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DIAL 3007

AMÉRIQUE LATINE - Sur la lecture populaire de la Bible, troisième partie

Carlos Mesters et Francisco Orofino

dimanche 1er juin 2008, mis en ligne par Dial

Pour l’introduction à cette troisième section de l’article, voir celle publiée pour la deuxième section, dans l’article précédent.


E.- Des chemins nouveaux apparaissent, des problèmes nouveaux surgissent

1.- La lecture féministe ou lecture de genre

Cette lecture met en question et relativise la lecture masculine séculaire faite par les Églises pour maintenir le système patriarcal. On ne peut pas l’écarter comme un phénomène passager ni comme l’une des nombreuses curiosités exégétiques sans conséquence majeure. C’est l’une des caractéristiques les plus importantes qui sont apparues de l’intérieur même de la lecture populaire de la Bible. Sa portée est beaucoup plus grande que ce qui pourrait apparaître à première vue. Au Brésil, elle a acquis une importance encore plus grande à cause de l’importante majorité de femmes qui participent activement dans les groupes bibliques et soutiennent la lutte du peuple en de nombreux lieux. Dans le Centre œcuménique des études bibliques (CEBI), un grand nombre d’assesseures se sont formées au cours des dernières années, qui approfondissent la lecture de genre non pas comme un nouveau secteur, mais comme une caractéristique qui doit marquer toute la lecture populaire que nous faisons.

2.- Comment faire face à la réalité du fondamentalisme ?

Dans les rencontres de masse promues par les réseaux de télévision, on voit apparaître des prêtres chanteurs. Dans les rencontres bibliques promues par le CEBI, ouvertes aux personnes des secteurs les plus variés de la vie des Églises, apparaissent chaque fois plus le phénomène suivant : l’étude de l’interprétation de la Bible se fait sur une ligne clairement libératrice, mais dans les célébrations, dans les discussions de groupes, dans les prières, une attitude interprétative différente apparaît, dans laquelle le fondamentalisme se mélange à la théologie de la libération. Surtout chez les jeunes ! Comment expliquer ce phénomène ? D’où vient-il ? Du contact avec la ligne conservatrice, avec la ligne charismatique, avec les pentecôtistes ? Viendrait-il des déficiences de l’attitude libératrice face à la Bible ? Viendrait-elle de quelque chose d’encore plus profond qui est en train de changer dans le subconscient de l’humanité ? Car la réalité du fondamentalisme n’existe pas seulement dans les Églises chrétiennes, mais aussi dans les autres religions : juive, musulmane, bouddhiste... Il existe également des formes de fondamentalisme sécularisé. « Le fondamentaliste est un danger. Il sépare le texte du reste de la vie et de l’histoire du peuple et l’absolutise comme la manifestation unique de la Parole de Dieu. La vie, l’histoire du peuple, la communauté, n’auraient plus rien à dire sur Dieu et sa volonté. Le fondamentalisme annule l’action de la Parole de Dieu dans la vie. C’est l’absence totale de conscience critique. Il détourne le sens de la Bible et favorise le moralisme, l’individualisme et le spiritualisme dans l’interprétation. C’est une vision aliénée qu’il plaît aux oppresseurs du peuple car elle empêche les opprimés de prendre conscience de l’iniquité du système mis en place et maintenu par les puissants » (Tu Palabra es Vida, vol. 1 - La Lectura Orante de la Biblia, Publications CRB, 1990, p. 22). Dans l’église catholique, pour la première fois, le document Utilisation de la Bible dans l’Église critique fortement le fondamentalisme comme quelque chose de néfaste qui ne respecte pas suffisamment le sens de la Bible.

