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DIAL 2995 - Dossier Haïti, d’hier à aujourd’hui

HAÏTI - Culture paysanne et développement rural

Gérald Mathurin, Gilles Danroc & CDTM Montpellier

mardi 1er avril 2008, mis en ligne par Dial

Ce dossier « Haïti, d’hier à aujourd’hui » reprend les deux articles principaux du dossier « Haïti, un pays en quête de stabilité » élaboré par le CDTM de Montpellier et publié sur le site de Ritimo. Le dossier préparé par le CDTM comprend aussi une carte et une bibliographie commentée. Ce second texte est issu du débat entre Gérald Mathurin, agronome, ancien ministre haïtien de l’agriculture, et Gilles Danroc, op, le 19 mars 2007 à Montpellier.


Pour parler de la paysannerie haïtienne, de son rapport avec le milieu rural, de son écoute des propositions de la communauté internationale sur la modernité, il faut remonter vers la genèse et la formation même de cette paysannerie.

Un peuple en construction

La paysannerie haïtienne provient de la masse d’esclaves qui a contribué, aux côtés des fondateurs de l’Indépendance, à la construction de cet État-nation que devrait être Haïti. Au départ, il s’agissait d’individus, à peine sortis de l’esclavage, analphabètes et sans référence commune – puisqu’ils provenaient de tribus africaines différentes, avec des dialectes très éloignés, ce qui entraînait des problèmes de communication.

Le premier exploit remarquable de cette masse humaine a été de construire une langue, le créole, à partir des différents dialectes africains, avec des emprunts à l’espagnol et au français. Cette langue d’échange servira ensuite pour réaliser la révolution.

Les Haïtiens ont mis au cœur de leur démarche la foi dans la liberté, dans le sens des libertés citoyennes, et aussi celle de décider eux-mêmes de la façon de construire leur avenir.

Enfin, ils ont mixé leurs cultures, venues d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, avec la religion catholique, dans le syncrétisme qu’est le vaudou.

L’Indépendance et les paysans

Après l’Indépendance, la paysannerie a dû évoluer et approfondir la langue et la religion qui sont les signes, dans la vie quotidienne, de cette liberté tant attendue.

Malheureusement, sur le plan international, Haïti a été isolé et pendant longtemps, la question haïtienne a été absente de la scène internationale. On n’a pas voulu tenir compte de cette révolution pourtant extraordinaire. Le pays s’est trouvé dans l’obligation de brader son économie à travers un commerce illicite en particulier avec les Anglais, les Hollandais, les Américains et les Allemands.

À l’intérieur, la construction de l’État-nation, qui était fondamentale, et la mise en route d’un processus d’identification nationale et d’intégration de la population dans la dynamique au pouvoir pour que l’État s’identifie suffisamment avec la nation, n’ont pas eu lieu. Depuis la mort de Jean-Jacques Dessalines au Pont-Rouge en 1806, l’effort de mise en œuvre de la nation s’est estompé.

De ce fait, la nation haïtienne a suivi sa propre voie. Cette proto-paysannerie a refusé le caporalisme agraire de Toussaint Louverture, de Dessalines et de Christophe parce que, pour elle, le projet de l’État allait à l’encontre des intérêts du peuple. L’État haïtien voulait remettre en place les grandes plantations agricoles, les redistribuer aux dignitaires et aux généraux de l’armée et prendre les pauvres comme main-d’œuvre dans ces grandes exploitations. Les paysans ont refusé ce projet et ce modèle de société ; ils ont préféré prendre les mornes (partir dans la montagne) et s’installer sur de petites propriétés, développant l’agriculture vivrière que l’on connaît actuellement. Là est l’essence de cette paysannerie.

La nation haïtienne, dans son fondement véritable, est composée, d’une part, de gens issus des dignitaires et des anciens colons qui ont eu, tout au cours de l’histoire, le monopole du pouvoir et de l’économie, d’autre part, d’une masse qui s’est réfugiée très loin et qui a su construire une économie agraire basée sur l’entraide, la solidarité et sur la force du travail individuel et familial. C’est cette résistance paysanne qui a construit l’identité nationale, et permis à la société haïtienne de traverser tout le XIXème siècle et de se maintenir debout pendant le XXème siècle.

