses ressources qui leur permettent de mieux administrer et protéger leurs territoires, et leur évitent d’être forcées de déménager dans des centres urbains du fait de la pauvreté extrême où elles se trouvent.
Les programmes de crédits carbone destinés à la sauvegarde des forêts sont connus sous l’acronyme REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation, la dégradation des forêts et d’autres activités). Selon le rapport officiel le plus récent produit sur ce sujet par l’Institut amazonien de recherches scientifiques (Sinchi), rattaché au ministère de l’environnement, en 2023 avaient été enregistrés 51 programmes REDD+ en Amazonie, région de 48,9 millions d’hectares répartis sur 11 départements.
La moitié de ces programmes REDD+ couvre une étendue de 16,9 millions d’hectares – soit environ 35% de la superficie totale de l’Amazonie colombienne – dans 46 réserves indiennes. Cinq d’entre eux se situent dans le département de l’Amazonas et l’un d’eux a des répercussions directes sur La Chorrera, d’où Elio est originaire et où vivent près de 4 000 Indiens de quatre ethnies distinctes (uitotos, boras, muinanes et ocainas). Autrement dit, les « enfants du tabac, de la coca et du manioc doux », comme ils se définissent eux-mêmes.
Ce nombre, toutefois, peut être beaucoup plus élevé, sans que le pays le sache, car, selon le Sinchi, « le nombre de REDD+ dans les réserves indiennes de l’Amazonie croît d’une manière exponentielle » et le chiffre officiel annoncé en 2023 ne comprend pas au moins neuf programmes déjà définis mais sur lesquels il n’existait pas d’information publique dans le Registre national de réduction des émissions de gaz à effet de serre (Renare) ou qui ne figuraient pas sur les plateformes des entreprises qui les certifient.
Extorsions environnementales
Lors d’une alerte précoce lancée en mars 2024 à l’attention des « défenseurs des droits humains et des dirigeants sociaux engagés sur les questions environnementales dans le biome amazonien », le bureau du Défenseur du peuple a recensé un ensemble de risques « dans 50 communes et 18 zones non constituées en communes dans les départements d’Amazonas, Caquetá, Cauca, Guainía, Guaviare, Meta, Putumayo, Vaupés et Vichada ».
Le document avertit que les membres des communautés paysannes et indiennes qui se lancent dans des programmes REDD+ courent le risque que des groupes armés illégaux et des organisations criminelles les menacent, les stigmatisent et les déplacent par la force, en plus de les soumettre à extorsion pour s’emparer d’une partie de l’argent gagné avec la vente des crédits carbone.
Comme dans la plupart des alertes précoces émises par le bureau du Défenseur du peuple, une bonne partie des 41 recommandations concrètes faites à ce moment-là ont été ignorées par les autorités locales et nationales qui ont le devoir de protéger les communautés. C’est ce qu’ont assuré à Vorágine au moins six dirigeants indiens de différentes réserves de l’Amazonas, plusieurs mois après la publication du document.
– De l’argent qui parvient au territoire pour l’entretien de notre forêt, les groupes essaient de prélever 20 ou 30%. En outre, viennent ensuite des conflits directs avec les chefs, les menaces, l’intimidation, tout cela crée un climat de forte peur, a raconté un défenseur du peuple tikuna (magüta, dans sa langue) qui a été déplacé à Leticia et a demandé que son identité ne soit pas révélée dans cette histoire, de crainte que quelque chose arrive à lui ou à sa famille.
– Certains groupes demandent jusqu’à la moitié de la somme destinée à la communauté, comme cela se passe dans les 22 cabildos [3] de La Chorrera, a expliqué une dirigeante de ce corregimiento qui a aussi raconté ce qu’ils vivent à la condition que son identité et son ethnie ne soient pas révélées.
Selon le bureau du Défenseur du peuple, « le manque de réglementation sur le marché volontaire des crédits carbone et l’absence de supervision des programmes en Amazonie colombienne créent un contexte propice à l’exploitation exercée par des acteurs armés illégaux et à des actes de violation des droits humains ». Les organisations criminelles, ajoute-t-il, « recourent à des tactiques d’extorsion et de coercition, avec notamment l’imposition de paiements forcés aux coordonnateurs de programmes et aux communautés », ce qui est devenu une nouvelle source de financement pour ces groupes.
