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DIAL 3698

PÉROU - Gouvernements autonomes amazoniens : des sujets politiques qui défendent la vie

Raúl Zibechi

mardi 30 avril 2024, mis en ligne par Dial

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L’Uruguayen Raúl Zibechi dialogue avec le Péruvien Vladimir Pinto sur les processus en cours de construction d’autonomies au sein des peuples indiens amazoniens. Texte publié sur le site de DesInformémonos le 21 février 2024.


Le gouvernement territorial autonome de la nation wampis, dans le nord du Pérou, a dénoncé ces jours-ci la présence de 50 mineurs illégaux armés, de nationalité colombienne, vénézuélienne et brésilienne, qui ont déployé cinquante dragues d’extraction et séquestré une communauté générant un climat de peur et de menaces. Mi-février, des communautés wampis ont stoppé l’opération de sept patrons et d’autant de dragues dans le bassin du río Santiago, qu’ils appellent Kanú, et les ont enfermés dans un cachot communautaire.

En Amazonie péruvienne jusqu’à quinze processus d’autonomie territoriale sont en cours depuis qu’en 2015 les Wampis ont lancé le premier, avec l’objectif de contrôler leur territoire ancestral et de freiner l’invasion des acteurs de l’extractivisme. Dans la zone nord, près de la frontière avec l’Équateur, les nations wampis, awajún, chapra, shawi, kokama, inga ont constitué jusqu’à neuf gouvernements autonomes qui s’étendent sur dix millions d’hectares, tandis que d’autres peuples ont entrepris d’en créer aussi.

C’est la réponse collective à l’expansion des acteurs extractivistes et criminels qui cherchent à exploiter la terre mère et à expulser les peuples qui s’y opposent.

Pour mieux connaître ces processus en cours nous dialoguons avec Vladimir Pinto qui conseille depuis vingt ans des organisations amazoniennes et andines du Pérou et qui a suivi de près le processus de construction des autonomies ainsi que les débats concernant les critères adoptés par les peuples. Il ajoute que « nous avons entamé le dialogue avec les peuples de l’Amazonie sud, à la frontière avec le Brésil, en particulier avec les Shipibos qui réfléchissent à l’autonomie avec des caractéristiques très différentes de celles des peuples du nord.

Le premier gouvernement autonome, le wampis, est né en 2015. Comment s’articule cette naissance avec la longue histoire des organisations amazoniennes et le Baguazo, en 2009, quand 5000 Wampis et Awajún furent expulsés alors qu’ils bloquaient des routes pour s’opposer au transport des hydrocarbures, provoquant plus de 30 morts [1] ?

La relation provient de l’essence même du mouvement des Indiens amazoniens qui est le besoin de s’organiser pour survivre en tant que peuples, de conserver leur identité et leur culture mais surtout de garantir la défense de leurs territoires face à un ensemble d’acteurs qui ont progressivement gagné du terrain en Amazonie. Tous ces processus sont liés à la vie des peuples, à leur reconnaissance et à leur développement en tant que sujets politiques. Depuis la naissance même des organisations indiennes, il y a eu un processus de revendication de leurs identités, de défense de leurs espaces territoriaux, d’abord au niveau local puis plus largement, avec l’établissement d’alliances au niveau national et international.

Le Baguazo a mis en lumière ce processus et ces sujets collectifs confrontés au mépris systématique de l’État. Le Baguazo renforce le processus de naissance des gouvernements autonomes car il oblige à aller au bout des processus initiés après la confrontation brutale avec l’État. Ce n’est pas par hasard que les Wampis et les Awajún, présents à Bagua, soient aussi les peuples qui ont revendiqué les autonomies avec le plus de force. Mais cela est à mettre en lien aussi avec une construction historique initiée il y a longtemps. Ce sont les deux éléments, l’histoire et le Baguazo.

CORPI : territoire intégral par peuple indien
Coordination régionale des peuples indiens (CORPI) : Proposition de territoire intégral par peuple indien

Combien existe-t-il de gouvernements autonomes ? J’en connaissais cinq, mais ils sont apparemment plus nombreux.