Une culture menacée

Malheureusement, cette paysannerie est aujourd’hui aux abois. En raison des coups répétés de l’État central, des conjonctures économiques défavorables, des prélèvements qu’elle a dû subir au cours du XIXème siècle, pour payer la dette de l’Indépendance, et pour financer les guerres intestines que se faisaient les généraux avides de pouvoir, la paysannerie est entrée dans un processus de décapitalisation qui concerne non seulement son bien mais aussi les ressources sur lesquelles reposait sa richesse, c’est-à-dire la terre qui s’en est allée, suite au déboisement.

Malgré des changements et des revirements de politique, il n’y a jamais eu de vraie politique visant à reconstruire la paysannerie : pas d’investissement, pas de formation pour acquérir des techniques permettant de maintenir un niveau de production adéquat.

De plus, les références identitaires se perdent un peu, d’autant qu’il y a une agression permanente des cultures occidentales, en particulier états-uniennes, sur le mode de vie paysan naguère équilibré : naguère, avec son jardin et les parcelles plus éloignées, le paysan arrivait à maintenir une autosuffisance alimentaire qui lui donnait une certaine autonomie. Aujourd’hui, le pays doit recourir à des importations agricoles. En raison de cette dépendance, sa culture de résistance qui était au cœur même des fondements de la nation se trouve entamée. C’est une brèche qui s’ouvre et, si rien n’est fait dans les dix prochaines années, tout ce qui a fait Haïti, toute la culture qui est enracinée dans la paysannerie (peinture naïve, artisanat, etc.) sera menacé, faute d’alimentation et d’espace.

On peut remarquer que si les États-Unis ont pris pied un peu partout dans la Caraïbe, à Cuba, en Jamaïque, en République dominicaine, en Haïti, etc., Haïti est le seul pays à ne pas jouer au cricket ou au base-ball et à continuer à jouer au football. C’est une forme minuscule de la culture de résistance qui a fait Haïti.

La question de l’État

Le minimum de fonctionnement d’un État-nation, c’est un État au service de son peuple, de sa nation. Malgré les 200 ans d’indépendance d’Haïti, il n’y a pas encore de constitution d’un véritable État-nation, puisque la société se construit contre l’État. Tandis qu’il y a ce qu’on appelle un « État faible », qui est au service d’une élite et non de la majorité de la population. Moins de 10% des gens peuvent accéder aux services de l’État, d’après les estimations d’André Corten [1].

Après la révolution, Haïti a connu un grave isolement ; Napoléon, à la tête de la première puissance militaire de l’époque, a envoyé deux armées à Haïti pour y rétablir l’esclavage que la révolution française avait aboli en 1794. Il faut analyser l’histoire pour donner un nouvel éclairage à l’actualité. Il ne s’agit pas de faire du passéisme, ni de porter des regards nostalgiques sur la paysannerie haïtienne, mais de voir comment l’histoire aboutit à un présent extrêmement complexe, violent et pratiquement sans espoir pour la paysannerie. On peut se poser la question de l’existence même d’Haïti, selon le titre du livre de Christophe Wargny [2]. On peut penser que la culture haïtienne va passer par la diaspora qui est très nombreuse et qu’elle va se maintenir grâce à l’artisanat, la musique, la peinture : car l’art est structurant pour la société haïtienne.

Présenter Haïti autrement

Pour quiconque a accès aux informations courantes par les journaux, la radio ou la télévision, la situation d’Haïti est aujourd’hui illisible et de ce fait, Haïti est devenu un pays totalement étranger. Pourtant, la République d’Haïti est une république sœur de la République française, bien qu’il y ait, plus près de la France, des pays qui lui sont plus familiers, comme l’Algérie ou des pays d’Afrique ; mais Haïti et la France sont devenus deux républiques pratiquement au même moment, dans un processus complémentaire de création.