3.- La recherche de spiritualité et notre méthode d’interprétation

De tous côtés on entend et on sent le désir d’une plus grande profondeur, désir de mystique, de spiritualité. La Bible, de fait, a peut-être une réponse à ce désir. Car la parole de Dieu a trois dimensions fondamentales. D’un côté, elle apporte une LUMIÈRE. En ce sens, elle peut contribuer à clarifier les idées, à démasquer les fausses idéologies et donner une conscience plus critique. D’un autre côté, elle apporte une FORCE. En ce sens, elle peut encourager les personnes, donner du courage, apporter la joie, car elle est une force créatrice qui produit du nouveau, génère le peuple, crée des faits, fait aimer. Malheureusement, souvent, dans la pratique pastorale, ces deux aspects de la Parole sont séparés. D’un côté, les mouvements charismatiques ; de l’autre, les mouvements de libération. Les charismatiques tiennent beaucoup à l’oraison, mais ils manquent souvent de visions critiques et ont tendance à faire une interprétation fondamentaliste, moralisante et individualiste de la Bible. À cause que cela, leurs prières, souvent, manquent de fondement réel dans le texte et dans la réalité. Les mouvements de libération, de leur côté, ont une forte conscience critique, mais ils manquent souvent de persévérance et de foi quand il s’agit d’affronter des situations humaines et des relations entre personnes qui, dans le cadre d’une analyse scientifique de la réalité, ne contribuent en rien à la transformation de la société. Parfois, ils ont une certaine difficulté à percevoir l’utilité de longues heures perdues en oraison sans résultat immédiat. Des initiatives diverses importantes existent qui cherchent à faire face et à surmonter ces difficultés au-delà des divergences : le projet « Ta Parole est Vie », (Projet de formation biblique pour religieux et religieuses, promu par la Conférence des religieux du Brésil - CRB) ; l’équipe de spiritualité du Centre œcuménique des études bibliques (CEBI) ; l’initiative de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB) de valoriser les quatre évangiles et les Actes des apôtres en préparation du Jubilé du nouveau millénaire, etc.

4.- La culture de nos peuples

Dans le mythe de Tucuma, qui explique aux Indiens de la région amazonienne l’origine du mal dans le monde, le coupable des maux n’est pas la femme, mais l’homme. Au cours d’une rencontre biblique, quelqu’un posa la question : « Pourquoi n’utilisons-nous pas nos propres mythes à la place des mythes du peuple hébreux ? » il n’y eut pas de réponse. La même question à été faite dans un cours biblique en Bolivie en mai 1991. Les participants, presque tous Aymaras, demandaient : « Pourquoi faire appel seulement à la Bible ? Nos propres histoires sont très bonnes, moins machistes et plus connues ! » Les religions de l’Asie, plus anciennes que la nôtre, posent ces mêmes questions depuis plusieurs années. Quelle est la valeur de notre histoire et de notre culture ? Serait-ce qu’elles ne pourraient pas avoir de la valeur comme notre Ancien Testament, dans lequel sont cachées les promesses que Dieu a fait à nos ancêtres et où se trouve notre loi comme « notre pédagogues jusqu’au Christ » (Ga 3,24) ? L’Évangile n’est pas venu éliminer ni se substituer à l’Ancien Testament, mais il est venu le compléter et expliciter toute sa signification (Mt 5,17). L’Ancien Testament du peuple d’Israël est le canon ou la norme inspirée qui nous aide à percevoir et à révéler cette dimension plus profonde de notre culture et de notre histoire, de notre Ancien Testament. En ce sens, les différentes initiatives de la lecture indigène, noire et de genre, sont très importantes.

5.- Nécessité d’une étude plus profonde de la Bible en Amérique latine

Le cheminement des communautés progresse et s’approfondit. Peu à peu, du cœur de cette pratique populaire naît une nouvelle attitude interprétative, qui n’est pas nouvelle mais très ancienne. Elle doit être légitimée tant à partir de la tradition des Églises qu’à partir de la recherche exégétique. La lecture qui se fait à partir des pauvres et à partir de la cause des pauvres a ses exigences propres. Dans la mesure où elle avance, le désir augmente d’un approfondissement scientifique plus grand. Il y a beaucoup d’accompagnateurs et d’accompagnatrices populaires qui aimeraient avoir une connaissance des langues bibliques ; elles aimeraient mieux connaître le contexte économique, politique, social et idéologique dans lequel est née la Bible ; elles aimeraient situer à l’intérieur de la Bible les questions qui angoissent aujourd’hui le peuple dans sa vie de foi. Il existe quelques accompagnateurs et accompagnatrices universitaires capables de répondre à cette demande croissante de formation biblique des accompagnateurs populaires et de faire face aux problèmes nouveaux qui apparaissent à cause de la croissance considérable du fondamentalisme (beaucoup plus dangereuse que n’importe quel autre « isme »).