Ceux qui ne paient pas sont obligés de déménager, seuls ou avec leur famille, et courent même le risque de perdre la vie. Ce n’est pas un détail quand on sait que la Colombie est le pays du monde où l’on a assassiné le plus grand nombre de dirigeants écologistes et de défenseurs du territoire entre 2012 et 2023, selon l’organisme Global Witness.
Dans le rapport du bureau du Défenseur du peuple il est mentionné que deux des groupes les plus impliqués dans les extorsions et les menaces appartiennent à l’État major central (EMC), l’une des dissidences des anciennes FARC, composée de guérilleros qui ne se sont pas joints à l’accord de paix signé en 2016 avec le gouvernement national. Il s’agit du Front premier Armando Ríos et du Front amazonien Jhonier Arenas.
L’alerte précoce affirme également que les Commandos de la frontière, autre dissidence des FARC qui rivalise avec l’EMC et tous ses fronts (comme le Carolina Ramírez) et qui était connue autrefois sous le nom de Sinaloa-La Mafia, étendent régulièrement leur zone d’influence du Putumayo à l’Amazonas pour prendre le contrôle de « diverses économies illégales » et pourraient entrer dans la même dynamique d’extorsion.
D’autre part, tout est rendu plus complexe par l’influence toujours grandissante d’acteurs transnationaux tels que le Premier commando de la capitale (PCC) et le Commando rouge, deux groupes criminels du Brésil qui se disputent les revenus produits par l’exploitation illégale de mines d’or, le narcotrafic et le commerce illégal d’essences ligneuses, dont certaines sont menacées de disparition comme l’abarco, l’acajou et le cèdre. Dans certains cas, précise le bureau du Défenseur, ces groupes de pays voisins se sont alliés au Front premier Armando Ríos.
L’information sur la supposée alliance entre l’EMC et le PCC, qui est la plus grande organisation criminelle du Brésil, se retrouve dans un document du Procureur général de la Nation de décembre 2020, auquel Vorágine a eu accès, et dans lequel il est également signalé que les Commandos de la frontière ont cherché à conclure des alliances avec des cartels mexicains comme celui de Sinaloa, Jalisco Nueva Generación et Los Zetas.
Les mêmes violences avec d’autres noms
« Cette invention des crédits carbone n’est pas si bonne que ça. » La phrase est de Norma Irene Buinaje Jiduyama, sœur d’Elio et également dirigeante uitoto (murui-muina) à La Chorrera.
« Premièrement parce que, presque toujours, ce qui a été négocié n’est pas clair et parce que les Indiens sont très peu informés. Et, deuxièmement, parce que les entreprises viennent vous dire : “Je suis une multinationale – Coca-Cola, Pepsi, un constructeur automobile – et je vais continuer à polluer et, donc, prenez ces quelques millions pour que vous ne coupiez rien et aussi pour reboiser, parce qu’il faut que les arbres continuent de produire de l’oxygène”. Mais ce n’est pas nous, qui nous occupons des arbres, qui posons les conditions, mais eux. C’est pourquoi tout ce qui se passe actuellement me rend très triste. »
La prof Norma, comme on l’appelle affectueusement car elle a passé toute sa vie à enseigner, sait bien de quoi elle parle et elle veut le dire à voix haute, sans cacher son nom et son prénom. Née il y a 57 ans, elle a grandi en entendant des histoires atroces sur le génocide du caoutchouc que lui racontaient les aînés de son village. « Nous, les Indiens, nous sommes endormis, ce qui se passe actuellement ressemble beaucoup à l’histoire de l’extraction du caoutchouc d’il y a un siècle. Ce qui se passe ici, c’est toujours la guerre, la menace, la violence, sauf qu’aujourd’hui on lui donne d’autres noms. »
Certes, la vie leur a offert des occasions de guérir, dit-elle. Comme le jour où on lui a confié la classe d’arts et métiers au collège indien la Maison du savoir, qui occupe l’endroit même où, il y a plus de 100 ans, fut installé le siège de la redoutée entreprise de caoutchouc créée par le Péruvien Julio César Arana, sur les berges de la rivière Igará-Paraná.