Les chiffres qu’eux-mêmes ont communiqués lors de la réunion d’octobre dernier, indiquent que sont au nombre de quinze les peuples qui ont pris la décision de s’organiser en autonomies territoriales. Certains les ont mises en place plus vite, d’autres avancent plus lentement. Cela fait plusieurs années que les neuf bases de la Coordination régionale des peuples indiens (CORPI) ont décidé de se constituer en gouvernements autonomes sur la totalité de leurs territoires, dans la zone frontalière avec l’Équateur.

Les autonomies les plus avancées sont celles des Achuar du Pastaza, des Awajún et Wampis et de la nation chapra dont les territoires sont très proches.

Chaque processus d’autonomie est différent, il n’y a pas de règle commune. Quelle est la structure des autonomies amazoniennes ?

La législation du Pérou reconnaît les autonomies des communautés qui sont de petites unités de plusieurs familles qui ont leur territoire en propriété collective. Mais elles ne sont pas reconnues en tant que peuples. Revendiquer l’intégralité de leur territoire et un gouvernement autonome sont nécessaires pour exercer le contrôle sur leurs territoires mais cela est totalement incompris par l’État et une grande partie de la société péruvienne.

Ce sont des processus très complexes car la construction de la nation suppose qu’on revendique la tradition et l’histoire mais en inventant quelque chose de nouveau qui garantisse qu’on puisse regarder vers l’avenir. Les peuples amazoniens sont impliqués dans ce processus de faire face aux complexités du monde actuel parce qu’ils sont très touchés par la modernité occidentale tout en défendant leurs traditions et institutions ancestrales.

Les Wampis ont créé plusieurs secrétariats qui tiennent lieu de ministères pour faire fonctionner leur gouvernement. Mais il y a d’autres processus dans lesquelles ils maintiennent une logique d’assemblée et une forte délégation de responsabilités à ceux qui sont élus en tant que représentants du gouvernement autonome. Je crois qu’ils sont en train de créer un fonctionnement qui ne surcharge pas les dirigeants. Les Wampis par exemple disposent d’un statut qui régule leur fonctionnement.

Les autonomies comme centre du mouvement

Selon ce que nous observons dans d’autres cas, les autonomies sont un processus dans lequel sont améliorés les modes de fonctionnement. Quelles relations ont entre elles ces différentes autonomies ?

Les autonomies amazoniennes revêtent deux dimensions dans le débat et la construction. La première, plus interne, tient au fait que le peuple lui-même établit une nouvelle institutionnalité qui les gouverne, ce qui constitue un défi sans fin. La seconde se rapporte à la relation avec l’État et la légalité occidentale. Les peuples amazoniens sont des populations peu nombreuses installées sur de vastes territoires et contrôler tous ces territoires représente un vrai défi. Ils ont établi une relation complexe et difficile avec le droit occidental afin de se l’approprier et de le transformer. L’idée de propriété collective non aliénable est une notion en rupture avec les conceptions occidentales mais ils ont réussi à l’imposer.

Ils se battent maintenant dans différents secteurs pour la notion de gouvernement autonome, qui leur permettrait de décider des questions fondamentales.

La coordination est un sujet très important. Dans la zone nord, depuis quatre ans déjà, existe un dialogue constant entre les autonomies. Ils se rencontrent plusieurs fois par an pour débattre des processus en cours et partager avancées et défis ; ils échangent beaucoup sur les questions de fond, sous l’impulsion d’intellectuels indiens, notamment wampis.

L’an dernier, l’Association interethnique pour le développement de la forêt tropicale péruvienne (Aidesep) [2] a lancé l’excellente initiative d’une rencontre entre la structure plus établie qu’est l’Aidesep et les autonomies déjà existantes parce qu’ils ont considéré que c’est ce qui oriente la lutte des peuples amazoniens pour l’avenir. Au lieu de penser que les gouvernements autonomes remettent en question la structure mouvement indien, ils ont opté pour une alliance en vue de promouvoir les autonomies comme axe du mouvement.

