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DIAL 3177

Entre Brésil et Japon : les métamorphoses de la culture nikkei

François Laplantine

jeudi 12 janvier 2012, mis en ligne par Dial

François Laplantine est professeur émérite d’anthropologie à l’Université Lyon 2. Grand connaisseur du Brésil, il a commencé ces dernières années à s’intéresser de plus près au Japon, comme en témoigne un ouvrage paru en 2010 et consacré à Tokyo [1]. Ce texte, d’abord présenté à l’occasion de conférences, revient sur l’histoire des Japonais émigrés au Brésil au début du XXe siècle.


J’étais au Japon à la fin de l’année 2008 alors que l’on célébrait un double anniversaire : au Brésil, le centième anniversaire de l’arrivée des premiers Japonais ; au Japon, le retour de descendants de Japonais dans le pays de leurs ancêtres à partir de 1988. C’est de ce double anniversaire (1908-2008, 1988-2008) qu’il va être question dans ce texte.

Tout commence le 28 avril 1908. Un navire transportant cent soixante-cinq familles quitte le port de Kobé et accoste cinquante-deux jours plus tard dans le port de Santos. C’est la toute première vague de migration japonaise au Brésil. À la suite de la guerre entre la Russie et le Japon le pays du Soleil levant se trouve dans un état d’extrême pauvreté qui conduit des hommes et des femmes à s’exiler dans trois pays : les États-Unis, le Pérou, le Brésil.

Le Japon cherche en fait à se délester d’éléments indésirables tandis que le Brésil s’efforce, lui, de remplacer une main d’œuvre noire par des travailleurs devant être plus serviles encore que les précédents. L’expérience migratoire de cette première génération se déroule dans un contexte particulièrement complexe. C’est celle de citoyens de l’Empire Meiji venant d’une société dans laquelle la construction politique est en cours d’élaboration et arrivant dans une jeune République (proclamée en 1889) mise à l’épreuve par des révoltes successives.

L’histoire à laquelle ils vont être confrontés est tragique. C’est un exil extrêmement douloureux qui nous est raconté dans un film réalisé en 1980 par la cinéaste brésilienne Yamasaki Tizuka [2] : Gaijin, Caminhos da Liberdade, qui fait écho à America, America d’Elia Kazan.

Ce que l’on appelle la culture nikkei est formée des descendants de Japonais au Brésil. Qualifiés aussi de « Nippo-descendants » ou de « Nippo-brésiliens », ils sont actuellement environ un million sept cent mille habitants pour la plupart dans les États de São Paulo, du Paraná, du Mato Grosso do Sul et du Pará. La première génération, née au Japon, est appelée issei. La seconde, nisei (fils de Japonais) ; la troisième sansei (petits-fils) ; la quatrième, yonsei (arrière-petits-enfants) ; la cinquième, gosei [3]. Nous en sommes aujourd’hui à la sixième génération (rokusei).

Notons qu’il n’y a plus actuellement d’un point de vue extérieur aux Brésiliens d’ascendance japonaise une perception clairement distinctive de ces six générations. À São Paulo il est courant d’entendre dire issei, nisei, sansei, não sei, jeu de mot homophonique car c’est le même phonème sei qui en japonais signifie génération et en portugais la première personne du singulier du verbe ser.

L’arrivée et la formation de la « Colonia »

Il est difficile ne serait-ce que d’imaginer l’aventure des Japonais immigrés au Brésil dans des conditions de vie et d’environnement qui leur étaient totalement étrangères. Le 24 mai 2009, nous sommes quatre anthropologues brésiliens et français – Claudio Pereira, Jorge Santiago, Martin Soares et moi – qui partons de Salvador à la recherche d’un village japonais situé dans la municipalité de Mata de São Joao, à une centaine de kilomètres de la capitale de l’État de Bahia.