Mais cette nouvelle forme de violence, affirme-t-elle, ne devrait plus se reproduire dans l’indifférence d’un État qui sait ce qui se passe et reste les bras croisés. « C’est pour ça qu’on se sent abandonnés », assure-t-elle quand on lui demande si une autorité quelconque a essayé de combattre les groupes armés ou s’est rapprochée des différents peuples indiens de l’Amazonas pour leur apporter de l’aide contre les menaces et les extorsions en lien avec les programmes de crédits carbone.
Norma est fatiguée de souffrir. Elle est fatiguée de porter plainte, d’élever la voix et de faire face aux silences et victimisations répétées. En 2014 elle a dû fuir La Chorrera sous la menace des FARC, qui sont arrivées dans la région à la fin des années 1990, commandées par « Tiberio ». À ce moment-là, le corregimiento constituait déjà un point de passage stratégique d’armes et de cocaïne entre Caquetá, le Brésil et le Pérou, dans les deux sens.
« Une fois, ils ont laissé deux hommes attachés à des troncs de palmier parce qu’ils avaient refusé d’aller à une des réunions qu’elles organisaient. Et la raison donnée au viol de ma petite sœur, est qu’elle avait refusé d’aller à une réunion et s’était cachée », raconte-t-elle. En plus, ils ont commencé à recruter des jeunes par la force.
En 2008, les FARC ont tenté d’enlever deux de ses filles, alors adolescentes, mais elle a réussi à les sauver en les faisant quitter le département. Mais un soir de 2014, alors qu’elle rentrait chez elle, un guérillero a déversé toute sa colère sur elle. « Je lui ai crié que s’ils existaient, c’était pour lutter contre un gouvernement, pas contre les paysans ou les Indiens, et il m’a répondu que, pour eux, la loi n’existait pas, qu’ils pouvaient tuer des gens dans l’eau, sur terre ou dans les airs. Qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient. » Et c’est ce qu’ils ont fait. Le guérillero a agressé sexuellement Norma, l’accusant de s’opposer au recrutement et d’être informatrice de l’armée, puis il l’a menacée en lui disant qu’elle avait 72 heures pour quitter le village.
Lorsque Norma a déposé plainte auprès du Procureur, on lui a demandé de fournir « tous les éléments de preuve » concernant les faits. « J’ai expliqué à l’homme qui m’a reçue que jamais je n’aurais imaginé qu’une chose pareille m’arriverait dans une montagne que je parcours depuis toujours. À quel moment aurais-je pu installer des caméras ou allumer mon téléphone portable ? Si quelqu’un vous agresse un fusil à la main, à quel moment allez-vous enregistrer la scène pour pouvoir ensuite fournir des preuves ? » Après le Procureur général, elle est allée voir le bureau du Défenseur du peuple et elle s’est même rendue à Bogotá, mais personne ne s’est jamais occupée de son dossier.
Des années plus tard, alors qu’elle travaillait au Bureau départemental d’accueil des victimes de l’Amazonas, un ancien guérillero qui avait recruté des jeunes lui a avoué qu’il avait intégré les FARC pour venger son père, assassiné devant lui par l’armée lorsqu’il était petit. « Là j’ai compris que la guerre est le fruit de la vengeance, de la haine, et on ne peut pas continuer dans cette spirale. »
– Qu’est-ce qu’il vous manque le plus de La Chorrera ?, lui ai-je demandé-je avant qu’elle s’en aille, car il est presque 18 heures, et la maison de l’Université nationale à Leticia, où nous nous sommes rencontrées, ferme ses portes. La teinture de genévrier qu’elle a utilisée pour se peindre le visage en rouge, blanc et noir s’est mélangé peu à peu à ses larmes.
– Ce qui me manque le plus loin de chez moi, c’est la liberté. Marcher librement dans ma région, aller me baigner dans la rivière à l’heure qui me plaît, ramasser du bois, cultiver ma chagra [parcelle]. Là-bas, on avait largement de quoi manger, on n’avait pas besoin d’acheter du manioc, des bananes ou de la farine.