La pratique de la lecture biblique réalisée dans les communautés ecclésiales de base d’Amérique latine a déjà eu une certaine répercussion dans toutes les Églises car elle entraîne des discussions, réactions et adhésions dans de nombreux endroits. Cela s’est vu clairement dans les rencontres interecclésiales, réalisée à partir des années 70, dans la Rencontre mondiale de l’Église luthérienne, réalisée à Curitiba en janvier 1990, et dans la rencontre mondiale de la Fédération biblique catholique (FEBIC), réalisée à Bogota en juillet 1990. Il existe beaucoup d’autres signes d’intérêt qui existent dans les autres continents pour la lecture faite de la Bible ici en Amérique latine. À cause de tout cela, il est important que l’on se mette à penser sérieusement à la création de centres de recherche et de formation biblique qui soient orientés à partir des problèmes réels que nous ressentons ici dans nos communautés.

Le Centre œcuménique des études bibliques (CEBI) est une tentative qui cherche à être une réponse à ce « signe des temps ». Fondé en 1978, il a grandi et s’est développé rapidement. Aujourd’hui il existe pratiquement dans tous les États de Brésil, apportant son service à un nombre chaque fois plus grand d’Églises. De plus, il reçoit des demandes de divers pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Europe pour un échange de ce type de lecture publique.

F.- Histoires parallèles qui s’éclairent mutuellement pour la joie de tous

1.- La révélation de nouveaux visages de Dieu

Dans une rencontre d’amis, quelqu’un montra une photographie où l’on voyait un homme au visage sévère avec le doigt levé comme s’il agressait le public. Tous furent d’accord avec l’idée qu’il s’agissait d’une personne inflexible, antipathique, qui ne permettait pas une rencontre intime. À ce moment, arriva un jeune, il vit la photographie et s’écria : « C’est mon père ! » Les autres le regardaient et, en montrant la photographie, commentèrent en disant : « Quel père sévère ! » Il répondit : « non, non, non ! Il est très gentil. Mon père est avocat, cette photo a été prise au Tribunal, à un moment où il dénonçait le délit d’un grand propriétaire terrien qui voulait expulser une famille pauvre qui vivait sur un terrain non cultivé appartenant à la mairie depuis de nombreuses années ! Mon père gagna le procès. Les pauvres ne furent pas expulsés ! » Tous regardèrent de nouveau et dirent : « Quelle photographie sympathique ! » Comme par miracle, elle s’illuminait et prenait un autre aspect. Son visage si austère avait revêtu les traits d’une grande tendresse ! Les paroles du fils le transformèrent complètement, sans rien changer ! Les paroles et les gestes de Jésus, nées de son expérience de fils, sans changer une lettre ou un coma, changèrent le sens de l’Ancien Testament (Mt 5, 17 - 18). Dieu, qui paraissait si distant et sévère au point que le peuple n’avait plus le courage de prononcer son nom, revêtit les traits d’un Père bon, d’une grande tendresse ! La même chose se produit aujourd’hui dans les communautés ecclésiales de base. L’expérience d’humanisation de la vie communautaire et de la lutte pour la justice et la fraternité engendre une nouvelle expérience de Dieu et de la vie qui se transmet à travers la participation des personnes dans les cercles bibliques et les rencontres communautaires et leur fournit un nouveau critère d’interprétation. Ici se trouve la source cachée et génératrice du mouvement de la lecture populaire de la Bible en Amérique latine.