Il faut trouver de nouveaux moyens d’informer, de présenter Haïti et de sortir de cette succession de clichés qui présentent des paysans sans espoir, des enfants affamés, que des ONG, bien intentionnées, aident grâce à des collectes de fonds. Il est temps de passer à autre chose quand on veut approfondir ce lien France-Haïti, comme défini dans le rapport Debray [3]. Parce que la France a eu depuis 2 siècles des relations particulières avec la république d’Haïti, de façons diverses, il a été demandé à un groupe de personnalités compétentes, sous la houlette de Régis Debray, de réfléchir et de faire des propositions sur la coopération à développer entre ces deux pays. La composition du groupe et la plume du coordinateur ont donné à ce rapport un lustre inusité]]. Puisque nous sommes deux républiques sœurs, notre destin a une part commune et doit se fonder sur le respect et la complémentarité.

Investir dans l’éducation

Aujourd’hui, la paysannerie a besoin d’appui, de support. Elle a besoin aussi de rationalisation. De même que, pour parler d’Haïti, les grandes institutions internationales débattent doctement mais préconisent des solutions rarement appropriées, il faudrait que les organisations internationales qui se disent alternatives se mettent ensemble pour construire une large plateforme et mener un débat autour de la résurrection de la paysannerie haïtienne : les atouts, les contraintes, mais aussi les besoins d’investissements. Il faut qu’on puisse solliciter à la fois l’État haïtien sur les mesures à prendre et la communauté internationale sur les besoins fondamentaux de la paysannerie haïtienne et les nécessaires investissements à faire.

Le meilleur moyen de sauver l’avenir, c’est d’investir dans l’éducation. 60 à 70% des revenus paysans sont investis dans l’éducation des enfants. Les gens doivent envoyer leurs enfants dans les grands centres urbains ou à Port-au-Prince, ce qui coûte excessivement cher : hébergement, nourriture, frais de scolarisation.

90% de l’éducation est privée en Haïti, mais la plus grande partie de cette éducation privée est faite au rabais : une vraie catastrophe ! Malheureusement, le paysan qui investit dans l’éducation, voit ses enfants revenir au bout de 10 ou 12 années, sans formation réelle et incapables d’entrer à l’université publique.

Échapper à la terre

On peut considérer qu’il y a pour un Haïtien deux représentations de la vie : d’une part, le paysan très mal outillé, travaillant des sols souvent ingrats, avec des conditions de vie pénibles : une vie que le paysan considère comme un échec parce qu’il est contraint de rester à sa terre, il n’a pas réussi à s’en échapper. A l’inverse, il y a celui qui travaille dans un bureau, sans efforts, avec peut-être la climatisation, une voiture : l’idéal, une vie réussie.

Quand on met les enfants à l’école, c’est pour qu’ils échappent à la paysannerie : on est dans un système qui, peu à peu, pousse le paysan à quitter sa terre. Pourtant la paysannerie a survécu dans des conditions dramatiques, dans l’arrachement à l’Afrique, dans le système esclavagiste et colonial, puis sous la dictature et elle a réussi à créer quelque chose.

L’exode rural est extrêmement important - même si Haïti, par rapport à d’autres pays d’Amérique latine, reste un pays à dominante rurale (2/3 de la population). Il y a de forts flux de population vers Port-au-Prince qui devient une ville immaîtrisable. En raison de la pression démographique en ville, le pouvoir politique nourrit les populations des bidonvilles avec le « riz Miami », c’est-à-dire le riz importé, au lieu d’encourager la production haïtienne.

Exil

Après l’exode, il y a l’exil. On quitte la terre, on va dans les villes, puis à Port-au-Prince et on espère aller au Canada, en France ou aux États-Unis.