Escarpé et très isolé dans la montagne, parmi une population à majorité noire, nous y accédons non sans difficultés et rencontrons le président de l’Association japonaise, Monsieur Iseki Yukio. Sa maison, au milieu d’un jardin extrêmement fleuri, est entourée de plantations d’orangers et de passiflores parfaitement alignés. Il nous reçoit et nous raconte l’histoire de son émigration. Cent vingt familles de la région de Hiroshima quittent le Japon en 1959 pour construire le Nucleo Juscelino Kubitschek à la demande du gouvernement brésilien. Un voyage de quarante-cinq jours dans un bateau transportant une année de vivres et du matériel agricole conduit ces familles dans une région inculte et à la végétation particulièrement touffue. Ces Japonais vont la défricher puis la cultiver. Un grand nombre d’hommes, affectés par le mal du pays, sombrent dans la cachaça [4] et meurent de cancer à l’estomac.

En 2009, il ne reste plus qu’une quarantaine de familles, vivant de l’arboriculture. Iseki Yukio a aujourd’hui quatre-vingt ans. Il est resté, ainsi que sa femme, profondément japonais. Il n’écoute que de la musique japonaise, ne regarde que des films japonais (dont ceux de Kurosawa Akira qu’il adore). Il nous montre l’autel bouddhiste situé dans la pièce principale et la médaille qu’il a reçue de l’Empereur Hirohito, il nous parle des nuages noirs des retombées atomiques de Hiroshima dont il se souvient. Mais la terre du Recôncavo est devenue sa terre. Il ne voudrait pas vivre ailleurs.

La toute première vague migratoire qui arrive dans l’État de São Paulo vient travailler dans les fazendas de café, une plante qu’ils n’ont jamais vu ni bu, eux qui consomment surtout du thé. Ils forment une main d’œuvre exploitée, méprisée, déconsidérée. Ils se trouvent confrontés à un univers inconnu (une langue qu’ils ne parlent pas, une nourriture qu’ils n’aiment pas) et sont l’objet d’une discrimination raciale et sociale fondée sur un préjugé tenace à cette époque : « la race jaune est inassimilable ». Perdant le goût de vivre, ils entretiennent alors le rêve du retour (impossible) au Japon.

Alors que la génération issei est exclusivement rurale, une partie de la génération nissei devient urbaine. Elle constitue un groupe séparé appelé a Colonia et se concentre dans de véritables quartiers ethniques dont le plus important est le quartier Liberdade à São Paulo, désigné aussi par le terme de bairro oriental [5].

La société japonaise privilégie l’étude et l’une des premières initiatives de « la Colonie » est de créer des écoles. Ces dernières deviennent le lieu par excellence d’apprentissage des valeurs de la culture japonaise. Il s’agit de rester japonais et surtout pas de devenir brésilien. Le gouvernement de l’Estado Novo de Getulio Vargas, estimant que cette population constitue une menace pour l’unité de la nation, interdit les écoles et les journaux en langue étrangère. Les années 1930 sont des années où l’on parle de la menace du « péril jaune » et la Colonia devient l’objet d’une ségrégation. La politique d’assimilation forcée entraine alors des effets contraires à ce qui était recherché : le repli communautaire.

La situation s’aggrave considérablement avec la Seconde Guerre mondiale. Le Brésil déclare la guerre au Japon, lequel est devenu l’allié de l’Allemagne nazi. La langue japonaise ainsi que les manifestations culturelles sont interdites sur l’ensemble du territoire et toutes les écoles sont fermées. Le discours xénophobe antijaponais à cette époque redouble de vigueur, car sur tout Japonais pèse une suspicion de traitrise à la nation.

L’intégration

À partir des années 1950 nous entrons dans une phase tout à fait différente de l’histoire des Nippo-brésiliens qui, progressivement, vont devenir Brésiliens. En raison des mariages mixtes, de la réussite scolaire, les descendants des Japonais forment une partie de la classe moyenne et même de la bourgeoisie. Ils jouent un rôle considérable aujourd’hui dans la presse, l’hôtellerie, le secteur bancaire, la vie universitaire, scientifique et artistique.