Puis elle mentionne une autre des conséquences négatives découlant, assure-t-elle, des crédits carbone : souvent, ils obligent les communautés à modifier leur façon ancestrale de gérer le territoire. « On ne coupe pas les arbres par plaisir mais parce qu’on a besoin de la chagra, d’un espace à nous pour semer les aliments que nous consommons. Cela fait partie de nous, de nos traditions. Voilà des années que les populations indiennes cultivent la chagra, mais nous n’avons jamais déboisé pour construire des bâtiments. Nous savons comment préserver la nature et comment respecter l’équilibre. »
À La Pedrera, corregimiento de seulement 5 000 habitants situé au nord-est du département, certaines communautés déclarent déjà avoir cessé de cultiver le manioc sur des terrains qui ont été intégrés à des programmes de crédits carbone. « Pour cela, je dis que les bons sont un piège. Une menace pour l’identité des peuples indiens. Quand une entreprise explique à une communauté qu’elle la paye pour qu’elle cesse d’abattre des arbres dans un secteur, il devient alors impossible de cultiver et de chasser dans cette zone. Mais le Tikuna ne coupe pas juste pour couper, et il ne chasse pas juste pour chasser », déclare un chef de cette ethnie établie à Nazareth, une des plus grandes réserves de Leticia.
La résistance aux REDD+ en pleine guerre
Selon l’alerte précoce lancée par le bureau du Défenseur du peuple, si les groupes armés qui terrorisent aujourd’hui les peuples indiens de l’Amazonas sont un héritage de ceux qui existaient avant la signature des accords de paix, il existe toutefois une différence significative entre leurs modes d’action.
Avant, ils avaient pour habitude de transiter par la région sans s’arrêter dans les réserves. Maintenant, « le contrôle territorial s’effectue notamment par le biais de l’établissement de camps à l’intérieur des communautés indiennes ou dans les huttes des Parcs nationaux naturels de la Colombie ». Cela implique, pour le bureau du Défenseur des droits, « un renforcement des formes de contrôle social, de surveillance et de gouvernance illégale exercées sur les communautés indiennes qui habitent sur ces territoires ».
– Il arrive qu’un groupe reste trois ou quatre mois dans notre réserve pour attendre que se présente le thème des crédits carbone, raconte un dirigeant du corregimiento El Encanto.
Par ailleurs, il est de plus en plus fréquent que les extorsions surviennent avant même que les programmes se concrétisent. Un scénario qui, selon le bureau du Défenseur du peuple, aboutirait aussi à ce que l’on stigmatise ou menace les communautés qui n’acceptent pas de participer au marché des crédits carbone.
Francisco Ocampo, directeur exécutif de l’Association colombienne des acteurs du marché du carbone (Asocarbono), a indiqué l’an passé, lors d’un entretien avec le journal El Espectador, que l’organisation n’a pas encore enregistré de plaintes concernant des actes de violence ou d’extorsion commis par des groupes armés contre des communautés ayant signé des programmes de crédits carbone. Cependant, a-t-il reconnu, « il est probable que des situations de ce genre se soient produites » vu que beaucoup de REDD+ se déroulent dans des zones où ces organisations sont présentes.
Dans l’Amazonas, selon les registres officiels les plus récents, cinq programmes REDD+ sont actuellement en cours d’exécution. Trois d’entre eux concernent la réserve Predio Putumayo, qui couvre 5,8 millions d’hectares répartis sur trois départements (Amazonas, Caquetá et Putumayo) et où habitent des communautés de groupes ethniques et linguistiques comme les Uitotos, Mirañas, Boras, Andoques, Ocainas, Muinanes et Nonuyas, entre autres. Le quatrième programme implique 22 communautés de l’Association des autorités indiennes tikunas, cocamas et yaguas, des municipalités Puerto Nariño et Leticia.
Et le cinquième est peut-être le plus contesté. D’abord, parce qu’il a une durée de 74 ans (2018-2092). Et ensuite parce que, pendant tout ce laps de temps, il promet de ne capter que 804 921 tonnes de CO2, beaucoup moins que les autres REDD+, qui ont été conclus pour 20 ou 30 ans. Le programme implique les communautés des réserves des rivières Cotuhé et Putumayo, représentées par le Grand Cabildo indien de Tarapacá. L’entreprise qui le conduit se nomme Global Consulting and Assessment Services S.A.