2.- En dépassant la lettre, l’esprit communique la vie

L’apôtre Paul disait : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (II Co 3, 6). Pour Paul, la lettre était l’histoire du peuple décrite dans l’Ancien Testament. L’Esprit était le but qui existe à l’intérieur de l’histoire et dont l’objectif ou point final reste bien au-delà de l’histoire. Au temps de Paul, certains juifs sont enfermés à l’intérieur de leur propre histoire (la lettre) et n’acceptaient pas qu’elle fût orientée pour déboucher sur la Bonne Nouvelle de Dieu que Jésus nous a révélé (2 Co 3,13). À cause de cela, ainsi l’affirmait Paul, la lettre ne leur donnait pas la vie. Jusqu’à nos jours, la lettre tue quand les personnes se renferment dans leur propre pensée et ne veulent pas se rendre compte qu’à l’intérieur de notre histoire existe le fils doré de l’action de l’Esprit de Dieu qui nous oriente vers la pleine vie. La lettre tue quand nous réduisons l’image de Dieu à la dimension de nos idées et de nos Églises. Au contraire, la lettre refait fleurir et révèle l’Esprit qui donne la vie quand les personnes s’ouvrent bien au-delà d’elles-mêmes, de leur propre monde et de leur propre Église, et parviennent à découvrir le but vers lequel les conduit leur histoire, leur culture, leur Église. Ici, leur horizon s’ouvre à l’expérience toujours renouvelée de Dieu et de la vie. Ici, la lettre de la Bible devient pour elles une grille qui les aide à lire ce que l’Esprit nous dit pour notre vie et pour l’histoire de nos peuples. Elle aide à relativiser les confessions religieuses dans la perspective du Royaume de Dieu.

3.- En dépassant les préconceptions, l’image de Dieu se purifie

L’expérience de Dieu, l’image de Dieu ne se transmettent pas tellement par les informations que nous avons sur Dieu à travers les doctrines que nous enseignons, mais bien plus par ce que nous transmettons à travers les attitudes que nous prenons. Même sans parler de Dieu, nous sommes son reflet. Quelque chose se communique. L’image du juge qui condamne engendre des gens craintifs. L’image d’un Dieu tout-puissant qui est seulement pour nous produit des gens intolérants. L’image d’un Dieu tendresse, père et mère, engendre des personne accueillantes et solidaires. L’expérience de Dieu se reflète dans les relations humaines. La Bible peut nous aider à purifier notre image de Dieu et à humaniser notre vie. Tout au long de ses pages circule l’expression d’une double expérience. D’un côté, une expérience toujours renouvelée de la vie, qui conduit les personnes à découvrir et à critiquer les images équivoques de Dieu. D’un autre côté, une expérience toujours renouvelée de Dieu, qui conduit les personnes à découvrir et à critiquer des attitudes et des lois religieuses répressives qui vont contre la vie. Jusqu’à ce que l’on parvienne à Jésus qui est, pour nous chrétiens et chrétiennes, la pleine révélation de Dieu et du sens de la vie. Tout ceci a commencé à naître comme une graine de moutarde.

4.- En humanisant les relations, la vie humaine se divinise !

L’image véritable de Dieu est l’être humain, car Dieu nous a fait à son image et ressemblance, il nous a fait hommes et femmes (Gn 1, 27). À cause de cela, l’expérience du Dieu véritable n’est véritable que lorsqu’elle engendre des relations qui humanisent les personnes et les rend accueillantes et solidaires, pleines de compréhension et d’amitié. Mais si Dieu nous fait humains, ce qui honore le plus Dieu et reflète le mieux son image est l’humanisation progressive de la vie. Pour nous, chrétiens et chrétiennes, Jésus est le modèle. Le pape Léon Le Grand dit à son sujet : « Jésus fut tellement humain, mais tellement humain comme Dieu seul peut l’être ». L’expérience toujours renouvelée de Dieu doit engendrer de nouvelles relations entre nous. La dernière phrase de l’Ancien Testament qui fait la transition vers le Nouveau Testament exprime l’espérance messianique de tout être humain : reconduire le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers les pères, pour que la terre ne soit pas détruite (Mi 3, 24). C’est ce que l’humanité peut et doit espérer de l’action de nous autres chrétiens qui suivons les enseignements de Jésus. Les communautés peuvent être une réponse à ce désir le plus profond du cœur humain. Elle donne, comme Jésus, une Bonne Nouvelle de Dieu pour tous, surtout pour les pauvres.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3007.
 Traduction d’Alain Durand pour Dial.
 Source (espagnol) : Adital.

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