Un excellent révélateur de cette intégration est l’arrivée d’esprits japonais dans le panthéon de cette religion éminemment nationale qu’est l’Umbanda. Au cours d’une session dans un terreiro de São Paulo, j’ai rencontré des Brésiliens sans aucune ascendance japonaise incorporant en état de transe des entités appelés caboclo samouraï et pomba gira geisha. Mais on ne peut pas parler pour autant d’une fusion totale de la culture nikkei dans le grand calderion (chaudron) brésilien. D’abord parce qu’il existe une grande vitalité de la vie associative valorisant la mémoire de la migration japonaise [6]. Ensuite parce qu’il subsiste un écart entre la culture populaire brésilienne et la culture nikkei. Or en anthropologie c’est bien cet écart, aussi minime soit-il, qui nous intéresse. Ce qui transparaît (plus que cela n’apparaît franchement) chez les Nippo-brésiliens que je rencontre est une légère différence.

Cette différence est d’abord construite dans le regard des autres ainsi que dans les appellations. La catégorisation précise des différentes générations à laquelle procède la langue japonaise (nisei, yonsei et ainsi de suite) est maintenue telle quelle dans la société brésilienne. Si les Brésiliens d’origine japonaise étaient totalement considérés comme des Brésiliens, pourquoi conviendrait-il d’indiquer avec autant d’insistance non plus leur degré d’ascendance mais du moins leur ascendance ?

Un révélateur de la différence : l’idéal de la beauté physique

Afin de percevoir la prégnance des endo et des exo-représentations, il convient de fixer notre attention sur les réactions mutuelles à l’apparence physique, car la société brésilienne accorde une très grande importance à la beauté du corps.

Or les caractéristiques phénotypiques japonaises ne correspondent pas exactement au modèle brésilien de la beauté. Depuis l’enfance les Nippo-brésiliens sont l’objet de moqueries à l’école en raison de leurs yeux bridés. Mais ce sont surtout les jeunes filles et les jeunes femmes nikkei qui ne sont pas réputées aussi belles que peuvent l’être les autres Brésiliennes. Leur corps apparaît étrange comme dans ce propos recueilli par Adriana de Oliveira : « Mon Dieu, leur corps est très bizarre, ce n’est pas normal, ça, c’est comme une planche de bois, il n’y a rien devant, il n’y a rien derrière » [7].

L’image de soi est toujours construite dans le regard des autres et ce regard retient trois traits physiques : des seins et des fesses insuffisamment développés, des yeux cachés par les paupières. L’hypothèse qu’a particulièrement bien formulée Monica Schpun [8] est que beaucoup de femmes nikkei ont l’impression qu’elles ne pourront devenir totalement brésiliennes qu’en corrigeant ces trois caractéristiques physiques par la chirurgie esthétique. Or cette dernière, particulièrement développée au Brésil depuis les années 1990, est devenue aujourd’hui un véritable phénomène social. Les Nippo-brésiliennes ont recours dans ces conditions à une chirurgie plastique dite d’occidentalisation qui concerne le nez, les seins, les fesses et surtout les yeux.

Cette opération des paupières participe ainsi de la construction sociale du corps et de l’invention de nouvelles images de soi. L’idéal corporel visé n’est ni japonais ni brésilien mais nippo-brésilien. L’ascendance japonaise étant revendiquée avec fierté, il ne s’agit nullement, comme le montre Monica Schpun, d’être aussi belle que les Brésiliennes mais de devenir plus belle encore.

Déplaçons nous maintenant de São Paulo à Tokyo et parcourons le quartier branché d’Harajuku où de jeunes femmes appelées cosplays (de l’anglais costume playing) portent des shorts ultra-courts, des jupettes, des salopettes, des barboteuses couleur pastel ou rose bonbon d’où pendent des rubans de broderie noirs. Les Tokyoïtes distinguent plusieurs styles : le style nymphette ou Lolita, le style Barbarella, le style Cendrillon, le style Gothic, le style punk avec des cheveux verts, violets, blond platine. J’ai même croisé un soir une punk-geisha.