Au-delà du maquis indéchiffrable des noms des entreprises à l’origine des programmes et de celles assurant audits, certifications et validations, les programmes de crédits carbone ont été largement critiqués ces dernières années du fait de la participation restreinte, voire nulle, des communautés indiennes à leur élaboration, du manque de clarté dans leur réglementation, des inégalités observées dans les négociations ou de leur durée (certains sont signés pour une durée pouvant atteindre 100 ans et engagent plusieurs générations, qui se voient contraintes de modifier leurs pratiques culturelles, sociales, économiques et de protection de la nature en fonction des conditions imposées par un programme particulier).
L’an passé, d’ailleurs, la Cour constitutionnelle a statué en faveur d’une communauté de la réserve Pirá Paraná, dans le sud du Vaupés, au motif que quatre entreprises avaient enfreint son droit à « l’autodétermination, l’autonomie, l’autogestion, un territoire, une identité, l’intégrité physique et culturelle, et un consentement libre, préalable et éclairé », en se livrant à des manœuvres et en fournissant des informations incomplètes qui ont divisé les communautés et les ont entraînées à signer un contrat jusqu’à l’année 2047.
Pour le Cinep, ONG qui travaille depuis des années avec des communautés de l’Amazonas et du Pacifique qui sont maintenant victimes des programmes de crédits carbone, « ce verdict est capital car il crée un précédent juridique pour la défense du territoire et, par là, un outil pour éviter de nouvelles formes de spoliation ».
Selon l’ONG, « beaucoup de ces programmes ont été imposés sans consultation préalable et ont principalement profité à des entreprises et des intermédiaires tandis que les communautés restent pauvres et sont confrontés à des risques en hausse. La vulnérabilité de ces citoyens bénéficiant d’une protection constitutionnelle spéciale, le manque d’informations et le déséquilibre des négociations ont engendré une nouvelle forme de spoliation, où le contrôle du territoire est un enjeu de luttes non plus seulement pour l’utilisation et l’usufruit de la terre, mais aussi de l’air et du carbone que renferment ses forêts. Il est urgent que ces programmes respectent l’autonomie des communautés, garantissent leur participation réelle et ne se transforment pas en un autre mécanisme de violation des droits ».
En outre, on s’interroge de plus en plus sur l’efficacité réelle de ces programmes pour aider à réduire la déforestation. L’Institut Sinchi déjà évoqué, qui dépend du ministère de l’environnement, a déjà indiqué dans un rapport que « des doutes existent quant à l’intérêt de lancer des initiatives dans des réserves qui ne perdent pas plus de 1% de leur forêt ». Cela est aussi en lien avec le fait que différentes entreprises peuvent se sentir moins coupables de continuer à émettre des gaz à effet de serre si elles pensent que ce dommage est compensé par l’achat de crédits carbone à des endroits comme l’Amazonas, par exemple.
Cependant, on parle très peu d’une de ses conséquences les plus violentes et, en même temps, paradoxales. En Colombie, los groupes armés illégaux profitent d’un commerce légal et très lucratif, qui brasse des centaines de millions de dollars, pour continuer à s’enrichir.
– Notre histoire est celle d’une résistance aux tempêtes de la vie. Nous avons résisté à l’exploitation du caoutchouc, au boom des fourrures, au conflit armé, à la cocaïne. Toutes ces choses ont eu un impact fort sur notre survie et ont signifié l’extinction de nombreux clans. Maintenant, nous nous confrontons au boom des crédits carbone, associé aux groupes armés. Pour les peuples autochtones, c’est un chaos, témoigne Elio Buinaje.
– Comment résistez-vous ?
– Avec sagesse, discipline et patience, répond-il.
Mais cela n’a rien de simple. Et ils ont besoin que l’État joue son rôle et ne les abandonnent pas de nouveau à leur sort.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3751.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial. Autorisation de traduction et publication en français donnée par l’autrice le 8 mai 2025.
– Source (espagnol) : Vorágine, 27 avril 2025.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Ce texte a été élaboré grâce à la collaboration entre Vorágine et le Centre de recherche et d’éducation populaire (Cinep/PPP), un organisme qui se consacre à la défense des droits humains. Le Cinep/PPP œuvre dans les territoires de la Colombie pour garantir que les voix des communautés soient entendues et leurs droits respectés – note Vorágine.
[2] En Colombie, les corregimientos sont des subdivisions de l’aire rurale d’une municipalité – Note DIAL.
[3] Les cabildos indiens sont des entités territoriales semi-autonomes – note DIAL.