Empêcher que le sens commun extractiviste s’installe chez les jeunes

Nous avons reçu un communiqué du gouvernement wampis qui dénonce l’invasion minière avec vingt-cinq grandes dragues d’extraction. Que fait le gouvernement dans ces cas-là ?

L’extractivisme est l’un des points essentiels qui ont conduit à la réflexion sur la création des gouvernements autonomes, car il constitue une menace à laquelle les communautés font face depuis de nombreuses années déjà. Il existe des formes d’auto-organisation et de luttes contre les activités extractivistes avec différentes stratégies de blocage, en s’appuyant aussi sur le droit occidental. Les communautés décident parfois d’empêcher ces activités.

Le problème est que ces derniers temps les activités illégales ont progressé considérablement dans les territoires indiens et que cette croissance exponentielle rend très difficile le contrôle des peuples. Mais le plus grave est quand elles s’installent dans un certain secteur du territoire et commencent à saper les structures mêmes du mouvement indien. C’est là le défi majeur, empêcher que le sens commun extractiviste s’installe au sein des populations les plus jeunes. C’est pour cette raison qu’il y a beaucoup d’énergie et des luttes acharnées pour y mettre fin. C’est un immense combat à l’intérieur et à l’extérieur, mais l’extractivisme est encouragé dans toute l’Amazonie et commence à être présent dans la société indienne elle-même.

Que peux-tu me dire du système de santé et d’éducation ?

Les autonomies ont à l’ordre du jour le contrôle de la santé et l’éducation interculturelle comme horizon. Une bataille est en cours pour la reconnaissance des professeurs des peuples, de leurs langues et de leurs propres pratiques médicales au sein des politiques publiques. Les Wampis ont des secrétariats pour la santé et l’éducation qui négocient avec les États, en s’efforçant toujours de promouvoir les professionnels indiens qui proposent des approches nouvelles sur ces questions.

Pour finir, j’aimerais te demander s’il existe des autonomies dans d’autres régions et si les peuples aymara et quechua du sud, qui luttent depuis des siècles contre l’État, ne pourraient pas initier ces mêmes processus d’autonomie.

Parmi les quinze autonomies, nous devons inclure les Harakbut et les Ese-eja de Madre de Dios. Certains sont installés des deux côtés de la frontière avec la Bolivie. Ils travaillent au renforcement de leur autonomie mais sont présents là-bas d’autres acteurs déjà installés sur leurs territoires. Au contraire, pour les peuples du nord, il existe de très vastes secteurs avec peu d’interventions extérieures et ils ont initié des processus de restructuration sociale et politique qui leur permettent de contrôler ces ingérences.

À Ucayali, où vit le peuple shipibo, l’autonomie est aussi en discussion, même si nous sommes là en présence d’une société très imbriquée avec le monde urbain amazonien.

Quand tu parles de la construction d’autonomies dans le monde andin, je dois dire que l’identité sociale et politique indienne a été mise à mal tant par les droites que par les gauches. Néanmoins, dans le sud andin, quelques peuples disposent de meilleures conditions pour récupérer des structures de gouvernement autonome en partant d’une identité politique indienne. Je crois que le sujet commence à être plus discuté depuis le massacre opéré par le gouvernement de Dina Boluarte et du fait du mépris systématique qu’ils endurent.

Je crois qu’ils ne se réfèrent pas aux autonomies du nord mais plutôt aux processus en cours en Bolivie. On assiste à des évolutions chez les Aymaras et à Cuzco qui apparaîtront plus clairement dans les années qui viennent. Ce qui importe ici, c’est qu’ils prennent position contre l’extractivisme. Dans le cas de la Bolivie, certaines des autorités demandent l’autonomie pour pouvoir diriger eux-mêmes l’extractivisme. C’est-à-dire une autonomie pour promouvoir leur propre extractivisme – c’est là un problème grave.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3698.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : DesInformémonos, 21 février 2024.

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[2L’Aidesep est une organisation nationale péruvienne de défense des droits des peuples indiens. Un conseil d’administration national est élu par neuf organisations régionales – NdlT.

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