Trois traits retiennent mon attention : les cheveux sont fréquemment décolorés ; le corps est surélevé par des hauts-talons, des bottes ou des bottines aux semelles compensées ; le maquillage cherche à arrondir les yeux [9]. Ce sont là trois formes de simulations visant à donner au corps une apparence occidentale. Mais au-delà de cette première impression, je me rends compte que ce qui est recherché est moins l’occidentalisation que l’hybridité. Le corps de ces jeunes femmes imite des images : les images des mangas dans lesquelles les jambes sont considérablement allongées ; les images de la publicité nippone dans lesquelles le corps féminin n’est pas exhibé de manière choquante mais montré de manière beaucoup plus modeste et presque innocente. L’hybridité est parfois chromatique. Il est très rare de croiser ces visages japonissimes à l’ancienne dont le teint couleur de lune était plus pâle encore que celui des nonnes enfermées dans un couvent lorrain. À la recherche de la blancheur (traditionnelle et européenne) du visage peut être aujourd’hui préféré un teint cuivré aux rayons UV et, à travers ce dernier, un modèle venu des Caraïbes et du Brésil.

Mademoiselle grands yeux - longs cils - longues jambes - microjupe déguisée en lapin rose a un comportement ostensiblement coquin et malicieux. Elle fait évidemment tout pour être provocante. Mais c’est une femme-enfant, naïve et adorable. Un terme japonais désigne ce style. C’est le mot kawaii (mignon, mignonne). Kawaii est à la fois un style, une forme (douce, arrondie, à l’image des formes animalières des mangas), un ton (le bleu clair et surtout le rose bonbon), une esthétique (de la transformation), un mode de vie qui a opté pour le light, le soft, le cool, désigné aussi par l’expression cool Japan [10].

Il n’y a donc rien de contestataire dans ces comportements vestimentaires. Ils sont au plus loin de toute critique sociale à la manière de la révolte des années 1960 au cours desquelles des cinéastes comme Ôshima, Yoshida et Imamura mettaient le feu aux traditions du pays du Soleil levant. Ce ne sont pas des comportements subversifs, transgressifs (d’un ordre puritain étranger à la culture japonaise) et encore moins nihilistes. Ludiques et parodiques, ils sont en fait très sages. Ils relèvent certes, par rapport à la morale du travail et de la bienséance, de ce que Ralph Linton appelle des « modèles d’inconduite ». Formés dans le creuset tokyoïte, ce sont des soupapes somme toutes très conventionnelles qui libèrent des tensions et permettent à la personnalité de supporter la pression sociale sans la mettre en question. C’est une marginalité revendiquée par ces jeunes Japonais et acceptée par les autres. Elle n’a rien à voir avec une autre marginalité beaucoup plus dangereuse : les conduites appréhendées cette fois comme résolument divergentes des Nippo-brésiliens au Japon dont il va être question maintenant. Ils parlent mal et en haussant la voix. Ils éclatent de rire en public et se livrent à des démonstrations d’amour et de colère. Ils se serrent fortement la main voire s’enlacent lorsqu’ils se rencontrent au lieu de se saluer comme il se doit en s’inclinant et ainsi de suite. Bref, ne sachant contrôler leurs émotions, ce sont des voyous [11].

La première forme de déviance est socialisée, « civilisée » et nationalisée. La seconde, scandaleuse et pouvant même passer pour une atteinte à la pudeur, apparaît comme une menace pour l’ordre social de la nation.

Le retour au Japon : le mouvement dekasegui

Le mouvement du retour du Brésil au Japon commence au début des années 1980 et s’amplifie à partir de 1988. C’est ce que l’on appelle le mouvement dekasegui qui en japonais signifie littéralement « partir de chez soi pour gagner de l’argent ». À cette époque – qui est celle du gouvernement Collor – le Brésil connaît une situation économique et sociale critique qui conduit un certain nombre à émigrer. Or le Japon, en raison de la baisse de sa natalité, est contraint de faire appel à une main d’œuvre étrangère : Coréens (qui est la migration la plus ancienne), Chinois, Philippins, Péruviens et Brésiliens.