La diaspora, très importante (plus de 2 millions de personnes, proportion énorme pour un pays de 9 millions d’habitants) permet le financement de l’école et de nombreux services. Toutes les couches sociales sont représentées. Depuis le temps du duvaliérisme, les classes moyennes sont parties d’abord ; puis les boat people qui ont, à la fin du XXème siècle, représenté un déplacement important de gens sans qualification, souvent analphabètes, qui devaient tout vendre, terre, bétail, maisons, pour payer le passage vers la Floride. Tout le monde a quelqu’un en diaspora pour le départ duquel il a cotisé. On essaye de rester en lien avec lui (souvent par le téléphone portable) : il faut qu’il y ait un retour car c’est un investissement.

La diaspora apporte 1 milliard de dollars par an mais il faudrait peut-être encourager les transferts par des incitations. Cette diaspora cherche à consommer des produits « du pays » malgré les normes exigées pour l’entrée aux États-Unis, en France et partout ailleurs.

Le bilan des responsabilités

Après ces 200 ans d’indépendance d’Haïti, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de patrimoine familial qui se transmette pour constituer une sorte d’assise foncière pour les paysans ? A l’enterrement d’un paysan qui a réussi, on dépense pratiquement tout ce qu’il a acquis pendant ses 15, 20, 25 ans de travail, depuis qu’il a un outil, une terre, une chèvre, etc. Il y a des phénomènes de compensation économique qui sont extrêmement subtils et compliqués à analyser. Une des raisons que les ethnologues mettent en avant, c’est que le système esclavagiste et colonial est perçu comme ce qu’il ne faut pas faire. Or ce système était basé sur l’enrichissement de quelques-uns. Il y a donc une sorte de fonction sociale de l’enterrement qui consiste à remettre tout à zéro. C’est-à-dire qu’on n’accumule pas. La question qui se pose est de savoir si on peut continuer à résister en n’accumulant pas ? La question est ouverte, il faut savoir la reprendre.

Enfin, peut-on aujourd’hui constituer une nation haïtienne où les idées, les gens peuvent circuler librement et surtout créer quelque chose de positif ? Une des données fondamentales, c’est le respect d’une paysannerie, qui malgré son accouchement dans la douleur, a été inventive, a créé des solidarités.

Mais maintenant, la question de la responsabilité se pose. Chaque fois qu’on parle d’Haïti, de son histoire difficile, il semble que la responsabilité de ce qui arrive en Haïti est à l’extérieur d’Haïti. Or les responsabilités sont partagées. 200 ans, ce n’est pas rien pour un État comme la première république noire. En 200 ans, on peut construire quelque chose et on peut aussi détruire. C’est ce qui s’est passé. Il faut maintenant faire aussi le bilan des responsabilités de la situation actuelle, responsabilités enchevêtrées d’ici ou de là-bas, en France et en Haïti.

Il faut trouver des solutions neuves à partir du respect de cette paysannerie qui ne peut pas, par elle-même et enclose sur elle-même, s’en sortir.


Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2995.
 Source (français) : Ritimo.

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[1André Corten, Misère, religion et politique en Haïti : diabolisation et mal politique, Paris, Karthala, 2001/03, 250 p.

[2Christophe Wargny, Haïti n’existe pas : 1804-2004, deux cents ans de solitude, Paris, Autrement, 2001/04, 191 p.

[3Régis Debray, Haïti et la France : Rapport à Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, Paris, la Table ronde, 2004, 127 p.

Messages

  • Pourquoi ne pas instaurer un système de coopératives des petits producteurs , leur permettant de fonctionner avec une marge de vente de leur production , et leur apportant une certaine sécurité de l’emploi dans l’utile et nourricier métier d’agriculteur !
    Ainsi la vie en autarcie serait beaucoup moins risquée , et beaucoup plus rémunératrice , ayant un échange auprès des gens aisés plus juste , car se serait la coopérative qui fixerait les prix et ramasserait les récoltes dont la quantité à vendre resterait à l’appréciation des petits producteurs dans l’individualité ! Ce système ne les obligerait pas à cultiver OGM qui leur apporterait seulement des désordres sérieux de santé !
    Bon courage

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