Ces derniers, qui forment aujourd’hui une communauté d’environ trois cent mille personnes, sont attirés par les hauts salaires proposés. Le contrat de travail est établi au Brésil avant le départ au Japon où ils se concentrent dans un certain nombre de villes comme Nagoya où existe aujourd’hui un « quartier brésilien ».

Nous sommes en présence d’une population dont les hommes sont des ouvriers non qualifiés occupant des emplois précaires dans la construction automobile, l’électronique, l’industrie alimentaire. Ils subissent un déclassement social et constituent une partie du prolétariat du Japon. La situation a considérablement empiré ces dernières années car ils sont, avec les autres immigrés, les premières victimes de la crise économique.

J’ai eu l’occasion, dans le district de Kanagawa, d’accompagner un stage de sensibilisation à la culture brésilienne organisé par l’ONG « Monte Azul » dont le siège est à São Paulo et qui réunissait des Brésiliens – que rien ne distingue physiquement des Japonais – et des Japonais se préparant à partir au Brésil. Si les premiers ont intégré un certain nombre de comportements japonais (se déchausser avant d’entrer dans une maison, manger avec des baguettes, …), ils se perçoivent et sont perçus comme différents.

Au Japon, ce qui vient du Brésil donne lieu à des représentations clivées, il y a le bon et le beau Brésil de la culture brésilienne qui, à travers ses musiques, ses danses et son Carnaval, jouit d’une excellente réputation. Et il y a le mauvais Brésil, celui du retour à la réalité (des travailleurs immigrés) qui n’est pas appréhendé du tout comme une culture festive mais comme une culture de pauvreté susceptible de générer de la délinquance, voire de la criminalité. À Tokyo dans les bars à la mode du quartier de Roppongi ou dans les cafés d’Ebisu où j’ai habité, la samba et la bossa-nova font un tabac. C’est le Brésil inoffensif et distrayant perçu comme exotique et un tantinet érotique qui n’est pas seulement accepté mais apprécié parce qu’il est maintenu dans des cadres (comme c’est également le cas de la fête brésilienne annuelle qui a lieu dans le quartier d’Asakusa) et tenu à distance dans une relation d’altérité. Mais ce rapport appelé au Japon « l’approche des 3 F » (Food, Fashion, Festival) ne peut faire oublier son symétrique inversé qualifié cette fois de « 3 K jobs » : kitsui (difficile), kiken (dangereux), kitanai (sale) qui sont les dénominations utilisées pour désigner les emplois non qualifiés.

Pour dire les choses autrement le Brésil, en tant que culture, crée de la séduction et provoque de l’attraction. Réserve d’un imaginaire hédoniste pour la planète, il enthousiasme les Japonais. Mais les Brésiliens réels, parce qu’ils sont pauvres mais aussi parce qu’ils ne sont plus japonais, sont l’objet d’une discrimination. Considérés comme des délinquants en puissance, c’est bien à leur intention que sont destinés des panneaux comme celui-ci, écrit à la fois en japonais et en portugais : « Despertar lixo em qualquer lugar é crime » (« Déposer des ordures n’importe où est un crime »).

Saga

L’histoire tragique des premiers Japonais au Brésil et du retour de leurs descendants au Japon est une saga [12] au sens étymologique de prophétie. C’est une histoire qui, à un siècle d’intervalle, a fait miroiter le paradis alors que ce paradis allait tourner au cauchemar. Pour les premiers arrivants du Japon, le Brésil est vécu comme un Eldorado, « a terra prometida » (« la terre promise »). Pour les Japonais devenus brésiliens qui décident de partir au pays de leurs ancêtres, ce dernier a toutes les allures du « primeiro mundo » où l’on va faire fortune. Cette promesse d’une vie meilleure dans un autre monde est celle d’un Brésil rêvé puis d’un Japon fantasmé mais qui très vite devient frustration et désillusion.

S’il a été difficile pour les premières générations de Japonais de devenir brésiliens, il est en revanche aujourd’hui impossible au Japon de devenir Japonais, d’être reconnu comme Japonais et corrélativement de se sentir Japonais y compris pour les descendants de Japonais. C’est dire qu’aucune symétrie ne s’impose entre une nipponisation pour le moins problématique au Japon et une brasilianisation qui ne s’effectue plus aujourd’hui au Brésil dans le sens d’une dé-nipponisation forcée sans aller pour autant vers un modèle culturaliste (ou multiculturaliste) revendiqué.

Le rapport entre nihonjin (gens du Japon) et nikkeijin (ayant quitté le Japon pour vivre ailleurs, ce qui n’est pas seulement considéré comme un abandon mais une trahison) n’est absolument pas équivalent au rapport entre nativos et estrangeiros au Brésil. D’abord parce que les « natifs », ce sont les Indiens. Ensuite parce que les étrangers ne sont pas considérés au Brésil comme autres absolus mais comme composantes de soi-même, la composante lusitanienne étant appréhendée, malgré la violence de la Conquête et de tout ce qui a suivi, comme composante civilisationnelle.

Cette précision étant apportée, revenons à la population dekasegui qui est l’objet d’une instrumentalisation dans un parcours qui, nous allons le voir, est celui d’un exode et d’un exil sans fin. Le mirage du « primeiro mundo » agit au Brésil dans le sens d’une hypnotisation à travers la manipulation de campagnes publicitaires pour l’emploi facile et l’enrichissement. Ainsi : « A seguranca, o respeito et a estabilidade » (« la sécurité, le respect et la stabilité »). Ou encore : « Japão : sen sucesso financeiro » (Japon : votre réussite financière »).

Après quelques années passées au Japon, la majorité des Burajirujin (Brésiliens), se rendant compte à quel point ils sont indésirables, envisage rarement de s’y installer, mais plus fréquemment de revenir vivre au Brésil avec des économies. Le projet de retour est alors de nouveau instrumentalisé par des promesses mirifiques comme celles que l’on peut lire dans le journal communautaire Tudo bem : « Como planejar a volta e ter successo » (comment planifier le retour et réussir) ou encore « Au Japon, vous êtes employés, mais au Brésil vous deviendrez votre employeur ».

Or ce retour au Brésil s’avère souvent très difficile. Les dekasegui se font fréquemment attaquer dès leur arrivée à l’aéroport international de Guarulhos. Il existe aujourd’hui des réseaux d’agresseurs qui les identifient aux classes sociales supérieures ayant fait fortune à l’étranger. Par ailleurs, les employeurs brésiliens, s’avérant méfiant à leur égard, une partie de ces rapatriés n’arrive pas à se réintégrer au Brésil. Alors certains d’entre eux repartent au Japon qui enregistre une constante augmentation de demandes de visas de résidents permanents.

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* *

Par-delà la dimension économique de ce mouvement d’aller et retour dans un contexte de relations bilatérales entre le Brésil et le Japon dominées par le Japon, ce qui me semble le plus intéressant est la transmutation culturelle réalisée au cours d’un siècle. Les descendants de Japonais que j’ai rencontrés tant au Brésil qu’au Japon m’ont confié (en portugais) leur impossibilité à devenir (ou redevenir) japonais.

Perçus négativement au Japon en fonction de la distance générationnelle croissante, considérés par les Japonais comme des Brésiliens, ils se sentent eux-mêmes Brésiliens c’est-à-dire étrangers, gaijin, « gens du dehors ». Ces Brésiliens ont l’apparence physique des Japonais, mais ce sont des nikkeijin qui ne se comportent plus comme les Japonais doivent se comporter. Ils devront, pour être acceptés, être rééduqués.

Le projet de départ initial au Japon s’effectue bien sûr pour des raisons économiques, mais il est aussi animé par un désir : celui de connaître ce pays dont ils ont tant entendu parler et d’y être reconnu comme appartenant au peuple du Pays du Soleil levant. L’imaginaire du départ est celui d’un univers qui parait connu et familier : l’univers des grands parents. La réalité de l’arrivée, à travers la réalisation de l’inconnu, de l’étrangeté et de l’hostilité ne peut être que celle d’un désenchantement.

L’expérience vécue par les fils n’est pas dans ces conditions sans rappeler la souffrance qui était celle des pères dans le voyage initial dans l’autre sens. Leurs parents avaient été considérés (c’est-à-dire déconsidérés) comme Japonais au Brésil. Et les voici à leur tour considérés (c’est-à-dire déconsidérés) comme Brésiliens au Japon. Le retour familial dans ce qu’ils croyaient être leur pays d’origine s’avère alors un retour aux conditions non pas de misère mais de discrimination et d’exclusion de leurs parents.

Je suis toujours étonné par la capacité inouïe d’une culture à se transformer en une autre, mais une autre qui n’est jamais la même. Au Brésil, la majorité de ceux qui se considèrent et sont considérés comme nikkei ne parlent plus la langue japonaise. Mais ce qui transparait néanmoins à travers de très légères flexions des comportements – une certaine retenue, un zeste de discrétion, une application manifeste au travail – est qu’ils n’ont pas pour autant abandonné tout ce que leurs ancêtres leur ont transmis.

Étant physiquement semblables au Japonais, beaucoup croient l’être aussi culturellement. Or lorsqu’ils vont au Japon, ils découvrent qu’il n’en est rien. Ils s’imaginaient être Japonais. Ils réalisent qu’ils sont Brésiliens.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3177.

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[1Tokyo ville flottante. Scène urbaine et mises en scène, Paris, Stock, 2010.

[2L’auteur respecte l’usage japonais plaçant en premier le nom de famille, suivi du prénom – note DIAL.

[3En Japonais, sei signifie génération, le kanji [caractère sino-japonais] est à chaque fois précédé du kanji correspondant au nombre (un, deux, trois, quatre, cinq…). – note DIAL.

[4Alcool de canne à sucre – note DIAL.

[5Ce quartier, que je connais depuis vingt-cinq ans, est devenu au fil des années de moins en moins japonais. Beaucoup de Chinois et de Coréens s’y sont installés tandis que les descendants de Japonais se sont déplacés dans l’espace urbain de São Paulo. Ces derniers sont particulièrement nombreux dans le quartier de Pinheiros.

[6La patrimonialisation de la mémoire est particulièrement forte dans la ville de São Paulo où de nombreuses institutions sont très actives : A casa da cultura japonaise à l’entrée de l’Université de São Paulo (USP), le Pavillon japonais dans le Parc d’Ibirapuera, le Musée de l’immigration japonaise dans le quartier Liberdade, le Bunkyo (dans le même quartier) qui est le centre de toutes les activités liées à la culture japonaise.

[7Adriana de Oliveira, « Repensado a identidade dentro da emigracão dekasegui », in Reis R. R., Sales T. (dir.), Cenas do Brasil migrante, São Paulo, Boitempo, 1999, p. 196.

[8Monica Raisa Schpun, « Les descendants d’immigrés japonais au Brésil et les chirurgies d’occidentalisation des yeux », Actes de l’histoire de l’immigration, vol. 7, 2007, pp. 105-122.

[9Un personnage de Sanshiro, roman célèbre de Natsume Sôseki, estime que « dans les peintures occidentales, les femmes sont toujours représentées avec de grands yeux, des yeux si grands que c’en est presque drôle » (Paris, Gallimard, 1995). Pierre Loti, quant à lui, à partir d’une perception cette fois européocentrée, trouve dans Madame Chrysanthème que les Japonaises ont « les yeux trop petits, pouvant à peine s’ouvrir » (Paris, Garnier-Flammarion, 2006).

[10Sur ce Japon sympathique, écologique, narcissique, versatile et volatile qui se réinvente en permanence sur un fond animiste, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Tokyo, ville flottante. Scène urbaine et mises en scène, Paris, Stock, 2010.

[11C’est ce que m’ont confié la plupart de mes interlocuteurs nikkei tant au Brésil qu’au Japon.

[12Cf. en particulier le roman historique d’Inoue Ryoki, Saga. A historia de quatro gerações de uma familia japonesa no Brasil, São Paulo, Ed. Globo, 2006.

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